Il s'est passé cinq mois depuis le 7e épisode de ce "feuilleton" et plusieurs lectrices et lecteurs m'ont écrit pour s'étonner que je reste silencieux, quand viendrait l'épisode suivant, et si j'avais fini par dépasser le sentiment d'abattement et de "qu'est-ce-que-je-fous-là" exprimé dans le 6e épisode.
(Je les remercie chaleureusement. Chacun·e à sa manière m'a encouragé et réconforté.)
La question sous-jacente, que ces lectrices et lecteurs ont évité, avec délicatesse, de me poser était, en toute bonne logique : "Avez vous continué à écrire ?"
Dans une certaine mesure, quand on écrit au long cours (ou plutôt : quand on travaille au long cours sur un texte, quel qu'il soit), le silence fait partie du processus. Même quand ce silence semble l'expression d'une stagnation. Car même quand on n'écrit pas, on écrit encore dans sa tête.
Pendant cinq mois, j'ai continué à lire et à prendre des notes, mais aussi à travailler à la rédaction de quelques chapitres (le prologue, en particulier) et surtout à construire l'intrigue. Working on the plot, comme on dit en anglais.
J'aime ce mot, plot, parce que, comme beaucoup de mots en anglais, il veut dire plusieurs choses assez différentes - "terrain" (à cultiver, par exemple), "complot", "scénario/argument"...
Quand j'écris un roman, il y a plusieurs choses qui me tiennent à coeur et que je ne sais pas toujours bien résoudre d'emblée : qui sont les personnages, bien sûr, mais aussi (et surtout) : "Qu'est-ce qui les fait aller d'un point A à un point B ?".
Dans mon plotting -- qui peut donc vouloir dire indifféremment "construire une intrigue", "cultiver" ou "comploter" (il y a de la machination dans l'écriture, et il n'y a pas d'écriture sans (i)machination) -- il y a toujours la recherche de plusieurs éléments qui ne sont pas donnés à priori.
Par exemple : les noms des personnages. A l'adolescence, j'ai appris que les personnages des romans de SF que je lisais étaient souvent choisis par leurs auteur·e·s dans un but précis. Quand Alfred Bester nomme le protagoniste de Terminus les étoiles (The Stars, My Destination) "Gulliver (Gully) Foyle", il fait bien entendu référence au voyageur Gulliver de Jonathan Swift. Mais "Foyle" est aussi l'orthographe archaïque de "foil", qui veut dire "prévenir, empêcher", mais aussi "feuille", "enveloppe" et "fleuret" (arme blanche).
Quand on sait que le roman est une ré-invention du Comte de Monte-Cristo, mais dans un monde futur où les individus voyagent par la pensée, ces jeux de mots liés au nom ne sont pas du tout fortuits, ni insignifiants.
Les jeux de mots sur les noms sont plus faciles (et plus allusifs, je trouve) en anglais qu'en français, mais je me suis toujours efforcé de donner à mes personnages des noms "signifiants", soit individuellement (Franz Karma), soit collectivement (la majorité des personnages de La Maladie de Sachs portent des noms d'écrivains, car iels sont tou·t·es les narrateurs/trices du roman). Dans Les Trois médecins, mes "mousquetaires" ont dans mon esprit le visage de trois de mes amis proches (qui ne furent pas tous médecins) et leurs noms de famille évoquent des personnages de romans (Bloom, Solal, Gray). Dans la trilogie Abraham et fils, bon nombre de figures portent les patronymes d'acteurs français des années quarante à soixante (Blier, Noiret, Rochefort, Fresnay, Philipe, Rosay...). Dans Une autre fois, je vais associer deux des procédés ci-dessus.
Tout ça me permet d'évoluer dans un environnement imaginaire dont j'ai dressé les repères. Ces repères ne seront peut-être pas visibles pour les lectrices, mais il n'est pas nécessaire qu'ils le soient : ils me permettent d'avancer. Si, une fois le livre terminé, ils évoquent quelque chose aux yeux de celles et ceux qui arpentent le labyrinthe, tant mieux. Mais c'est un "plus", pas une volonté délibérée de ma part, et certainement pas une exigence pour apprécier le livre.
De la même manière, on peut lire Les Trois médecins et Le Choeur des femmes sans savoir qu'ils ont été inspirés (de très près pour le premier, de beaucoup plus loin pour le second) par Les Trois mousquetaires d'Alexandre Dumas et Barberousse, de Akira Kurosawa. Les trames m'ont servi de "tuteurs" dans le même esprit que lorsque Bernstein, Sondheim et Robbins se sont inspirés de Roméo et Juliette pour monter West Side Story à Broadway.
Et je vous rappelle, car vous le saviez certainement, que Shakespeare avait repris le poème d'un certain Arthur Brooke, lequel avait repris l'idée d'un auteur italien, Luigi da Porto, tout comme Molière avait emprunté Dom Juan à Tirso de Molina, auteur espagnol... Toutes les personnes qui inventent une histoire sont, comme le disait Newton des savants qui l'avaient précédé, "perchées sur des épaules de géant·e·s".
Mais que j'emprunte ou non la trame d'un livre, lorsque je construis le "labyrinthe narratif dont je me propose de sortir", je veux que les détours et circonvolutions aient une certaine logique, laquelle ne peut pas être la même pour Jean Atwood dans Le Choeur des femmes que pour Noboru Yasumoto, le jeune interne arrogant de Barberousse.
Les incidents, accidents, événements de la narration, je ne les élabore pas pour perdre la lectrice ou pour la blouser. Je m'efforce de les rendre plausibles à mes propres yeux. Je fais en sorte que ça "sonne juste" à mes yeux et à mes oreilles.
Et je ne cherche pas à être plus intelligent que les personnes qui me lisent (je ne le suis pas : au mieux, j'ai juste une longueur d'avance sur elles parce que j'ai emprunté avant elles le labyrinthe que j'ai conçu ; au pire, elles voient venir mes tours et détours de loin car elles en ont déjà beaucoup vu/lu) ; ce que je "machinationne", je le fais pour qu'elles aient envie de me lire jusqu'au bout.
Et bien sûr, je ne suis jamais certain d'y parvenir.
Mais j'ai quelques certitudes, tout de même :
* Je n'écris pas de la "littérature" (je ne cherche pas à faire de l'art avec des mots), je raconte des histoires. Une bonne histoire est une bonne histoire. J'essaie d'écrire de bonnes histoires.
* Je n'ai pas pour seul objectif de décrire le monde tel qu'il est, mais aussi tel que j'aimerais qu'il soit, tel que je pense qu'il devrait être.
* Je sais que je mets mes valeurs dans mes personnages et mes textes. Les coucher par écrit, c'est une des manières par lesquelles je les défends. Je sais que ces valeurs ne sont pas celles de tout le monde, et je n'écris pour convaincre personne ; je m'adresse à celles et ceux qui ont besoin d'être soutenu·e·s.
* Je suis convaincu que si je fais mon travail correctement, mes livres trouveront leurs lecteurs et lectrices pour de bonnes raisons : non parce que je les flatte ou les séduis, mais parce qu'elles et ils se (re)trouvent dans ce que j'écris.
* Je ne cherche pas à décrire la psychologie de mes personnages, je cherche à les identifier à travers leurs paroles (exprimées ou suggérées) et leurs actes.
* Je ne cherche pas à exprimer des états d'âme, je m'efforce de retracer des itinéraires. Des itinéraires qui, en eux-même, je l'espère, ont un sens.
* Enfin, je n'ai pas vraiment le désir de dessiner des portraits (de personnages) mais de décrire des relations. C'est surtout ça qui m'intéresse, aussi bien dans la vie (l'aspect physique des personnes m'importe assez peu) que dans la fiction.
Je crois que ce qui m'a fait perdre mon élan, pendant plusieurs semaines, c'est le sentiment que l'itinéraire de mes personnages -- et, avant cela, le mien, en essayant de le retracer -- n'avait pas de sens face à la cruauté du monde -- des mondes : celui-ci et le monde dans lequel je les fais évoluer (l'année 1942 en France).
Ce sentiment était probablement accru par tout ce que je lisais sur l'année 1942, et qui était, en soi, extrêmement difficile à lire. Ce fut une des périodes les plus cruelles qu'ait vécu la population française. Et il est difficile de lire des livres sur la période de l'Occupation sans se sentir très mal.
Je sais pertinemment que ladite période n'a pas été cruelle, mais délectable pour un certain nombre de Nazis et de collaborateurs. Et il y aura sûrement des figures détestables dans le roman, mais elles resteront à l'arrière-plan. D'abord parce que j'ai envie de parler des personnes à qui je m'identifie et parce que je ne suis pas capable, comme l'excellent romancier (et dessinateur, peintre, photographe...) Romain Slocombe, de prendre un salopard pour en faire un des principaux protagonistes.
J'ai croisé Romain S. à Tours à l'automne dernier quand j'y étais en résidence, et nous avons passé une soirée ensemble, en public puis au restaurant, à parler de romans historiques. Il a beaucoup plus d'expérience que moi dans ce domaine, et ça m'a beaucoup éclairé. J'ai récement écouté un entretien avec lui à France Culture, au sujet du deuxième roman de son cycle consacré à Léon Sadorski, le flic pétainiste dont il trace la chronique depuis 2016. Il y décrit très bien sa relation au personnage et à l'époque et les histoires familiales qui l'ont conduit à s'y intéresser.
L'écouter parler de son travail m'a renforcé dans mon "identité" de narrateur : j'aime raconter des histoires dans lesquelles les personnages donnent un sens positif à ce qui leur arrive - ou du moins, tentent de le faire.
C'est la seule "raison", au fond, dont j'ai besoin pour écrire des romans. Je raconte pour donner du sens à ce qui me semble incompréhensible. C'est peut-être dérisoire -- et voué à l'échec -- mais c'est déjà une forme de protestation, de résistance, de non-compliance devant l'état des choses. Une façon de lutter contre le désespoir.
Je ne dis pas que c'est la seule manière de le faire, mais c'est la mienne.
Et ça me ramène vers le projet initial. Car, au fond, c'est ça l'essentiel.
Je cherche à achever un roman qui sera à la fois un roman historique et un roman fantastique. L'histoire d'une jeune femme qui cherche à élucider une énigme personnelle, et qui va se retrouver plongée dans une réalité collective à laquelle elle n'appartient pas (enfin, pas consciemment).
C'est un roman historique, mais l'Histoire n'en est pas le sujet, elle en est l'ambiance, le bouillon de culture ; elle est le terrain sur lequel j'édifie mon labyrinthe.
C'est un roman de mystère (et de révélations), un roman qui parle de la manière dont les femmes survivent dans un pays en guerre, un roman sur l'amitié et la solidarité, un roman familial et un roman d'amour. Ce n'est pas un documentaire sur la seconde guerre mondiale à Tours.
C'est sur ces éléments simples que je dois me concentrer. C'est cela qui doit guider la construction et l'écriture.
C'est une tâche modeste : je ne cherche pas à écrire un chef-d'oeuvre de la littérature du 21e siècle (ni à figurer sur une liste de prix...)
Mais c'est aussi une tâche ambitieuse : ce roman, je vais faire de mon mieux pour qu'il parle en filigranes des valeurs que je défends et qu'il soit fidèle à la période dans laquelle il se déroule ; je vais le bricoler pour qu'on y apprenne des choses intéressantes et qu'à chaque fin de chapitre, on ait envie de connaître la suite.
En somme, je l'écris en espérant qu'à la fin de votre lecture vous le reposerez en pensant : C'est un bon livre et il m'a fait du bien.
Merci de m'avoir lu, et merci pour vos encouragements.
Mar(c)tin
Premier épisode : La résidence
Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie
Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images
Cinquième épisode : L'année 1942