La seconde langue
Dans vos romans, certains
personnages s’expriment en anglais. Pourquoi ?
J’ai toujours aimé
la langue anglaise. Je pense que ça remonte très loin, au séjour que ma famille
a fait en Israël en 1962. A l’école où j’ai été inscrit alors, on parlait plusieurs langues,
mais l’anglais était la langue de référence, car c’est celle que pouvaient
parler à peu près la plupart des émigrants qui venaient de nombreux pays du
monde. J’ai donc été sensibilisé à l’anglais très tôt, j’avais six ans. Plus
tard, nous étions en France, mon père a tenu à ce que nous parlions l’anglais parfaitement,
mon frère et moi. Entre 1966 et 1971 il nous a envoyés tous les étés en
Angleterre, avec une association. J’avais onze ans, mon frère dix. A ces âges-là,
on apprend très vite à parler et à lire une autre langue. J’ai très vite été
chez moi dans la langue anglaise.
Vous avez mentionné à plusieurs reprises un séjour aux Etats-Unis. Dans
quelles circonstances êtes-vous parti ?
A l’âge de seize ans, en classe de première, je parlais et je lisais
déjà très bien l’anglais. Et j’étais imprégné de culture américaine. Un jour, Aline,
une camarade de lycée, m’apprend que son frère aîné vient de passer une année
dans une famille américaine, et m’explique Jane, sa « sœur »
d’accueil, est en visite dans notre petite ville. Comme toute sa famille est
occupée, Aline me demande si je veux bien passer l’après-midi avec elle. Puisque
je parle anglais… Evidemment, je dis oui. Je passe une excellente après-midi à
bavarder et à me promener avec une jolie fille un peu plus âgée que moi, et le
soir, je déclare à mon père que je veux passer un an en Amérique. Ma
fascination n’avait rien de bien original : c’était un trait de famille.
Chez moi, tout le monde aimait le cinéma américain. Enfant, j’allais voir tous
les westerns de John Wayne avec mon frère et mon père, ma mère avait vu toutes
les comédies romantiques de Cary Grant, et mes parents, mes oncles et mes
tantes ne rataient jamais un film de Jerry Lewis… Grâce aux séries que je
voyais à la télé, l’Amérique m’apparaissait comme un lieu fabuleux. Mon père
n’était pas très enthousiaste à l’idée de me laisser partir un an, mais je lui
ai fait valoir que je parlerais l’anglais parfaitement
à mon retour, et il a bien compris que c’était une occasion en or. Moi,
bien sûr, je voyais ça comme une occasion de voir la terre promise. Nous ne
savions pas, ni l’un ni l’autre, que ça aurait beaucoup de conséquences sur ma
vie et mon exercice professionnel ultérieur. Et donc, après la classe de
Terminale, je suis parti dans le cadre des programmes d’une association
internationale, AFS – Vivre sans frontières. J’ai passé une année chez Betty et
Charlie Stainer et leurs enfant Chuck, Juno et Jimmy à Bloomington, à la
lisière de Minneapolis, dans le Minnesota. J’ai suivi la dernière année d’école
secondaire à Lincoln Senior High School et
cette expérience m’a si profondément marqué, que je lui ai consacré toute la
fin de mon récit autobiographique, Légendes.
Vous disiez que ce séjour avait eu des conséquences sur votre carrière…
A la fin de l’adolescence, en dehors de Raphaël Monticelli, mon prof de
français de classe de Première, tout le monde me voyait devenir médecin, moi
inclus. Dire que j’écrivais et que j’avais l’ambition d’être un jour publié
suscitait des réactions qui allaient de l’incrédulité au sourire méprisant.
Ecrire, ce n’était pas une profession, et pour qui je me prenais ? Est-ce
que je pensais vraiment avoir autant de talent que Proust ou Gide ou Flaubert
ou Alain-Fournier ? Ces commentaires me blessaient d’autant plus que mes
modèles étaient plutôt Conan Doyle,
Maurice Leblanc et Isaac Asimov !
Alors, plutôt que provoquer des réactions humiliantes, je n’en parlais pas. En Amérique, j’ai rencontré une attitude extrêmement différente. Ecrire était considéré comme un trait de personnalité, pas comme une habitude suspecte ; quand je disais que je voulais devenir « a doctor and a writer » ça ne faisait sourire personne mais j’entendais répondre que c’étaient deux métiers honorables et gratifiants ! Au premier trimestre de mon année en Amérique, à Lincoln, je me suis inscrit au cours de dactylographie. Au bout de trois mois, je savais taper à la machine. Nos profs nous demandaient sans arrêt d’écrire des contes, des nouvelles, des textes autobiographiques. Ils encourageaient l’expression personnelle et la créativité.
Betty Stainer, ma « mère américaine », a ressorti pour moi sa vieille machine à écrire – une Underwood, comme dans les films et sur les photos des auteurs que j’admirais ! – et j’ai écrit encore plus qu’avant, des lettres à ma famille et à mes amis, des textes pour l’école (ça ne choquait pas les profs qu’on les tape !), des nouvelles… C’était une libération. A tous points de vue, cette année a été un moment déterminant de ma vie. J’écrivais, j’étais incité à lire des textes scientifiques, on m’apprenait à faire de la recherche documentaire pour étayer le contenu de mes devoirs et valider ce que j’y écrivais à partir d’éléments bibliographiques… Tout ça, en plus d’une meilleure connaissance de la culture et du mode de pensée des Américains, m’a énormément servi plus tard, dans toutes mes activités professionnelles.
Alors, plutôt que provoquer des réactions humiliantes, je n’en parlais pas. En Amérique, j’ai rencontré une attitude extrêmement différente. Ecrire était considéré comme un trait de personnalité, pas comme une habitude suspecte ; quand je disais que je voulais devenir « a doctor and a writer » ça ne faisait sourire personne mais j’entendais répondre que c’étaient deux métiers honorables et gratifiants ! Au premier trimestre de mon année en Amérique, à Lincoln, je me suis inscrit au cours de dactylographie. Au bout de trois mois, je savais taper à la machine. Nos profs nous demandaient sans arrêt d’écrire des contes, des nouvelles, des textes autobiographiques. Ils encourageaient l’expression personnelle et la créativité.
Betty Stainer, ma « mère américaine », a ressorti pour moi sa vieille machine à écrire – une Underwood, comme dans les films et sur les photos des auteurs que j’admirais ! – et j’ai écrit encore plus qu’avant, des lettres à ma famille et à mes amis, des textes pour l’école (ça ne choquait pas les profs qu’on les tape !), des nouvelles… C’était une libération. A tous points de vue, cette année a été un moment déterminant de ma vie. J’écrivais, j’étais incité à lire des textes scientifiques, on m’apprenait à faire de la recherche documentaire pour étayer le contenu de mes devoirs et valider ce que j’y écrivais à partir d’éléments bibliographiques… Tout ça, en plus d’une meilleure connaissance de la culture et du mode de pensée des Américains, m’a énormément servi plus tard, dans toutes mes activités professionnelles.
Qu’est-ce que ça a changé à votre
manière d’écrire ?
Pour commencer, j’ai écrit plus vite. Et puis il y avait quelque chose
de particulier dans le fait de dactylographier, qui est moins évident
aujourd’hui depuis que les ordinateurs sont des outils courants. Comme le dit
Jean Guenot dans son livre Ecrire – Guide
pratique de l’écrivain, qui a été ma bible pendant les années qui ont
précédé la rédaction de La Vacation, « Ca
a toujours l’air meilleur quand c’est imprimé ». Quand je me suis mis à
les dactylographier, j’ai porté sur mes textes un autre regard. Je me suis mis
à les regarder comme des objets à travailler, et ça m’a permis de les relire,
de les corriger, de les traiter de manière plus distancié. Plus pragmatique.
J’ai eu la chance de faire ça très tôt, et comme je l’ai fait longtemps – entre
le moment où j’ai commencé à taper et le moment où j’ai commencé à écrire des
textes professionnels, il s’est passé dix ans – j’ai eu le temps d’apprendre.
Et quand je me suis mis à écrire « sous contrainte » dans une revue
médicale professionnelle ça m’a beaucoup appris également, bien entendu. Lorsque j'ai envoyé ma première nouvelle à une revue, j'étais déjà "professionnalisé", je pouvais regarder mes textes de manière pragmatique et les retravailler sans avoir le sentiment de me faire violence.
Vous n’avez pas eu envie de faire vos études aux Etats-Unis ?
Si, bien sûr ! Je ne rêvais que de ça. Quand j’ai échoué à ma
première tentative au concours de médecine, j’ai voulu repartir à Minneapolis,
faire des études de journalisme. Mon père ne l’entendait pas de cette oreille.
Je lui en ai voulu, bien sûr. Mais il pensait que j’étais fait pour soigner et
il avait raison. J’avais envie de soigner. Je pensais seulement que je ne
serais jamais un aussi bon soignant que lui, je craignais de le décevoir. Et si
je n’avais pas vraiment eu envie de devenir médecin, j’aurais pu trouver une
douzaine d’occasions de changer de voie… ou commencer par rater le concours une
seconde fois, c’était facile ! De fait, mes études de médecine ne m’ont
pas empêché ou dissuadé d’écrire, au contraire : elles m’ont donné du
grain à moudre. Mais j’ai continué à rêver de l’Amérique et surtout de la
valeur qu’on accorde là-bas aux études, à l’éducation, au partage du savoir.
Pendant mes années de fac, le cinéma américain parlait beaucoup de la
révolution sexuelle, des luttes étudiantes, de la remise en cause des
institutions, et j’étais très sensible à ces thèmes. Le cinéma américain m’a
beaucoup apporté pendant mes études, il m’a soutenu moralement. Et ma famille
et mes amis de Bloomington également. Je suis retourné là-bas deux fois pendant
mes études, et chaque fois j’ai regretté de ne pas y rester, de ne pas faire
mes études là-bas. Trente-cinq ans plus tard, j’ai eu l’occasion de pouvoir m’installer
à Montréal, ville où tout le monde est pris entre deux cultures, je n’ai pas
hésité. C’était un vieux rêve, je pouvais enfin le réaliser, et j’étais prêt.
Est-ce que vous
écrivez en anglais ?
Oui, essentiellement
des articles et des conférences. J’ai commencé à le faire avant de m’installer
en Amérique du Nord à la demande de revues ou de collègues étrangers. De temps
en temps, des poèmes. Et bien sûr, du courrier. Je n’ai encore écrit ni roman ni
nouvelle en anglais, mais ça fait partie de mes projets. C’est un défi que
j’aimerais relever. Je ne serais pas le premier à écrire dans une autre langue
que sa langue maternelle, mais n’est pas qui veut Vladimir Nabokov ou Milan
Kundera, alors je garde la tête froide.
Au commencement de l’écriture (1)
Quand avez-vous
commencé à écrire ?
Je ne sais pas
exactement, je ne pense pas qu'il y a eu un
« jour-où-je-me-suis-mis-à-écrire », mais à l’âge de 13 ans, j'avais
déjà plusieurs cahiers remplis de nouvelles recopiées – donc, ébauchées et
écrites bien avant. Dans mes archives, j’ai encore une liste, dressée en 1973,
de tout ce que j’avais écrit depuis 1967-68. Elle recense une trentaine de
nouvelles et six journaux et cahiers intimes. Je peux donc dire qu’au tout
début de mon adolescence, non seulement j’écrivais, mais j’écrivais beaucoup.
Qu'est-ce que vous écriviez ?
Des histoires
courtes. Des nouvelles, des contes, des fables. Je m’inspirais de ce que je
lisais : énigmes policières, nouvelles de science-fiction, bandes
dessinées – mais aussi de ce que j’entendais à la radio, de la télévision, des
films. Je lisais de la littérature pour la jeunesse de l'époque et beaucoup
d’auteurs francophones et anglo-saxons, mais
j’écrivais surtout des récits d’énigme, des de voyages dans le temps ou de
vengeances, habitées par des personnages en marge. Et souvent avec une histoire
d’amour. L'amour était un élément très important pour moi. Parmi mes premières
nouvelles achevées, il y a une nouvelle qui associe les trois thèmes. Mais je
dis ça rétrospectivement. A l’époque, je n’analysais pas le contenu de mes
textes, je suivais mon intuition. Sans toujours savoir de quoi je parlais. Je
ne veux pas dire qu’on ne sait rien à quatorze ans, mais que je n’avais pas
conscience de ce que je ressentais et essayais de dire. J’ai gardé beaucoup de
textes de cette époque et j’en ai ressorti certains lorsque Philippe Forest m’a
demandé de participer à un numéro de la NRF
intitulé « L’enfance de la littérature » et il décrit assez
précisément ce que je faisais à l’époque.
Aparté :
1. Les fiches et
les cahiers
J’ai conservé
pendant plus de quarante ans un tout petit classeur rigide pour fiches bristol
de petit format. Je le rouvre aujourd’hui, pour écrire ce texte, et j’y
retrouve, sur des fiches quadrillées de couleur, des définitions de philosophie
datant de la classe de terminale, mais aussi des listes de livres à lire (et
que j’ai barrés après les avoir lus), les titres des fascicules de The Silver Surfer, Daredevil et Captain Marvel (celui de Marvel, pas
celui de DC) que je possédais dans les années 70, ainsi que la chronologie des
nouvelles publiées par Theodore Sturgeon (un de mes auteurs préférés) entre
1939 et 1971 et, surtout, les titres des histoires que j’ai écrites entre 1968
(j’avais 13 ans) et 1972-1973 (année que j’ai passée en Amérique). Trois fiches
bleu pâle énumèrent mes « écrits » (achevés ou non) : trente
nouvelles et six cahiers/journaux. Une fiche blanche reprend la liste des
nouvelles achevées (une vingtaine), dans une calligraphie plus soignée. Les
quatre dernières nouvelles de cette liste, écrites en Amérique, ont été
rédigées en anglais.
De l’étagère sur
laquelle j’ai entassé mes cahiers, j’ai sorti les deux plus anciens : mon
premier journal et un cahier de nouvelles – ou plus exactement un cahier
de brouillon dans lequel je travaillais mes récits. Le cahier dans lequel j’ai
recopié au propre les histoires terminées doit se trouver dans l’un des
nombreux cartons qui attendent que j’emménage dans un appartement
provisoirement définitif (ou définitivement provisoire), d’ici quelques
semaines.
Les deux cahiers
remontent à 1970. Le cahier de nouvelles est daté du 1er février
(j’allais avoir 15 ans) ; le journal commence le 10 octobre. Ce sont deux
cahiers format standard de marque Studio, 196 pages, à petits carreaux ;
la couverture est ornée de motifs en forme de trèfle à quatre feuilles (enfin,
je crois). Le cahier de nouvelles est rouge ; le journal est vert. Le
cahier de nouvelles est rempli à moitié – enfin, je devrais dire au
quart : je n’ai écrit que sur le recto des pages de droite (les
« belles pages », comme on dit dans l’édition) ; le journal est
plein à craquer : j’ai même écrit sur les pages de garde.
2. Le cahier rouge
Le cahier de
nouvelles porte un nom (« Arsène ») et un titre (« Histoires de
temps »). J’y a trouvé, inséré entre les pages de garde cartonnées, une
feuille détachée d’un autre cahier, numérotée (« 49 ») à la main au
bille rouge. Sur cette feuille figure un texte écrit au stylo-plume à l’encre
bleue, en anglais. Le titre a été rayé. Même en présentant la page à la lumière
de ma lampe de bureau, je ne distingue pas ce que c’était.
La feuille est
couverte de mon écriture de primadolescent, une écriture ronde mais entièrement
inscrite dans les petits carreaux de la page, comme si j’avais voulu m’imposer
une de ces contraintes oulipiennes (ici, la contrainte du prisonnier) qui
proscrivent les lettres à jambages.
C’est (à première
vue) le début d’une nouvelle dans laquelle un astronaute parle (à un
interlocuteur invisible) du monstre (le « sklma ») qui
l’attend de l’autre côté du sas. Je me soupçonne fort d’avoir eu à l’esprit une
histoire dans laquelle on ne sait pas si le narrateur hallucine, ou s’il
raconte une expérience réelle.
« It’s outside. Waiting for me
to come out. Waiting patiently until I pull my nose through the doorstep. When
I do it, it will kill me. Or worse. Gluck me. Now I know you must be wondering
about this whole thing. « What is he talking about ? », you ask.
I’m talking about the Skmla. »
Mon anglais est
maladroit mais je l’écris avec conviction et j’invente même des mots
(« Gluck »), comme le fait Lewis Padgett dans « Tout smouales
étaient les borogoves » (traduction de Boris Vian, tout de même…). Lorsque
j’ai écrit cette page, je passais tous mes étés depuis l’âge de onze ans à
Londres avec mon frère. Notre père voulait que nous parlions l’anglais
couramment. Dès le troisième été, nous avions lâché le groupe (les visites
étaient toujours les mêmes) et nous prenions seuls bus à impériale et métro
pour aller et venir en ville. J’allais au cinéma, j’achetais des comic-books et des livres de poche.
Apprendre l’anglais ainsi, c’était le bonheur.
Il est très
singulier que je tombe sur cette page aujourd’hui, pour raconter
« l’enfance » de ma relation à l’écriture. Singulier, mais
signifiant : depuis longtemps j’ambitionne d’écrire de la fiction en
anglais. Ce début de nouvelle est la preuve que l’idée m’en est venue longtemps
avant de partir en Amérique, et encore plus longtemps avant d’être publié.
La première page du
cahier rouge porte un avertissement. Je le cite in extenso.
« Ce cahier, ainsi que ceux que
j’ai remplis auparavant, contient des histoires de mon invention. Je n’avais,
lorsque je les ai rédigées aucunement l’intention de les publier un jour.
Je ne changerai sans doute pas
d’avis.
J’espère que ceux entre les mains de
qui ces histoires tomberont respecteront ma décision et ne feront que les lire
pour leur satisfaction et leur divertissement personnel.
Merci. Bonne chance.
Marc Zaffran
1er février 1970 »
Il y a quelque
chose de joyeusement ambigu dans cette déclaration. Je pense déjà à la
publication, mais je subodore que les textes en question n’ont pas les qualités
requises. Et pourtant, je crois qu’ils peuvent se révéler agréables à lire.
La première
histoire du cahier rouge s’intitule « Mille ans après ». Ce n’est pas
un récit de mon invention mais la « nouvellisation » de « A Thousand
Years Later », un récit en six ou sept pages signé Stan Lee et dessiné par
Steve Ditko. Après l’avoir lu dans un recueil de comic-books rapporté
d’Angleterre, j’avais éprouvé le désir de le récrire. J’avais bien conscience
de commettre un acte prohibé (reprendre l’histoire d’un autre), mais ça ne m’a
pas arrêté. Il s’agissait, avant tout, de m’entraîner à écrire.
C’est l’histoire
d’un jeune chercheur qui découvre un sérum de longévité, le teste sur lui-même
et ne vieillit plus. Dans l’histoire de Lee et Ditko, on sait tout de suite ce
que le jeune savant vient de découvrir. Dans ma version, l’histoire est
découpée en « entrées » datées comme dans un journal, mais écrites à
la troisième personne. Je ne commence à révéler le secret d’« Adam
Newman » (le savant) qu’à la 4e entrée, ce qui indique mon goût
déjà prononcé pour la mise en suspens. Autre subtilité de construction :
le « secret » (la découverte du sérum de longévité, la présentation à
la communauté scientifique, la décision de le tester sur lui-même) alterne, en
« flash-back », avec les scènes qui se déroulent mille ans plus
tard : les humains décident d’abandonner la vieille Terre pour aller
coloniser d’autres planètes ; l’effet du sérum s’est estompé, Adam s’est
remis à vieillir ; il regarde les fusées décoller sans pouvoir se résoudre
à partir.
Comme beaucoup
d’écrivants en herbe, j’avais du mal à clore mes récits, je craignais de
m’essouffler et je me rassurais en les découpant en sections courtes, plus
« faciles » à boucler que de longs chapitres : dans ce cas
particulier, un « chapitre » par page. Dix-sept ans plus tard,
lorsque j’ai entrepris d’écrire mon premier roman, j’ai procédé de la même
manière, par l’écriture de chapitres très courts – une manière, en somme, de me
donner des objectifs réalistes et d’avancer pas à pas.
Même si je n’ai pas
la version finale sous les yeux, je sais que j’ai achevé « Mille ans
après » et l’ai recopiée dans un autre cahier. La fin est assez
prévisible, mais à l’époque (j’avais treize ou quatorze ans), elle me
transportait : Adam Newman décide de rester sur Terre et se résout à y mourir
seul. Lorsque le dernier vaisseau s’envole, il découvre qu’une autre personne
est restée : une jeune femme qui, bien entendu, se nomme Eve.
Le deuxième texte
du cahier s’intitule « Eternalis ». Il n’occupe qu’une page, et cette
ébauche est rayée sans pour autant avoir été rendue illisible. C’est l’histoire
d’un dieu qui observe les humains sans intervenir… Du moins, jusqu’à la
vingt-cinquième ligne, qui est aussi la fin du texte.
La page suivante,
pour une fois, porte des indications au verso. Une phrase :
Plan : Guerre atomique. Un
homme s’échappe. Il se congèle.
Suivie par un
schéma circulaire comportant les mots « Trajet suivi »,
« Futur », « Présent », des chiffres (1 à 4) et des flèches
en pointillés.
Ce schéma manifeste
un intérêt déjà marqué pour le thème du voyage dans le temps. A quinze ans,
j’ai déjà lu et je lis encore beaucoup de romans et de nouvelles de
science-fiction; j’ai dévoré les épisodes de La Quatrième Dimension/The Twilight Zone que la Radiodiffusion
Télévision Française a bien voulu diffuser, et j’écoute religieusement
« Le Théâtre de l’Etrange », le dimanche soir sur France 1, la future
France Inter.
Le troisième texte
s’intitule « La Terre d’après ». De toute évidence, il ne s’agit pas
d’un seul texte, mais de trois (ou quatre ?) amorces.Les
trois-paragraphes-plus-une-ligne inscrits sur la page sont eux aussi rayés de
plusieurs traits de plume, mais restent tout à fait lisibles. Je ne raye pas
parce que je n’aime pas, je raye parce que ce
n’est pas ça. Mais je ne détruis pas. Conserver les ébauches, c’est garder
la trace des idées et du travail.
"Magnus, comme d’habitude, faisait sa
culture physique, assis sur un gros bloc de glace, il se concentrait afin
d’atteindre la puissance -1. Au bout de quelques secondes, il s’éleva de 4
centimètres au-dessus du sol puis retomba après quelques secondes. Il répéta
cet exercice d’auto-télékinésie élémentaire 40 fois, puis resta au repos, dans
la position du lotus.
Comme chaque matin, Magnus faisait
sa culture psychique. Assis en tailleurs au sommet d’un bloc de glace, il se
concentrait. Lorsqu’il eut atteint la puissance +2,9, son corps tout entier
s’éleva verticalement à 5 centimètres au-dessus de la surface glacée. Il
conserva cette position pendant 6 secondes puis redescendit.
Magnus recommença l’exercice une quarantaine de fois, en demeurant en l’air une seconde de plus chaque fois. Lorsque les 45 secondes furent atteintes, il s’immobilisa définitivement sur son séant et se déconcentra aussi précautionneusement que possible…
Magnus recommença l’exercice une quarantaine de fois, en demeurant en l’air une seconde de plus chaque fois. Lorsque les 45 secondes furent atteintes, il s’immobilisa définitivement sur son séant et se déconcentra aussi précautionneusement que possible…
Sous lui s’étendait la banquise,
froide, blanche, en apparence infinie. Son corps lui disait qu’il faisait – 93°
mais Magnus n’était, en tout et pour tout, vêtu que d’un short un tricot fin, à
manches courtes. Il était assis sur un bloc de glace cubique un cube de
glace de 6 mètres de côté à l’intérieur duquel il vivait. Les murs, les
meubles, le lit étaient de glace ; mais il ne savait pas ce qu’était le
froid. Il avait conscience des variations de température mais n’en souffrait
pas du tout. Sa physiologie était immunisée contre ce genre de tracas… Enfin,
entre autres choses !
L’homme était assis en tailleur au
sommet d’un iceberg."
Lorsqu’on
m’interroge aujourd’hui, je déclare volontiers m’intéresser moins à la forme
qu’à la narration et m’efforcer d’abord de raconter une histoire, avant de
travailler le « style ». Or, cette page suggère que très tôt, j’ai
travaillé simultanément l’un et l’autre, en toute innocence.
Les quatre pages
suivantes du cahier viennent confirmer cette analyse : elles portent
plusieurs états successifs du début d’une autre nouvelle, sans titre, dont les
deux protagonistes - Dornier, pilote d’un petit avion et… Blind, un médecin
aveugle (!) – partent ensemble secourir un blessé dans un territoire rendu
inaccessible par une inondation. C’est la première apparition d’un médecin dans
un de mes textes, je crois.
Le texte rédigé (et
rayé, lui aussi) sur les deux pages qui suivent s’intitule
« Western ». Sous un soleil écrasant, un cowboy manchot (!) nommé
Hart vient annoncer à une jeune femme aveugle (!) nommée Belinda, que leur ami
« Dan » a été assassiné par les hommes d’un bandit nommé Stalver.
Hart a décidé d’aller venger Dan, ce qui, bien sûr, inquiète beaucoup Belinda,
qui lui fait promettre de revenir et de l’épouser…
Cette note
romantique n’est ni fortuite ni anecdotique. Dans un grand nombre de mes récits
d’adolescent, le personnage principal est en quête d’amour. Des quatre
nouvelles écrites en Amérique, à l’âge de 18 ans, deux sont des récits de
SF (la première est une histoire de paradoxe temporel ; la seconde, un
conte de Halloween inspiré par un personnage de Peanuts, anticipe de près de dix ans l’argument de E.T. de Spielberg). Les deux autres
tournent autour d’une histoire d’amour, l’une réaliste (un adolescent se
sacrifie pour sauver son amie enceinte de lui), l’autre fantastique (un poète
libère une sylphide de la colonne dans lequel un dieu l’a enfermée). Et à la
fin du Cahier rouge, sous les mots « Idées de récits », j’ai
écrit :
« Histoire d’un couple qui
passe au travers d’une rupture
temporelle »
Dans tous ces
textes, je m’efforce, par essais successifs, de mettre au service de fantasmes
personnels encore mal identifiés les procédés de narration empruntés à mes
lectures de l’époque. Déjà, je sens que pour écrire, il faut non seulement
beaucoup lire, mais utiliser ce que d’autres ont fait auparavant. Les
musiciens, les dessinateurs, les danseurs en formation ne se forment pas
autrement.
Ce mélange
d’imitation et d’appropriation, personne ne me l’a soufflé. Je n’y ai pas
réfléchi, je m’y suis engagé intuitivement. « It felt right. » Ce n’est pas du plagiat (il ne me viendrait
pas à l’idée de faire passer mes imitations pour des idées originales), c’est
de l’entraînement. Je teste des formes, mais aussi des genres : le western
et le récit d’aventures ne me vont pas, je les abandonne vite. Mes histoires de
prédilection sont l’énigme et le paradoxe temporel – autrement dit, les
récits-puzzles, les constructions qui mènent le lecteur par le bout du nez
jusqu’à une fin inéluctable qu’il n’a pas vue venir. Sur les fiches bleues, je
mentionne d’ailleurs clairement mon intention d’écrire un pastiche de Mission : Impossible, dont les
scénarios sophistiqués me fascinent déjà. Les mouvements d’horlogerie narratifs
me ravissent.
L’histoire suivante
élaborée dans le Cahier rouge illustre clairement ce goût. Le titre est rayé
mais encore lisible : « Le condamné ». Les différents états,
essais, erreurs, débuts et développements occupent vingt pages. Ce sera (sous
le titre « Paradoxe ou Le condamné ») l’une de mes toutes
premières nouvelles achevées – et la première qui ne fut pas inspirée par une
lecture préalable. C’est une histoire de voyage dans le temps, ou plutôt de
boucle temporelle. C’est aussi une histoire de vengeance : dans une sorte
de « convoi de l’espace », un homme apparaît dans l’un des vaisseaux,
kidnappe un enfant et s’échappe avec lui dans la navette de secours tandis que
le vaisseau explose, tuant le père du garçon. Dans la navette, l’homme raconte
à l’enfant leur histoire à tous deux : il est le garçon devenu adulte.
Après avoir vengé son père (l’explosion était un sabotage), il a voyagé dans le
passé pour se porter secours à lui-même et permettre à la vengeance de
s’accomplir.
Il y a quelque
chose de sinistre dans cette histoire qui commence par la mort du père, se
poursuit par le meurtre vengeur de l’assassin, oncle du héros. (Avais-je déjà
lu ou entendu parler de Hamlet à
l’époque ?) et finit par la mort d’un adulte transmettant sa mission à une
version plus jeune de lui-même. Elle est bourrée d’invraisemblances (Pourquoi
le héros ne choisit-il pas de retourner dans le passé pour éviter
l’explosion ?) mais la construction du paradoxe temporel tient debout. Une
fois encore, elle alterne les points de vue narratifs, pour maintenir le
lecteur dans l’expectative. A ce moment-là, le lecteur pour qui j’écris, c’est
le lecteur que je suis quand je n’écris pas. Aujourd’hui, j’écris pour d’autres
que moi, mais ce « lecteur omniscient » est toujours présent, à
l’arrière-plan, lorsque je construis mes romans. Il est exigeant, a horreur de
s’ennuyer et n’est jamais aussi heureux que lorsqu’une histoire se lance dans
une figure impossible et, contre toute attente, retombe sur ses pieds.
3. Le cahier vert
Dès l’adolescence,
j’ai commencé à tenir un journal, écrit à tour de bras des lettres à mes amis
et commis deux longs textes autobiographiques. L’un d’eux racontait un voyage
scolaire en Angleterre sous la forme d’une épopée ; un autre était une lettre-fiction
adressée à l’adolescente américaine dont j’étais tombé amoureux pendant mon
année dans le Minnesota. A partir de 1977, après quelques années de pause au
début de mes études de médecine, je me suis remis à tenir un journal. Je l’ai
fait de manière quasi-ininterrompue, d’abord sur des cahiers puis, de 1995 à
2005, sur ordinateur.
Le Cahier vert est
mon premier journal papier. Il couvre une année entière, d’octobre 1970 à
octobre 1971. J’ai quinze ans, je me destine déjà à reprendre le flambeau
paternel, et à devenir médecin. Je ressens ce « destin » de manière
ambivalente car la souffrance des autres m’est difficile à tolérer. Mon
père a la carrure d’un dur de cinéma (pensez à Charles Vanel et Edward G.
Robinson). Je suis sentimental et rêveur, j’ai peur des confrontations et de la
violence. Je me sens démuni. Est-ce que je ferai le poids ?
Les méandres
émotionnels du Cahier vert traduisent ces incertitudes, mais j’y exprime autre
chose. Aux pages 66 à 69, dans un « texte d’intention » rédigé en
écho au « J’accuse » de Zola, je relève les phrases suivantes :
« Je refuse de reconnaître que
la force, la haine et la mort sont les seuls moteurs de ce monde.
Je refuse de croire que quiconque
est autorisé à juger quiconque.
Je refuse de croire qu’un jour la
machine puisse remplacer complètement l’homme.
Je refuse de croire que la Terre va
à sa perte.
Je refuse de me laisser faire par
quiconque agit gratuitement, au nom d’idées reçues, et sans aucune
considération pour l’existence et les droits d’autrui…
Je refuse de croire que l’amour est
une chose si compliquée qu’on se l’imagine.
Je refuse d’agir comme un mouton
parce que c’est « mieux » et qu’ « il ne faut pas être marge
pour ne pas s’attirer d’ennuis. »
Je refuse de me taire. »
Et ça me rappelle que,
lorsque je lui ai annoncé la publication de mon premier roman, ma mère m’a
demandé, avec quelque inquiétude, s’il s’agissait d’une version personnelle de Vipère au poing. Je n'avais pas écrit un livre pour dire du mal de ma mère, au moins ? J’ai éclaté de rire et je lui ai expliqué que ce n’était pas un règlement de compte avec ma famille, mais un roman qui parlait de mon activité au centre d'IVG.
Un peu rassérénée, elle m’a dit qu’elle n’était pas étonnée.
« Tu étais
tout le temps plongé dans tes livres ou tes cahiers. Et après tes études, tu as
travaillé dans une revue en plus d’exercer la médecine. Alors, mon fils, si tu
es devenu écrivain, c’est parce que c’était écrit. »
(A suivre...)
4e épisode : Au commencement de l'écriture (suite)
(1) Ce texte a paru pour la première fois, sous une forme légèrement différente, dans le numéro 605 (juin 2013) de la NRF.
4e épisode : Au commencement de l'écriture (suite)
(1) Ce texte a paru pour la première fois, sous une forme légèrement différente, dans le numéro 605 (juin 2013) de la NRF.