J’avais rendez-vous avec mon éditeur. Je m’étais promis de relire l’épilogue de mon dernier roman pour pouvoir en reparler sereinement avec lui et il me restait quinze stations pour m’y atteler. Il faisait chaud. Le métro était quasiment vide.
En entrant dans le wagon, mon regard fut immédiatement attiré par une jeune femme qui lisait et je m’installai face à elle. Elle était assise en tailleur juste au milieu d’une banquette à deux places. Elle se tenait très droite. Ses cheveux étaient relevés en un chignon bien serré ce qui me laissa penser qu’elle était danseuse. Je la trouvai ravissante et je n’aurais su dire pourquoi. Peut-être était-ce l’imperfection gracieuse de ses grands yeux ronds, la position de ses doigts sur son livre ou la subtilité de son geste quand elle entreprit de réajuster la barrette qui retenait l’une de ses mèches un peu plus souples que les autres. Ou peut-être un peu de tout ça.
Son sac était posé près d’elle, grand ouvert. En le laissant ainsi à la portée du regard et des mains baladeuses, elle s’était déconnectée du monde qui l’entourait. Pourtant, comme nous, elle avait entendu les messages de la RATP prévenant de la présence de pickpockets mais elle ne les avait pas écoutés. Et comme nous, elle avait vu les gens serrer bien fort contre eux leurs sacs à mains mais elle ne les avait pas regardés. Non, elle vivait dans un monde qui lui était propre.
Je la bénis d’avoir commis cette imprudence puisqu’elle m’offrait la possibilité de la connaître un peu mieux. Son sac était une besace grande et informe comme celles que trimballent les jeunes femmes qui ont peur de manquer. En me penchant, j’aperçus un coffret à CD et j’imaginai leurs mélodies bercer vingt paires d’yeux mémorisant les gestes que la danseuse leur enseignait. Il y avait aussi un livre dont la couverture était, comme celui qu’elle tenait à cet instant-là, recouverte d’une page de magazine si bien que je ne pus en apercevoir le titre. Le reste était enfoui en dessous et je dus me contenter de la partie visible de ses secrets.
Je relevai la tête en ayant l’impression de la connaitre un peu mieux. Elle était toujours plongée dans son livre faisant abstraction des va-et-vient environnants.
C’est à cet instant-là que j’ai su qu’elle serait l’un des personnages de mon prochain roman. Depuis quelques semaines déjà, je m’attelais à la construction de l’intrigue et j’étais poreuse à l’inspiration que m’offrait le quotidien. L’aubaine était trop belle. J’en étais certaine maintenant, ma danseuse serait là, dans mes pages et j’espérais qu’ensemble, on écrirait une jolie histoire.
J’avais mal au cœur de devoir la quitter sans lui dire ma gratitude. J’aurais voulu me présenter, la remercier, lui dire qu’elle avait éveillé en moi cette petite étincelle de désir qu’on appelle inspiration. Mais j’eus peur qu’elle ne comprenne pas alors je renonçai. En me levant, je laissai tomber l’exemplaire de mon livre que j’avais déposé à côté de moi, sur la banquette.
Il heurta le pied de la danseuse ce qui la sortit de sa torpeur. Elle se pencha pour le ramasser. Elle sourit en me le tendant. Son sourire était immense. Mon cœur se mit à battre plus vite devant le regret de la quitter ainsi. Le métro s’arrêta et je m’apprêtai à sortir du wagon quand une voix m’interpela. C’était la sienne. En désignant le livre que je tenais maintenant à la main, elle me dit :
« Vous ne savez pas la chance que vous avez de ne pas l’avoir terminé. » Et en relevant une mèche échappée de son chignon, elle ajouta : « J’y ai pensé longtemps après l’avoir fini et maintenant, j’attends juste le prochain. »
Quand je lui souris, des larmes vinrent s’agglutiner au coin de mes yeux. Je regardai les portes du wagon se refermer avec leur sursaut habituel. Et quand je réussis enfin à articuler un « merci », elle était déjà loin et les larmes dans ma gorge trop nombreuses pour qu’elle me comprenne de toute façon.