J'ai erré dans ma ville sans la
reconnaître, comme si tout avait changé là aussi. Des mouettes invisibles
tournoyaient, striant l'air moite de leur plainte étrange, mi-comique
mi-angoissée. Rue du Gros Horloge, les pavés humides scintillaient comme les facettes
d'un diamant noir et la flèche de la cathédrale disparaissait dans le
brouillard. Quelques passants se hâtaient en se voûtant, tentaient d'échapper à
la bruine qui fouettait les visages et semblait pénétrer à travers les
vêtements, jusqu'aux os. Tout cela m'était familier depuis des années ;
pourtant, chacun de mes pas me portait un peu plus loin de mes repères, vers un
ailleurs hostile où je m'égarais, un monde effrayant où je devrais vivre seule,
désormais.
Naguère,
lui et moi, nous avons marché la nuit dans ces rues, main dans la main, tout
frissonnants d'un désir délicieux. La naïve espérance d'un bonheur sans faille
agrandissait nos regards, dans le silence à peine effleuré par l'écho de nos
soupirs... Et maintenant, je ne peux pas le rejoindre. Je vais lui rendre
visite, c'est-à-dire que j'assiste de loin à son naufrage. Voyeuse impuissante,
je contemple depuis mon rivage un spectacle terrifiant : le navire coule,
lentement, et mes yeux fascinés ne peuvent se détacher de lui... Les autres
disent que c'est de l'amour, du dévouement. Je ne sais pas, c'est si difficile
de mettre un nom sur ce qu'on éprouve...
J'avais juré
de lui donner la mort, comme un ultime cadeau d'amour, le plus beau peut-être.
Mais tout s'est passé si vite : un cri rauque, son visage écartelé entre douleur et
surprise, ses mains qui cherchaient à s'agripper, puis la chute, le
silence, l'inconscience... Quelques secondes à peine, et je n'ai pas réalisé
que cet instant si bref était celui de
nos adieux.
L'ambulance traçait un sillon
lumineux dans la brume du matin et je pensais : « Dieu, si tu existes,
fais qu'il meure maintenant ; épargne-nous l'hôpital et ses appareils à
survivre, les attentes interminables et tous ces mots obscurs qui disent la fin
prochaine, sans savoir le déchirement des cœurs qui se séparent ». Mais ma
prière n'a pas été entendue.
Celui dont j'ai tant de fois
partagé les désirs et les douces lassitudes du plaisir, n'est plus
qu'immobilité, lourdeur, contrainte. Je savais comme nulle autre apaiser ses
maux et ses fatigues. Après l'amour, je le retenais longtemps captif de mes
bras bien serrés. Il s'abandonnait alors en soupirant : « Je suis à
toi »...
Je veillais tendrement sur son
sommeil et maintenant, il dort si loin de moi, nu sous un linceul blanc, dans
le bruit régulier des machines qui lui insufflent une vie factice. Un râle sort
de sa gorge et ce n'est pas sa voix, c'est un cri d'impuissance. Il veut
mourir, je le sais, mais il n'y parvient pas et comment l'aider ? Il faudrait
un courage que je n'ai pas et, surtout, l'absolue certitude que tout espoir est
vain...
Mes mains parcouraient
inlassablement chaque parcelle de sa peau, exploraient lentement cette
géographie soyeuse et parfumée, en connaissaient la moindre variation de grain,
les plis et replis, le plus petit accident... Et maintenant il est couché
là-bas, statue tombée, prisonnière de sa propre pesanteur. Il me reste un
gisant, un corps froid sans regard et sans gestes, un inconnu que je ne suis pas
sûre de savoir aimer…