vendredi 12 juin 2015

Les livres que j'ai lus parce que j'aimais le prof - Par Marc Zaffran/Martin Winckler

pour Bruno  


J’ai lu beaucoup de livres. Et cependant, pas assez. Je ne lirai jamais tous les livres que j’aimerais lire. Mais il en va des livres comme des personnes : certaines rencontres sont déterminantes. Elles vous marquent pour la vie. Et elles ouvrent sur d’autres rencontres, des suites, des retours, des retrouvailles. De même qu’il existe, je crois, un fil rouge entre personnages de fiction (pas de Zorro sans le Mouron Rouge, pas de Batman sans Zorro, pas de Spider-Man sans Batman, etc.), et mes lectures sont le fil rouge que je déroule tout au long de ma vie. Un fil auquel se sont accrochés beaucoup d’événements, de rencontres, de réflexions et de textes. 

Les livres, c'est comme les cathédrales : on ne sait pas d'emblée où les chercher - il faut d'abord savoir qu'elles existent - ni, quand on y entre, comment les regarder. Pour apprécier une cathédrale, il faut en avoir visité beaucoup... Mais avant ça, il faut que d'autres amateurs de cathédrales nous aient initié. 

Même si je suis ce qu’on nomme en anglais un bookworm et en français un « rat de bibliothèque », mon amour des livres est toujours lié à des personnes. Celles qui me les ont fait lire, celles à qui je les ai conseillés – ou dont j’ai cassé les oreilles en leur en parlant – et, bien entendu, celles qui les ont écrits. Au début du mois de juin 2015, j’ai été invité à donner une conférence à Shawinigan, QC au cours du colloque annuel de l’APEFC, l’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial. Le thème en était : « De l’(im) pertinence de la littérature au Cégep ».

Je n’avais pas écrit le texte, j’avais simplement fait une liste (à peu près chronologique) de livres marquants et j’avais téléchargé des images – le plus souvent, la couverture de la version que j’avais lue – pour illustrer mon propos et me servir de guide. On m’avait donné une heure pour m’exprimer librement. C’était un peu court, mais je m’y suis tenu.

La vertu des conférences improvisées, quand on connaît bien le sujet dont on parle, est qu’elles laissent libre cours au surgissement des souvenirs et, surtout, qu’elles permettent de garder un contact permanent avec l’auditoire. Leur principal inconvénient, c’est qu’à moins de les avoir enregistrées ou filmées, il n’en reste rien.

Cette conférence-ci, je ne voulais pas l’écrire, de peur de m’enfermer à l’avance dans un texte un peu démonstratif, un peu rigide (je suis plus restrictif et je me censure plus quand j'écris que lorsque je parle) ; mais je ne voulais pas la perdre. Mon cellulaire allait tomber en panne de batterie. L’une des organisatrices a eu la gentillesse de me prêter le sien, en me disant qu’elle m’enverrait le fichier plus tard. 

Pendant la conférence, j’ai eu le sentiment de faire un voyage dans le temps. J’ai immédiatement précisé que dans j’avais appris de beaucoup d’individus, et pas seulement de mes enseignants ; dans la liste des « profs que j’ai aimés » figurent des personnes dont j’ai été le disciple parfois sans qu’ils le sachent. Pendant que les images défilaient, déclenchant souvenirs et anecdotes, je me suis senti très ému tant ces livres me sont apparus comme une partie intégrante des liens que nous avions tissés.

À la fin de la causerie, je me sentais heureux d’avoir parlé d’eux, mais aussi un peu triste. L’enregistrement semblait avoir fonctionné, mais il me manquait quelque chose : les images. Ce voyage dans les livres, au fond, ressemblait un peu aux conférences que j’allais regarder enfant – je pense en particulier à celles d’Albert Mahuzier, cet aventurier-conférencier qui emmena sa famille en voyage de l’Orénoque au Tchad et de l’URSS (à l’époque du rideau de fer, tout de même) en Australie et en rapporta des milliers d’heures de films et des millions de diapositives.

Mon voyage a été moins spectaculaire et moins dangereux que ceux des Mahuzier, mais comme les leurs, c’est le voyage d’une vie. En voici quelques étapes, dans une version un peu plus développée que la conférence donnée à Shawinigan.

NB : Ce qu’il y a de bien, aujourd’hui, c’est que lorsqu’on cherche un vieux livre, on peut aussi trouver la couverture d’une édition ancienne, et la plupart des couvertures reproduites ici sont celles de l’édition dans laquelle j’ai lu ces livres pour la première fois.



Croc-Blanc par Jack London.

Mon père, qui fut mon premier enseignant, m’avait vivement recommandé de le lire. Il m’en a parlé sans cesse, en me disant combien il trouvait ce bouquin épatant, formidable, extraordinaire (je pense que c’est pour ça que j’utilise volontiers ces mots aujourd’hui) – sans me convaincre. En tout cas, pendant longtemps, je n’ai pas voulu. L’histoire d’un chien-loup, bof… Et puis, un jour, j’ai fini par mettre le museau dedans et je ne l’ai pas lâché. Je n’ai lu qu’une version probablement abrégée et allégée, dans une édition pour jeunes lecteurs, et je me promets de le relire en anglais, dans la version intégrale, mais il m’a laissé un grand souvenir. D’abord, celui d’un grand roman d’aventures dont le héros principal est un chien du Grand Nord. Mais aussi un roman qui, à certains moments, adopte le point de vue de Croc-Blanc, ce que je n’avais jamais imaginé possible auparavant. Mon père a eu une profonde influence sur moi, jusqu’à sa mort (j’avais 28 ans), ne serait-ce que parce qu’il était médecin, mais il lisait essentiellement des biographies et des livres historiques et ne m’a pas conseillé d’autres romans, à part La colonie pénitentiaire de Kafka, qui l’avait beaucoup impressionné. Ce qui fait que Croc-Blanc occupe dans mon cœur une place très particulière.



Les Aventures du Professeur Challenger par Sir Arthur Conan Doyle

Enfant et adolescent, j’ai été très tôt un grand lecteur de Sherlock Holmes, d’abord en français, puis en anglais. J’y suis probablement arrivé via les innombrables anthologies de nouvelles policières que je lisais, sans doute sous l’influence des Hitchcock Magazine et Mystère Magazine que lisait ma mère et qu’elle rangeait dans le tiroir de sa table de nuit. (Ne me demandez pas ce que j’allais chercher dans le tiroir de sa table de nuit, sachez seulement que tout ce que je me souviens y avoir trouvé d’intéressant, c’étaient les magazines de nouvelles policières.)

J’avais un frère plus jeune que moi, mais pas de frère aîné. Celui qui, dans ma famille, remplissait cette fonction à mes yeux était mon cousin Jacques, qui avait quelques années de plus que moi, et avait déjà tout vu, tout lu, tout compris, évidemment. Il m’a vendu (à la grande horreur de mes parents) des disques que j’ai encore, et il m’a appris beaucoup de choses. Certaines utiles, d’autres pas du tout, d’autres encore que je me suis empressé de désapprendre.

Un jour, Jacques m’a offert, pour mon anniversaire (à moins qu’il ne me l’ait vendu également…) un recueil de nouvelles et romans de Conan Doyle qui ne concernaient pas le grand détective. Le professeur Challenger est un explorateur qui, dans sa première aventure, Le Monde Perdu, entreprend de se rendre dans la forêt d’Amazonie pour y retrouver un plateau où vivent encore des animaux préhistoriques. C’est un roman très fameux dans le monde anglo-saxon, il a été adapté au cinéma à plusieurs reprises, la première fois en 1925, huit ans avant le célébrissime King Kong (1933), qu’il a probablement inspiré, tout comme le roman éponyme de Michael Crichton (1995). C’est un grand roman d’aventures, qui m’a beaucoup frappé et que j’ai lu à plusieurs reprises. 

J’ai même repris la dernière phrase pour clore l’un de mes romans, Mort in Vitro, en hommage à ses héros. Les deux choses qui m’ont le plus frappé sont d’une part la description qu’il fait des relations d’amitié et de loyauté entre Malone, le journaliste, et Lord Roxon, l’explorateur ; d’autre part – je ne l’ai compris que bien plus tard – sa nature de roman « post-darwinien » : la quête de Challenger et de ses compagnons ne vise rien moins qu’apporter la preuve de l’évolution aux esprits archaïques des sociétés britanniques savantes du début du vingtième siècle. Les autres aventures de Challenger ne sont pas aussi connues, mais elles sont également très intéressantes, car elles relèvent de la science-fiction satirique (La machine à désintégrer, Quand la terre hurla), du roman apocalyptique (La ceinture empoisonnée) et du fantastique (Au pays des brumes). Leur lecture n’a fait que me conforter dans l’idée que Conan Doyle, auteur de dizaines de romans et de nouvelles, est l’un des plus grands écrivains britanniques de tous les temps – même s’il est essentiellement connu pour… le personnage de fiction le plus populaire de tous les temps.


La légende des Siècles par Victor Hugo

À l’école Denis-Poisson de Pithiviers, en classe de CM2 (dernière année de primaire), mon instituteur se nommait Henry Berthier. C’était un homme merveilleux et j’ai eu la chance de pouvoir lui exprimer ma reconnaissance et mon admiration dans certains de mes textes, beaucoup plus tard. Il nous a fait lire beaucoup de choses, et en particulier apprendre des poèmes de Victor Hugo. On apprenait des poèmes par cœur, à l’époque, et j’ai tout de suite été impressionné par le caractère épique des poèmes de Hugo. À la même époque, j’ai découvert un volume de la Légende des Siècles, que j’ai dévoré. Je peux encore réciter de longs extraits de La conscience, du Mariage de Roland, de Booz endormi et des Pauvres gens. La lecture de la légende m’a montré qu’on peut raconter des épopées en vers, et à mes oreilles, le rythme des alexandrins a quelque chose d’irrésistible. J’ai aussi été très impressionné par le fait que, dans le même recueil, Hugo invente ou réinvente des récits bibliques, des légendes celtes et des histoires réalistes : Les pauvres gens se passe dans un hameau probablement breton, et le personnage principal est une mère de famille, qui attend le retour de son marin-pêcheur de mari, et découvre que sa voisine est morte en laissant deux petits orphelins. Voilà un auteur qui n’avait peur de rien !



Michel Strogoff par Jules Verne (*)

C’est aussi Monsieur Berthier qui a dû nous faire lire du Jules Verne, peut-être des passages de Vingt Mille Lieues sous les mers. Pour mon onzième ou douzième anniversaire, André Garcia, avec qui j’étais en classe chez Monsieur Berthier (c’est mon plus vieil ami d’enfance et on se voit et on s’écrit encore aujourd’hui), m’a offert Michel Strogoff dans une édition imposante, reliée et illustrée, comme on en faisait à l’époque. Je l’ai lu plusieurs fois car, dans mon enfance et mon adolescence, j’ai relu les livres qui m’avaient marqué : tout Sherlock Holmes, tout Arsène Lupin, certains poèmes d’Hugo, Terminus les étoiles (The Stars My Destination) d’Alfred Bester, Les Indes Noires de Verne, dont j’avais vu une adaptation à la télévision. Quinze ans plus tard, Michel Strogoff  serait à l’origine d’une nouvelle rencontre, déterminante pour mon itinéraire d’écrivant. J’y reviendrai.
En mars 2015, j’ai passé une fin de semaine avec des amis à Pithiviers dans la maison de mon enfance. Le dimanche, nous sommes allés flâner sur le marché aux puces et un de mes amis a trouvé et m’a offert un exemplaire de Michel Strogoff  identique à celui que j’avais perdu depuis longtemps. Ça m’a fait un bien fou. 



El Romancero Gitano par Federico Garcia Lorca

Au lycée (école secondaire), j’ai choisi l’anglais comme première langue étrangère et l’espagnol comme seconde langue. Notre enseignante se nommait Madame Séguy. Elle était née aux Antilles et elle avait une sacrée personnalité. Elle nous a fait lire beaucoup de choses mais en particulier deux poèmes du Romancero Gitano de Lorca, consacrés à un personnage nommé Antoñito el Camborio. Si je me souviens bien, c’était la première fois qu’on nous disait, en classe, qu’un poète était homosexuel et qu’il avait été exécuté pour cette raison – en plus du fait qu’il était un opposant à Franco. Le Romancero Gitano est donc un recueil de poèmes consacré à un peuple marginal par un poète marginal, et cela m’a fortement impressionné. Elle nous a même fait écouter une version audio (en 30 cm) des poèmes dits par une tragédienne espagnole dont j’ai oublié le nom. Et elle a proposé à ceux qui le voulaient d’en apprendre des extraits et de les dire — c’était une sorte de « extra credit », qui nous permettait de bonifier nos notes. La force de ces poèmes était telle que je me suis acheté tout le Romancero, et que je l’ai lu avec une certaine difficulté (mon espagnol n’était pas tout à fait suffisant) à l’âge de quatorze ans. Je l’ai relu plus tard, dans une version bilingue. Quel souffle !



Trois hommes dans un bateau par Jerome K Jerome


Au lycée de Pithiviers (France), dans plusieurs classes, j’ai eu un professeur d’anglais nommé Jacques Raunet. C’était – et c’est toujours, sûrement – un homme très fin, plein d’humour, passionné d’art religieux : il parcourait la France, visitait et photographiait toutes les églises possibles et imaginables et il est encore un membre actif d’une association de sauvegarde du patrimoine dans le Loiret, département où il a passé la plus grande partie de sa carrière, je crois. A l'époque où j'étais un de ses élèves, Il habitait dans un appartement de fonction qui se trouvait juste derrière le lycée, avec sa sœur et son perroquet, un animal extraordinaire qu’il appelait Berlitz parce qu’il parlait (et jurait en) plusieurs langues.

Comme mon père voulait absolument que mon frère et moi parlions anglais couramment, il nous envoyait chaque été passer un mois à Londres en séjour familial et linguistique. J’en profitais pour acheter des comic-books et les versions originales des romans que j’avais lus en français (ceux d’Agatha Christie et d’H. G. Wells faisaient partie du lot). Au bout de quelques années, mon niveau d’anglais était très supérieur à celui de mes camarades qui n’avaient pas eu la même chance, et les cours avec Monsieur Raunet étaient une partie de plaisir. 

Jacques Raunet faisait beaucoup de jeux de mots et de blagues à double sens. Il pratiquait la dérision comme aucun autre prof autour de nous, car même s'il prenait son travail très à coeur, il ne se prenait jamais au sérieux - et il ne nous laissait pas nous prendre au sérieux. Un jour, il m’a conseillé de lire Trois hommes dans un bateau qui a été pour moi la découverte d’un humour absurde et réjouissant. Le premier chapitre de Three Men… raconte comment le narrateur, après avoir lu tous les livres de médecine de la British Library, va voir son médecin en lui annonçant qu’il souffre de toutes les maladies décrites, sauf – et il ne comprend pas pourquoi – de l’arthrose de la femme de chambre… C’est un chapitre pour moi hilarant et prémonitoire, car quand on devient étudiant en médecine on se trouve souvent les symptômes des maladies dont on est censé apprendre la description…

L’écume des jours par Boris Vian

En 1969-70, j’ai eu une professeure de français nommée (si je me souviens bien) Madame Lapeyre qui n’a passé qu’un an à Pithiviers. C’était une jeune prof, très ouverte et très franche avec les lycéens. Et – comme tous les garçons de la classe, et peut-être certaines filles – j’étais complètement fasciné par elle, sans doute parce qu’elle incarnait mes aspirations en matière de liberté de pensée et de parole et, il faut bien le dire, mes fantasmes amoureux d’adolescent tourmenté. Elle nous a donné à lire Boris Vian, qu’on commençait à redécouvrir et à enseigner après un long purgatoire. Avant 1968, il n’était pas considéré comme un auteur « classique » (ni même « convenable ») et n’avait donc pas droit de cité au lycée. Elle nous l’a « vendu » sans difficulté en nous disant qu’il s’agissait d’une histoire d’amour dans un monde fantastique. Mais je pense qu’on aurait peut être eu du mal à le lire s’il nous avait été proposé par quelqu’un d’autre.

Alors qu’enfant je lisais religieusement ce que les enseignants nous indiquaient, à l’adolescence j’ai commencé à être plus rétif. Je lisais essentiellement de la SF, des romans d’énigme et des romans d’aventures pour adolescents (Bob Morane, Nick Jordan) et les classiques qu’on nous imposait au lycée me cassaient les pieds. J’ai essayé de lire Le rouge et le noir de Stendhal (qui était une lecture obligée à l’époque) et ça m’a profondément ennuyé. La plupart des romans qu’on nous faisait lire dans les dernières classes de lycée étaient (à mes yeux) soporifiques. L’écume des jours, c’était une bouffée d’air frais.

C’est à cette époque que les éditions 10/18 se sont mis à rééditer toute l’œuvre de Vian. Mick, mon jeune frère, qui aimait Vian encore plus que moi, les achetait tous et il y a encore une étagère couverte de tous les titres qu’il avait achetés en poche dans la chambre qu’il occupait dans la maison familiale.




L’éducation sentimentale par Gustave Flaubert

Fondation par Isaac Asimov
Cristal qui songe par Theodore Sturgeon
Niourk par Stéfan Wul

L’année suivante, j’ai fait une rencontre déterminante une nouvelle fois, en la personne de Raphaël Monticelli, mon prof de français de classe de première. J’avais seize ans. Monticelli devait en avoir vingt-deux ou vingt-trois, mais il avait une grande barbe noire, il parlait avec un accent méridional et il avait une personnalité très forte : il ne se laissait pas impressionner par les élèves, il savait être juste assez ironique pour désarmer les plus agressifs, et il avait beaucoup de respect pour tout le monde. Monticelli est probablement l’une des personnes qui ont le plus compté pour moi pendant ma vie, et nous sommes restés en relation jusqu’à aujourd’hui. Il a été le premier à reconnaître que j’écrivais (je ne me suis pas privé de le lui laisser entendre) « Ah, vous écrivez, Zaffran… Et... On peut lire ce que vous écrivez ? » Juste la question qu'il fallait me poser !

Il m’a lu, encouragé, critiqué aussi, sans complaisance mais surtout sans jamais m’humilier, alors qu’il était fréquent, à l’époque, qu’on me dise que de toute manière, je ne serais jamais Flaubert ou Proust, alors c’était pas la peine de me fatiguer. Monticelli, lui, m’a encouragé à travailler, et ne m’a jamais asséné des « grands modèles » qui auraient eu surtout pour effet de casser mon élan.

Il était très rigoureux dans sa manière de corriger et de noter. À ma première dissertation, j’ai eu 4/20. Et il m’a expliqué très patiemment pourquoi. Progressivement, mes notes ont grimpé et à la fin de l’année, j’ai eu 16/20, ce qui était une note exceptionnelle pour une dissertation qui portait sur un passage de L’Éducation sentimentale. Même s’il m’avait mis une très bonne note (et j’avais ramé toute l’année pour ça) il m’a tout de même fait remarquer que j’étais passé à côté de l’ironie de Flaubert, particulièrement marquée dans le passage à étudier. A mes yeux, c’est le modèle de l’enseignant : empathique avec les élèves, capables de leur faire aimer ce qu’il leur fait lire en le leur faisant connaître. Un livre, c’est comme une cathédrale. Si on n’a pas les outils qu’il faut pour l’apprécier, il faut que quelqu’un nous la fasse visiter en nous donnant un aperçu de ce qu’il y a à voir, et en nous donnant le désir d’en découvrir plus. Monticelli savait très bien faire ça, et ça m’a été d’un grand secours.

Il ne s’est pas seulement intéressé à ce que j’écrivais mais aussi à ce que je lisais. Quand je lui ai dit que je lisais de la Science-Fiction, il m’a demandé de lui recommander des titres. Il a lu et aimé Fondation d’Isaac Asimov, en me disant que ça le faisait beaucoup penser à sa philosophie politique (« — C’est quoi votre philosophie politique, M’sieur ? – Le marxisme-léninisme. ») ; en revanche, il n’a pas du tout aimé Cristal qui songe (The Dreaming Jewels) de Theodore Sturgeon, qui m’avait beaucoup marqué parce que le personnage principal est un garçon solitaire, comme je l’étais.






Après avoir lu Asimov et Sturgeon, il m’a parlé d’un roman de SF qu’il avait lu adolescent, intitulé Niourk. Ça se passe dans un monde post-apocalyptique et un peu comme à la fin de La planète des singes de Franklin Schaffner, on comprend que Niourk, la ville-titre, s’appelait autrefois… New York.  


J’ai revu régulièrement Raphaël pendant mes années d’études. Il était originaire de Nice et il a été nommé dans un lycée là-bas quand il a eu suffisamment d’ancienneté. Il était membre du Parti communiste français, qui était important et influent à l’époque, et c’était un militant très actif dans le milieu artistique (il exposait ou faisait exposer des peintres contemporains). Une de mes tantes habitait à Nice, alors chaque fois que j’avais l’occasion, je descendais là-bas sous le prétexte de la voir, je dormais chez elle, et j’allais passer la journée avec Raphaël. J’ai ainsi assisté à un meeting du premier secrétaire du PCF, Georges Marchais, au grand dam de mon oncle, qui avait terriblement peur des communistes. c’était l’époque de l’Union de la Gauche, quand Communistes et Socialistes avaient rédigé un programme commun de gouvernement en vue des élections présidentielles de 1974 puis de 1981. Je me souviens avoir eu de longues conversations avec Raphaël sans jamais avoir eu le sentiment qu’il cherchait à m’embrigader ou à me convaincre de quoi que ce soit – et c’est un sentiment remarquable, quand on a à peine vingt ans, d’être face à un adulte à mes yeux « installé » (il était prof, marié et père d’un petit garçon) qui me traitait en égal, sans jamais me prendre de haut ou chercher à me faire la leçon. J’étais sûrement un adolescent difficile (je parlais tout le temps, j’avais des questions et des opinions sur tout) et il a été d’une tolérance impressionnante, quand j’y repense.

Pour l’apprenti écrivant que j’étais, il a eu une importance cruciale ; le fait que nous soyons toujours amis quarante-cinq ans après qu'il a été mon prof en dit long sur les qualités de cet homme et des relations qu’il a établies avec ses élèves. 

Twelfth Night par William Shakespeare

Juste après la classe de première, je suis allé une dernière fois passer quelques semaines en Angleterre. Cette fois, mon père m’a envoyé dans un collège d’Oxford. Nous suivions (en principe) des cours le matin, et nous avions des activités culturelles (visites de musée, représentations théâtrales) l’après-midi et le soir. Je me suis lié d’amitié avec une jeune Italienne, qui avait cinq ou six ans de plus que moi, et faisait ses études de médecine. Elle s’appelait Flavia. Évidemment, j’avais le béguin pour elle. Comme son anglais n’était pas aussi bon que le mien, quand on était en cours (on avait un professeur qui s’appelait… Mr Bond !) je lui faisais la traduction (elle parlait très bien français). Très vite, on n’est plus allés en cours, on préférait aller se balader et bavarder, aller au cinéma ou flâner dans Oxford. C’est resté platonique (« Tu es un tout petit peu trop jeune pour moi », m’a-t-elle avoué avec un soupir) mais c’est un des plus beaux souvenirs de ma vie. L’une des pièces qu’on est allés voir était Twelfth Night. Je me la rappelle avec émotion parce que nous avons passé toute la pièce épaule contre épaule : je lui chuchotais à l’oreille, en français, les répliques que je comprenais. C’est probablement pour ça que je me souviens (entre autres) de la première réplique de Twelfth Night : If music be the food of love, play on !

Flavia, c’est un peu ma Mme Arnoux : elle était fiancée (elle est d’ailleurs toujours mariée à son fiancé d’alors) et impossible à atteindre, et j’ai amorcé mon éducation sentimentale avec elle. Mais nous sommes restés amis jusqu’à ce jour : j’ai eu l’occasion de la revoir à plusieurs reprises au cours des décennies écoulées, de rencontrer son mari, ses enfants, et même d’aller souper chez eux lors d’un passage à Rome à la sortie d’un de mes livres en langue italienne. Ciao, Cara Flavia !  

The Odyssey par Homère
Ulysses par James Joyce
The Annotated Sherlock Holmes par Arthur Conan Doyle 

L’été qui a suivi la fin de ma secondaire, je suis parti aux États-Unis. J’ai été accueilli pendant une année à Bloomington (Minnesota) par une famille américaine, les Stainer, et j’ai fréquenté la twelfth grade à l’école secondaire voisine, Lincoln High School. Là-bas, bien sûr, j’ai beaucoup lu. En particulier des comic-books, dont j’étais déjà un grand consommateur depuis mon premier été en Angleterre. Betty Stainer était enseignante et, à Lincoln, elle donnait le cours de Humanities. C’était un cours d’anglais avancé, qu’elle donnait toute l’année durant, et où elle nous faisait lire et commenter tout ou partie de grandes œuvres de la littérature occidentale – depuis L’Odyssée jusqu’à Lord of the flies, en passant par Don Quichotte, Tristram Shandy, Les souffrances du Jeune Werther et La peste. Quand elle a appris que mon père était allé à l’école et avait joué au foot, adolescent, avec Albert Camus, elle m’a suggéré de demander à mon père d’écrire un texte évoquant cette époque. Lui qui n’écrivait pas beaucoup s’est exécuté de bonne grâce. Ma mère a dactylographié le texte qu’il avait tracé sur des feuilles d’ordonnance de son écriture presque illisible, et moi je l’ai traduit en anglais et je l’ai lu à mes camarades. 


Parmi les autres élèves de Betty, cette année-là, il y avait son fils Chuck, qui avait mon âge, et deux autres adolescents qui ont été deux de mes « best buddies » cette année-là : Jim Langseth et John Sheldon. Quand je suis rentré en France, Jim et John m’ont envoyé les œuvres complètes de James Joyce en trois volumes. J’ai lu Ulysses par petites gorgées, religieusement, en anglais. Ça a été une expérience à la fois linguistique et poétique importante et aussi une illumination narrative puisque pour la première fois, je découvrais qu’un écrivain pouvait parler de ses préoccupations et de son époque en reprenant la trame d’un récit très ancien. En 2003, quand j’ai entrepris de consacrer un roman à mes études de médecine, je n’ai pu le faire qu’en ayant l’idée d’écrire un « remake » des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Je n’aurais jamais osé si je n’avais pas su très tôt que Joyce s’était déjà permis la même audace.

Trois ans après mon année en Amérique, je suis retourné à Bloomington. Jim m’a offert un coffret fabuleux : The Annotated Sherlock Holmes, l’intégrale du « canon » holmesien annotée par un des plus célèbres sherlockian scholars du vingtième siècle, William S. Baring-Gould.









La Vie mode d’emploi, par Georges Perec

En 1978, j’avais vingt-trois ans, j’étais étudiant en médecine, plutôt fauché, et comme toujours depuis mon enfance, je rôdais dans les librairies. J’ai toujours choisi les livres de la même manière : je les prends, je les feuillette, j’en butine des passages, et si le livre me « parle », je le lis. Cette année-là, à l’automne, je tombe sur un énorme volume de six cents pages écrit par un auteur dont je n’ai jamais entendu parler. C’est un romans (le mot est écrit au pluriel sur la couverture) incroyable : il contient le plan d’un immeuble, un index, une liste des histoires contenues à l’intérieur. Mais surtout l’épigraphe me fait rire : « Regarde, de tous tes yeux, regarde ! » car elle est tirée de Michel Strogoff, dont le personnage principal est aveugle pendant la moitié du livre. Et les remerciements, à la fin, me ravissent : parmi tous les auteurs dont Perec dit s’être inspiré figure Theodore Sturgeon, dont j’étais persuadé que personne d’autre que moi en France (ou presque) ne l’avait jamais lu. Cette rencontre avec Perec ne m’est pas suggérée par un enseignant, mais elle est tout de même la suite logique de mes rencontres et de mes lectures antérieures. Et elle me vaudra d’autres rencontres marquantes.

W ou le souvenir d’enfance par Georges Perec 
Espèces d’espaces par Georges Perec
et 

Tous les livres de Philippe Lejeune 


Quand Georges Perec est mort, en 1982, j’avais déjà écumé toutes les librairies à la recherche de ses ouvrages précédents et j’avais été très touché par Espèces d’espaces, une sorte d’exploration « topographique » de la vie, et par W, extraordinaire texte mêlant autobiographie et fiction. J’ai été un des premiers adhérents de l’Association Georges Perec et j’ai collaboré activement, pendant plusieurs années, à la publication de son bulletin papier. 

L’association organisait des colloques autour de l’œuvre de GP et je m’inscris un jour à une conférence au cours de laquelle Philippe Lejeune, spécialiste français de l’autobiographie, se penche sur W. J’ai tout de suite été très impressionné par sa sensibilité, son intelligence, sa délicatesse. Quelque temps après, il a publié un appel à témoignages pour un livre consacré aux journaux personnels, et j’ai eu l'honneur de faire partie des « diaristes » dont les expériences constituent le corpus du livre. 


Entretemps, j’avais lu plusieurs ouvrages de P.L. en particulier Le pacte autobiographique, et j’a lu par la suite tous les autres. Il est en France l'écrivain et l'universitaire qui a le plus activement défendu les écritures intimes, surtout celles des écrivants non publiés. Il a cofondé l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, qui se charge, entre autres, de recueillir et de conserver, de leur vivant, des textes d’écrivants non publiés pour les mettre à l’abri et les ouvrir à la consultation de chercheurs à une date fixée par chaque auteur. La lecture de ces livres et mes conversations avec lui ont été très stimulantes à l’époque où j’étais encore un écrivant non publié. Ses réactions à la lecture de mon premier roman, La Vacation, ont été très précieuses. C'est le meilleur écrivain-enseignant que je connaisse : ses livres sont fraternels, généreux, limpides et on sort de leur lecture constamment éclairé et ravi. 


Les Journaux d’Anne Frank
C’est Philippe Lejeune qui me l’a fait lire, après que je l’ai entendu parler d’une édition « intégrale », commentée et annotée des trois versions du Journal, au milieu des années 90. J’ai découvert que non seulement c’est grâce au père d’Anne qu’on connaît l’existence de son journal, mais aussi qu’il y en a eu au moins trois versions : le texte originel, la version révisée par Anne elle-même en vue d’une publication et la première version éditée, constituée de morceaux choisis et dans laquelle les personnages ont des pseudonymes. Cette édition des trois versions est un texte littéraire et historique passionnant.





Toute l’œuvre de Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud et en particulier :
Les morts du lundi, L’Anus du Monde, L’ultime maîtresse Par Daniel Zimmermann
La ventriloque, Belle-Mère, Un si joli petit livre Par Claude Pujade-Renaud
Les écritures mêlées, Septuor et Duel, Par Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann

Pendant ma conférence, j’ai sciemment omis de parler de deux « profs » très importants pour moi, car ça m’aurait pris toute l’heure... J’ai rencontré Claude et Daniel en envoyant une nouvelle à leur revue, Nouvelles Nouvelles, au milieu des années 80. Ils m’ont donné des conseils pour l’améliorer, et l’ont accueillie dans leur numéro 8 au milieu de textes de nouvellistes chevronnés. C’était mon premier texte de littérature publié. Après ça, je n’ai pas cessé de les poursuivre, d’aller les voir, de leur écrire, et de lire tout ce qu’ils ont écrit, chacun de leur côté et ensemble. 
Daniel a disparu en 2000 mais leur écriture m’a nourri et me nourrit encore. Les livres que je cite ci-dessus ne sont que quelques-uns parmi leur production, très importante. Ils sont parfaitement à leur place dans ce texte car ils ont tous les deux été enseignants, et leur attitude à mon égard a été très semblable, à vingt ans d’écart, à celle de Raphaël Monticelli. Ils ont été mes mentors et mes « parents-en-écriture » et je leur dois énormément. Et tous deux sont de sacrément bons écrivains. Je suis heureux d’avoir pu leur faire partager le succès de La Maladie de Sachs et je sais qu'ils en ont été très fiers.



fils par Serge Doubrovsky

C’est Philippe Lejeune qui m’a fait lire Doubrovsky, premier auteur français à avoir utilisé le terme d’« autofiction », en couverture de ce livre. Je l’ai lu avec délices et incrédulité pendant que j’écrivais mon premier roman. C’est un texte d’une immense liberté, très ludique, très inventif, qui m’a beaucoup libéré. Grasset a publié récemment l’intégrale du texte source de ce livre, intitulé Le Monstre, qui compte près de mille pages. Doubrovsky est un écrivain peu connu mais dont le travail expérimental est à la fois un des plus audacieux et un des plus accessibles qui soient.






Secrets de famille mode d’emploi 
et Tintin et le secret d’Hergé par Serge Tisseron



Un jour que je me trouvais à un salon du livre avec Philippe Lejeune (nous allions y parler de pratique du journal intime) j’ai rencontré Serge Tisseron et nous avons parlé de secrets de famille. J’ai lu tous ses livres par la suite (il en a écrit beaucoup aussi). C’est un psychanalyste non dogmatique, très ouvert sur les nouvelles technologies, et qui s’intéresse aussi bien au cinéma qu’aux jeux vidéo. Il a clos sa formation de psychiatre et commencé sa carrière d’écrivain en publiant une thèse consacrée au secret de famille d’Hergé, secret dont il a postulé l’existence et deviné la nature en lisant Tintin. Ses hypothèses ont été confirmées par les informations révélées dans deux biographies d’Hergé publiées quelques années plus tard — informations auxquelles, bien sûr, il n’avait pas eu accès. Son travail sur le secret et ses manifestations dans les œuvres de création est remarquable et passionnant.

L’œuvre ronde par Marc Lapprand 
et La République de Mek-Ouyes par Jacques Jouet



En 2001, j’ai commencé à publier Légendes, récit autobiographique couvrant mes dix-huit premières années de vie, en ligne sur le site de P.O.L. Les internautes qui s’inscrivaient sur le site recevaient gratuitement un chapitre par jour (trois le vendredi). La publication en feuilleton n’était pas tout à fait nouvelle : juste avant moi, P.O.L avait publié un roman intitulé La République de Mek-Ouyes de Jacques Jouet. Mais alors que le livre de Jouet était terminé avant sa mise en feuilleton, j’écrivais Légendes au fur et à mesure de la publication (P.O.L recevait les chapitres une semaine avant leur mise en ligne).
Au cours de la publication, j’ai reçu un message d’un professeur du département de lettres françaises à l’université de Victoria (B.C.). Il m’expliquait qu’il avait presque le même nom que moi (Marc Lapprand), que nous avions presque le même âge (à un mois près) et qu’il découvrait dans Légendes que nous avions beaucoup de lectures et d’influences communes. Il travaillait à l’édition des œuvres complètes de Boris Vian (il a dirigé par la suite l’édition des romans et nouvelles dans la Pléiade, parue en 2011). Nous sommes devenus amis, et c’est lui qui m’a incité à lire (et m’a introduit) à l’œuvre de Jacques Jouet, grâce à un livre épatant, L’œuvre ronde, qu’il lui a consacré.

L’odeur du café par Dany Laferrière

En 2013, j’ai fait la connaissance de Rachel B., qui "retournait aux études" comme on dit au Québec, après avoir – entre autres – enseigné l’anglais en Pologne et en Corée.  Je lui ai fait lire des pages que je venais d’écrire, sans savoir alors qu’il s’agissait alors du début d’un roman (que je suis en train de terminer en ce moment). Il s’intitule Abraham et fils et le titre dit clairement de quoi il s’agit. Le narrateur est un garçon de neuf ou dix ans et je n’étais pas à l’aise avec le fait de faire parler un narrateur de cet âge. 

L’un des auteurs que Rachel lisait à ce moment-là était Dany Laferrière, que je ne connaissais que de nom. Elle m’a conseillé vivement de lire L’odeur du café, et elle a bien fait. C’est un très beau livre, qui raconte les souvenirs, suspendus dans le temps, d’un garçon de huit ou dix ans vivant en Haïti. La grand-mère du garçon occupe une place centrale dans le livre, comme le père du narrateur dans le mien. La lecture de ce beau livre m'a libéré de mes complexes et m'a aidé à terminer mon roman. 

Il en va des livres comme des cathédrales - ou, plus modestement, des maisons. Quand on a la chance de rencontrer des gens qui savent nous les faire voir, nous aider à les comprendre, on peut ensuite se risquer à concevoir et, pourquoi pas, construire la sienne.

MZ/MW


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 (*) En anglais : Joulz Veurn