samedi 29 novembre 2014

Le métier d'écrivant (28) - Publication, service de presse, "baby blues"

Est-ce toujours vous qui décidez du titre de vos livres ?

J’ai toujours un titre de travail, avant même de commencer l’écriture du livre. J’aime penser les livres à partir de leur titre, comme s’il fonctionnait de la même manière que si j’étais un lecteur : je choisis un titre qui m’attirerait si je n’avais pas écrit le bouquin ... et qui en dit suffisamment sur le contenu pour intriguer. Mais il peut arriver que le titre change en cours d’écriture ou juste avant la publication.

La Vacation, Les Trois Médecins et Le Chœur des femmes ont gardé leur titre initial. Mais La Maladie de Sachs s’est d’abord intitulé La Relation. Quelques mois avant publication, j’ai découvert qu’un autre roman portait le même titre. Sur les conseils de Paul, j’en ai cherché un autre, et il m’est venu en relisant le manuscrit. Quelque part, Bruno s’indigne que les médecins donnent leur nom aux maladies qu’ils observent alors qu’en toute bonne logique, ils devraient leur donner le nom du patient qui en souffre. Le meilleur exemple est celui de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), qu’on nomme en France « Maladie de Charcot » d’après le médecin français qui l’a décrite, alors qu’en Amérique, c’est « Lou Gehrig’s Disease », du nom du champion de baseball qui en fut atteint à la fin des années trente. Et, parlant des médecins, Bruno ajoute : « Comment peut-on vouloir donner son nom à une saloperie ? » En relisant ça j’ai eu une révélation, j’ai fait une page de couverture avec mon nom, le nouveau titre, La Maladie de Sachs, « roman » et « POL » et je l’ai faxée à Paul. Cinq minutes après, le téléphone sonne et je l’entends me dire : « Génial ». Plus tard, beaucoup de lecteurs m’ont dit « Vous n’aviez pas peur de faire fuir les lecteurs, avec ce titre ? » Mais je n’y ai pas pensé une seule seconde. C’était le titre. Et il n'a pas effrayé grand-monde, manifestement. 

Mon dernier roman en date, je l’avais écrit avec un titre bien précis en tête, La Veillée. Et quand Paul l’a lu, il m’a appelé tout de suite pour me dire qu’il l’aimait beaucoup mais que le titre était un peu trop vague, il me suggérait En souvenir d’André. Il m’a – comme toujours quand il me fait une suggestion – proposé d’y réfléchir, j’ai réfléchi cinq secondes et j’ai dit : « Vous avez raison, c’est le titre. » Et voilà. Je pense que, comme pour La Maladie… le titre est toujours présent dans le projet ; parfois je le trouve du premier coup, parfois il faut le mettre au jour. Le titre de ce livre-ci a beaucoup changé en cours de route. Je l’avais intitulé Le métier d’écrire, puis Ecrire est mon métier ; j’ai hésité un peu sur Un métier d’écrivant, et comme « less is more », j’ai fini par opter pour Le Métier. C’est un titre comme je les aime : simple et richement polysémique – et c’est aussi un titre-hommage à L’Etabli, de Robert Linhart[1], livre qui m’a beaucoup marqué quand j’étais étudiant. Mais je ne sais pas ce que Paul en pensera quand il le lira.

Le roman que j'écris en ce moment, Abraham & Fils, a toujours eu plus ou moins ce titre. Comme Paul O.-L. aime beaucoup le titre et ce qu'il a lu du livre à ce jour, je pense que ce sera le titre définitif. Je crois aussi que les titres sont comme des "étiquettes mnésiques" pour les textes que j'ai envie d'écrire. Les Voies des Hommes, Les Sept Soignants, Les Démons, Some Other Time/Une autre fois - je peux d'ores et déjà raconter à peu près les histoires que ces titres représentent dans ma tête. Et comme j'ai toujours à l'esprit que je peux mourir d'un jour à l'autre, je pense que le fait de nommer les livres que j'ai envie d'écrire c'est une sorte de "gri-gri" contre l'angoisse de disparaître. Je peux imaginer que tant que j'ai un livre à écrire, je resterai vivant. Oui, je sais, c'est bête mais bon... Comme je suis athée, mes possibilités de faire face à l'angoisse de mourir sont limitées, forcément. 

Que se passe-t-il entre la remise du manuscrit et la publication ? Comment passez-vous cette période ?

Il y a plusieurs étapes : Paul le lit, il me fait quelques remarques, souvent très peu, mais elles peuvent se révéler déterminantes. Ensuite, il peut y avoir une préparation de copie : le correcteur relit le manuscrit, me fait des suggestions de corrections – que j’accepte ou refuse, s’il s’agit d’une orthographe ou d’une tournure volontaires. Le texte « provisoirement définitif » est mis en page, et on m’envoie un premier « bon-à-tirer » une image des pages telles qu’elles seront imprimées, que je relis et annote, puis un second, et parfois un troisième. Je relis tout, et c’est nécessaire : il y a toujours des coquilles ou des fautes ou des maladresses qui passent inaperçues, même alors qu’on est deux ou trois à relire.
Tout ça prend quelques semaines, parfois moins selon les délais dont on dispose. Souvent, j’ai autre chose à faire, mais la mise en page, les corrections sont toujours une tâche prioritaire pour moi, je tiens à participer à la publication du livre jusqu’au bout. Je relis et je corrige (des petites choses) sans arrêt jusqu'au moment où le livre est envoyé à l'imprimeur, c'est à dire jusqu'au dernier moment. Mais quand c'est fini, c'est fini. Une fois le livre imprimé, ça m'arrive de trouver encore quelques coquilles, mais je n'en fais pas une maladie. Je les signale et si le livre a plusieurs tirages, on les intègre dans les tirages ultérieurs et, s'il y en a une, dans l'édition de poche, qui devient alors l'édition "définitive". 

Pour Les Trois Médecins, il s'est passé quelque chose d'amusant : quelqu'un a appelé la maison d'édition en se plaignant que je l'avais mis en scène dans le roman, et en croyant qu'on avait travaillé ensemble par le passé. Or, j'avais simplement donné à un personnage de médecin le nom d'un syndrome assez connu... en oubliant que les médecins donnent leur noms aux maladies. Et ce lecteur était un parent du "découvreur-de-maladie" en question. Comme il trouvait un peu gênant (et je le comprends) que ses proches lui posent des questions en voyant son nom dans le roman, il m'a demandé de rebaptiser le personnage, ce que j'ai fait volontiers. Mais du coup, il y a deux versions du roman. Entre les tout premiers tirages et la version poche, un personnage change de nom... 

Certains auteurs réécrivent leurs livres, à vingt ans d'intervalle. Est-ce que vous seriez tenté de le faire ? 

Je ne crois pas que j'en éprouverais le désir. Je pense que chaque roman est le produit d'une période d'écriture, et que réécrire, ce serait en quelque sorte (pour moi, en tout cas) chercher à "faire mieux". Mais d'une part je pense avoir fait de mon mieux à ce moment-là. Repasser derrière, ce serait au fond réécrire le livre de quelqu'un d'autre, quelqu'un que je ne suis plus, ça me gênerait beaucoup. Et d'autre part, j'ai tellement de projets que je n'imagine pas reprendre un livre passé. J'ai écrit un long roman que Paul n'a pas voulu publier, Les Cahiers Marcoeur. On m'a suggéré à plusieurs reprises de le retravailler, mais je n'en ai pas envie. J'ai fait ce que j'avais à faire dessus, à l'époque. Je l'ai "dépassé", dans une certaine mesure. Et c'est bien comme ça. C'est une étape, je vois tous mes textes comme des étapes, des pavés sur une route. Je ne vais pas passer mon temps à les polir pour les ajuster. Je préfère aller de l'avant. L'essentiel c'est qu'on puisse circuler, et que la route aille dans la direction que j'ai choisi. 




En quoi consiste le service de presse ?

C’est une sorte de rituel : l’éditeur a préparé une liste de journalistes et de proches de la maison – les administrateurs, les agents qui présentent les livres dans certains pays étrangers, les directeurs des éditeurs de poche, des amis éditeurs, etc. - auxquels il est prévu d’envoyer le livre. P.O.L ne fait jamais d’envoi monstrueux : c’est inutile. La liste comporte en général entre trente et cinquante noms, ce qui est déjà beaucoup. Mieux vaut envoyer le livre à des personnes choisies, qui s’intéressent à la production de la maison, plutôt que d' "arroser" à l'aveugle. Et on ne leur envoie que des livres choisis, susceptibles de les intéresser, car tous les critiques ne s’intéressent pas à toute la production d'une maison. Les personnes à qui on adresse un recueil de poésie de Pierre Alféri ne sont pas strictement les mêmes que celles à qui on envoie un volume du Journal de Charles Juliet ou un roman d’Emmanuelle Pagano. 

Ça aussi c’est significatif de la personnalisation du traitement dont nous bénéficions, chez P.O.L et dont, à mon avis, tous les auteurs devraient bénéficier. Cette relation personnelle m’importe énormément parce qu’au fond, personne ne connaît aussi bien mes livres et mon travail que Paul et les membres de P.O.L. Je ne veux pas avoir affaire à quelqu’un d’autre – je n’ai jamais eu la vélléité de prendre un agent, par exemple, ce serait absurde, je suis trop bien traité : je ne suis jamais obligé d’aller à une émission ou de répondre un journaliste, il est bien entendu que personne ne me reprochera de refuser ; on me dit toujours  : « Si vous avez trop de travail pour y aller, votre travail est plus important. » Les auteurs P.O.L sont très protégés. 

En pratique, le service de presse se passe très simplement : l’auteur s’assied au milieu d'une pile de bouquins et écrit des dédicaces sur la page de garde. Mieux il connaît le destinataire, plus la dédicace est personnelle, bien entendu. 
Chez P.O.L, ce rituel n’est pas du tout obligatoire et chaque auteur choisit de le faire ou non. La première fois, pour La Vacation, j e l’ai fait pour toutes les personnes sur la liste. J’ai écrit ma dédicace sur la première page, qui porte juste le titre du livre. Et puis un jour, en passant chez un bouquiniste du Quartier Latin, j’ai trouvé un exemplaire neuf, qui n’avait pas été lu et dont la première page avait été soigneusement découpée. Le bouquiniste m’a expliqué qu’un critique littéraire, qui vivait dans le quartier, venait régulièrement lui vendre au poids les livres qu’il recevait en service de presse (ils portaient autrefois sur leur couverture les lettres « SP » imprimées ou perforées, pour éviter qu’on les revende). Alors, depuis, je ne signe que les exemplaires destinés à des personnes que je connais ou que j’estime. Je sais qu’un journaliste qui aimera le livre en parlera, même s’il n’est pas signé. Et je raye de la liste les personnes à qui je ne veux pas qu’on l'envoie le livre. S’ils veulent le lire, ils n’ont qu’à aller l’acheter, comme tout le monde. 

Que disent vos proches, vos amis, de vos livres ? Est-ce qu’ils les lisent dès leur parution ?

Ca dépend des fois. Depuis La Vacation, j'offre un exemplaire de chacun de mes livres P.O.L à mes proches. Mais je n’attends pas qu’ils les lisent systématiquement ; je comprends qu’ils n’en aient pas forcément le désir. Quand ils me disent : « J’ai lu tel ou tel de tes livres » – parfois plusieurs mois ou années après sa publication – je suis très content. Ce sont mes proches, mais ils ont le droit, comme tout lecteur, de ne lire que ce qu’ils ont envie de lire, je n’ai pas d’ego à cet égard. Un jour, je déjeunais pour la première fois avec un auteur français extrêmement populaire. L’un de mes fils était un de ses fans, et quand je me suis retrouvé à table avec lui je lui ai tendu un ou deux bouquins à signer en lui disant « Un de mes garçons les a tous lus, il est très excité de savoir que je déjeune avec toi ! » Mon interlocuteur a secoué la tête et répondu, sur un ton très navré : « Quand je pense que mon fils, lui, ne veut jamais mettre le nez dedans ! » Ca m’a surpris et j’ai eu de la peine pour lui : il avait des centaines de milliers de lecteurs mais celui qui aurait compté le plus pour lui ne s’intéressait pas à ce qu’il écrivait. J’ai essayé de le consoler en lui disant que ça viendrait un jour, parce que c’est l’expérience que j’en ai eue. Mais ça m’a donné à réfléchir. 

Est-ce que j’écris des livres pour que mes enfants ou mes proches les lisent ? La réponse est non. Je n’attends pas de mes proches qu’ils lisent mes livres. Je ne les écris pas à leur intention. Je les écris pour le lecteur imaginaire que j’étais adolescent ou jeune homme, et pour celles et ceux qui ressemblent à ce lecteur imaginaire. Il se peut qu’un de mes proches fasse, occasionnellement, partie de ces lecteurs ; mais c'est à elle ou à lui d'en décider. Après avoir offert mes livres à mes proches, je ne leur demande jamais s’ils l’ont lu et ce qu’ils en ont pensé. je ne veux pas leur donner le sentiment que j’attends leur avis, leur approbation ou leurs commentaires. Et je présume que s’ils le lisent, ils m’en parleront spontanément. Je suis heureux qu’ils décident de le faire, au moment où ils en ont envie mais, s’ils ne les lisent pas, c’est très bien aussi. Je n’ai pas besoin qu’ils lisent mes bouquins - d'abord parce que j'en ai écrit beaucoup trop. Mais quand ils le font et m'en parlent, j'en suis très heureux. 


Est-ce que vous souffrez de « baby blues » quand vous avez fini un livre ?

Pas juste après. Quand le livre imprimé arrive, je suis heureux de le voir, je le feuillette, je le montre à mes proches, et lorsque je vivais en France, j’allais faire le service de presse chez P.O.L. L’anxiété vient plus tard, entre le service de presse et le moment où sort le premier article. Mais depuis que je vis à Montréal, tout ça est « tamponné » par le fait que je suis loin et que j’ai autre chose à faire. Je ne fais plus de service de presse, puisque je ne suis pas là pour signer les livres, et franchement, ça ne me manque pas plus que ça. Le baby blues vient du fait que, brusquement, tous les échanges autour du livre que j'avais avec les membres de la maison d'édition - qui le lisent en général quand il est en fabrication, ou juste avant - cessent brusquement. Mon livre est fini, et je ne peux plus en parler avec personne, puisque, dans une certaine mesure, tout est dit. Et pour moi, c'est difficile : j'aime parler de mes livres, avant, pendant et après que je les ai écrits. Alors j'ai la chance que beaucoup de mes livres sont lus, et je peux souvent rencontrer des lecteurs, mais quand le livre n'est pas lu et n'a pas d'échos (c'est arrivé plus souvent que l'inverse, étant donné le nombre de bouquins que j'ai publiés), c'est un peu difficile, parce que je me suis entièrement donné à l'écriture. Alors, oui, j'ai des phases de blues et de tristesse, mais je finis par me remettre au travail. Ma chance, c'est que je n'écris pas que des romans, mais aussi des livres "engagés" et des choses assez diverses. Alors j'ai rarement l'occasion de me laisser glisser dans la dépression. J'ai trop de travail pour ça, et j'aime travailler.  

(A suivre...) 

Prochain épisode : Lisez-vous les critiques de vos livres ? 





[1] Editions de Minuit, 1978

lundi 17 novembre 2014

Le métier d'écrivant (27) - L'écriture au jour le jour : Idées, contraintes, construction, doutes

Comment vos idées de roman vous viennent-elles ?

En gros, il y a trois cas de figure. D’abord, il y a les romans que j'ai écrits à des étapes-clé de mon activité médicale – La Vacation, La Maladie de Sachs, Le Chœur des femmes. Ils répondaient à un besoin très puissant de "faire état" de ce que j'avais vu et cru comprendre... Ils se sont en quelque sorte "imposés". Ensuite, il y a des projets auxquels je pense pendant longtemps, comme Les Trois Médecins ou La voix des hommes, le roman familial que j'aimerais écrire dans les années qui viennent ; ou cet autre projet qu'est Les Sept Soignants, un roman inspiré par ma participation à des groupes Balint – des groupes de parole pour soignants entre 1984 et 2001. Il y a aussi les "commandes" - les romans policiers, les romans de SF - qui m'ont été suggérés ou demandés par des éditeurs. Enfin, depuis quelques années, j’éprouve le besoin de transposer sous la forme de romans une expérience plus intime, plus intérieure. C’est le cas d'En souvenir d’André, qui était aussi, en quelque sorte, une manière de faire état d'une réflexion sur le soin

Et puis, j’ai plusieurs autres projets sur le feu : un roman de science-fiction, un roman réaliste, Les Démons, projet qui s’inspire de mes lectures en psychologie évolutionniste. En ce moment, je travaille à un roman qui s'intitule Abraham & Fils, et qui est le récit d'une enfance, différente de la mienne, mais qui se déroule dans une ville et une maison qui ressemblent beaucoup à celles où j'ai grandi. 

A première vue, je crois bien que tous mes romans se construisent à partir d’une triple armature : une expérience personnelle et/ou professionnelle, le partage d’un savoir et d’une réflexion, et une trame narrative, qui est soit créée de toute pièce, soit empruntée, ou encore puisée dans mon environnement : cette trame peut être constituée d'un lieu ou d'une chronologie qui me sont personnels, ou suivre les grandes lignes d'un livre ou d'un film qui m'ont marqué (Les Trois Mousquetaires, Terminus les étoiles, Barberousse).



Ca commence toujours par une idée assez simple : décrire la journée d'un médecin qui pratique des avortements ; montrer l'activité d'un généraliste ; raconter les études de médecine dans les années soixante-dix ou la transformation morale d'un professionnel de santé qui s'est fermé au monde... Et puis, à force de jouer avec elle, l'idée s'enrichit et se transforme en une histoire plus complexe.


Rédigez-vous un plan préalable ? Et si c'est le cas, le suivez-vous  ? 

La vérité, c'est que j'aimerais construire mes livres de manière organisée, rationnelle, mais ce n'est presque jamais le cas. Je procède toujours par essais et erreurs. Quand je dispose d'une trame pré-établie, ça va plus vite : je m'en sers comme "tuteur" de la narration. Quand ce n'est pas le cas, je suis obligé de tâtonner. A défaut de plan, je m'efforce toujours de savoir à peu près où (quand, comment) le roman commence et où/quand/comment il finit. Je tends vers cette fin. Pour La Maladie de Sachs, j'avais la fin (la rencontre avec le lecteur/la lectrice) bien avant d'avoir décidé de ce que le roman raconterait. Beaucoup d'épisodes ont été "inventés" au fil de l'écriture. D'autres ont été conçus très tôt dans la rédaction. Comme c'est un roman "modulaire", avec un tas d'histoires à suivre, il est assez compréhensible que certaines de ces histoires aient été imaginées intégralement très tôt, et d'autres au fil du temps.

Il m'arrive d'utiliser des "plans" (ou quelque chose qui y ressemble), mais différemment selon le moment où je me trouve dans le roman.
La "trame générale" sert à me lancer. Et puis, quand je suis arrivé aux 2/3 du livre, j'ai besoin d'avoir une sorte de "découpage" qui va me permettre d'arriver à la fin - à la "chute" du livre ; alors, je le couche sur le papier, pour avoir clairement la succession des chapitres ou des événements en tête.

C'est surtout vrai pour les romans policiers, mais c'était vrai aussi pour Le Choeur des femmes par exemple. J'ai dû travailler beaucoup pour construire l'histoire familiale de Jean, racontée à la fin du roman. Elle devait être vraisemblable et être racontée de telle manière qu'on n'en connaisse le fin mot qu'à la fin...


Est-ce que vous écrivez vos livres dans l'ordre ? Dans le désordre ? En commençant par la fin ?

Je pense beaucoup à mes romans avant de me mettre à écrire "au kilomètre", j’écris souvent des chapitres isolés, des scènes, des dialogues. Ca me permet de mettre en place des idées qui me semblent importantes à ce stade-là - et qui  vont parfois se retrouver à une place presque confidentielle...

Ainsi, quand j’écrivais La Vacation, j’avais comme texte “central” du roman la description d’un avortement pendant lequel Bruno Sachs éprouve le fantasme très désagréable, très culpabilisant, que les gémissements de douleur de la femme qu’il avorte sont des gémissements de plaisir. J’avais décrit ça sur trois pages, et dans la version finale, ça ne représente que deux lignes du roman. J’en ai tiré ensuite la leçon suivante : ce qu’on écrit en premier peut se révéler insignifiant alors même que ça paraissait essentiel. Ce qui vient à la pensée en premier est ce qui est le plus spectaculaire, mais à la longue, ce n'est probablement pas ce qui est le plus signifiant. Alors j'accepte que les "bonnes" idées qui me viennent d'emblée ne soient, finalement, que des ébauches, des esquisses.

Mais l’expérience inverse est vraie aussi. L’un des premiers textes que j’ai écrits pour La Maladie de Sachs est une longue réflexion sur la “toilette du mort” que Bruno est amené à faire avec l’épouse d’un patient dont il vient constater le décès. J’ai écrit ça un jour, sans savoir exactement où ça irait dans le roman. Et puis j’ai eu l’occasion de le lire en public, au cours d’un colloque “Médecine et littérature” à Cerisy-la-Salle en 1994, et les réactions des personnes présentes - Anne Roche, en particulier - m’ont donné à penser que ça devrait aller à la fin du roman. Ca m’a suggéré que la fin du roman devait parler de la mort (sous toutes ses formes), et cette idée m'a guidé pour écrire. 


Quoi que j'écrive, j’ai toujours besoin de ça : un point de départ, la fin et une sorte de structure générale du texte, qui peut être rythmée par l’écoulement du temps : une journée dans La Vacation, neuf mois dans La Maladie... ou une vie dans En souvenir d’André. 

Et parfois, je ressors des textes écrits ailleurs et je les intègre à la structure du roman : dans Les Trois Médecins il y a une nouvelle, intitulée "Visite guidée", que j'avais écrite bien avant et dont je ne savais pas quoi faire. Elle est devenue un texte écrit par Bruno Sachs et proposé à la revue clandestine d'étudiants contestataires à laquelle il participe. 

Ce qui montre à quel point la construction n'est pas toujours linéaire, mais procède par intuition, tâtonnements, essais et erreurs, et surtout associations libres. Cette capacité (c'est à la fois un don et une malédiction) à associer facilement des formes, des mots, des noms, des histoires me permet de mettre beaucoup de choses dans mes textes, mais elle est aussi la raison pour laquelle ça me prend du temps : il me faut essayer beaucoup d'agencements, d'associations, de schémas différents avant de trouver ce qui fonctionne. Perec (et Queneau avant lui) disaient qu'un écrivain est un rat qui construit le labyrinthe dont il se propose de sortir et qu'il laissera ensuite le lecteur explorer. Ecrire est un jeu.  



J'ai le sentiment que chaque roman est un puzzle en trois dimensions, vous savez, ces puzzles de bois qu'on assemble pour leur donner la forme d'une sphère ou d'un cube ou d'un animal. Quand l'animal est une baleine, ça donne Moby-Dick... 

Ecrire un roman, pour moi, c'est un peu ça. A ceci près que je ne connais pas toujours la forme finale que je cherche à obtenir. Quand je la connais (Les Trois Médecins, Le Choeur des femmes, Le Numéro 7), j'ajuste des pièces à l'intérieur d'une trame pré-définie. Mais quand je ne la connais pas, je les taille l'une après l'autre et je les assemble à mesure que j'avance. Ca donne La Vacation ou La Maladie de Sachs ou En souvenir d'André ou un de mes romans policiers ou de SF. Ce ne sont pas les mêmes contraintes dans les deux cas et, du coup, ça ne donne pas les mêmes figures achevées. C'est évidemment plus long quand je ne sais pas à quoi ressemblera le livre une fois fini. Plus angoissant, aussi. Je ne sais pas si je vais y arriver. 

En ce moment, je suis en train d'écrire un roman (Abraham & Fils), et je pense sans arrêt à un autre roman (titre provisoire : Une autre fois, c'est une histoire d'amour et de voyage dans le temps, une transposition du mythe d'Orphée). J'écris le premier sur l'écran, et je ne cesse de penser à la forme de l'autre. C'est une situation très étrange, ça ne m'est jamais arrivé auparavant. Le premier livre a une trame relativement simple, chronologique. Le second joue avec le temps, puisqu'il y est question de retours en arrière, de désir de changer le passé, et des paradoxes ou contradictions qui s'ensuivent. Et pour ce deuxième livre, je n'ai pas de plan. Alors il faut que je l'invente, que je le bricole, que je le schématise entièrement dans ma tête (je prends aussi des notes, mais je ne les utilise pas toujours). J'ai beau avoir lu des dizaines d'histoires de voyage dans le temps, il faut que je trouve une forme spécifique à celle que je veux raconter. Et c'est beaucoup plus compliqué que je ne le pensais au début.  C'est une histoire d'amour, ça ne peut pas être simplement une construction logique. En même temps, mon modèle, c'est The Time Traveler's Wife, qui est un pur chef-d'oeuvre, et je sais que je ne ferai pas aussi bien. Mais bon, on écrit toujours en ayant les chefs-d'oeuvre en tête, et en faisant de son mieux. 


Vous avez utilisé le mot “contrainte”. Est-ce que vous avez parfois recours à des contraintes au sens oulipien ?  Et vous sentez-vous proche des Oulipiens, en général ? 

Pour tout écrivant, l'exemple et la liberté des Oulipiens sont très stimulants, et j’ai eu souvent recours à des exercices oulipiens dans les cours de création littéraire ou les ateliers d’écriture que j’ai eu l’occasion d’animer. Les contraintes que je choisis pour mes livres, en revanche, sont le plus souvent très lâches ; quand j'en utilise, elles servent à la construction du scénario (ce qu'on nomme "plotting" en anglais), mais ne portent pas sur la syntaxe ou les formes stylistiques. Je me sens proche de plusieurs Oulipiens – Perec, Roubaud, Jouet, Mathews, Calvino – parce que j’aime leur manière d'employer les jeux de mots, et les explorations de la langue qu’ils associent à l’écriture. Et aussi les histoires qu'ils racontent. Prenez le magnifique Cigarettes de Harry Mathews. C'est un roman sentimental avec des personnages de soap-opera, mais sa construction narrative est plutôt dans la veine de  Rashomon ! Cela dit, malgré toute mon admiration, je ne peux pas dire que les Oulipiens soient une inspiration directe pour écrire - le soin qu'ils apportent à leurs textes est très stimulant, mais je ne suis pas un Oulipien dans ma manière de travailler. 

Est-ce que l'histoire compte plus que le style à vos yeux ? 

Pas exactement. Il est vrai que "le style", je ne m'en soucie pas. Je ne cherche pas à avoir un style particulier, non parce que j'écris sans faire attention à ce que je dis, mais je ne me préoccupe pas vraiment de savoir si ma phrase sera "belle" ou "poétique" ou "imagée". Ce que je veux, c'est qu'elle dise ce que j'ai à dire. C'est aux autres de parler de mon style, si j'en ai un (et je ne suis pas sûr d'avoir un style reconnaissable). Cela étant, j'aimerais entendre dire que mes textes sont "bien ficelés", bien construits. Et je ne veux pas non plus laisser entendre que la langue n'a pas d'importance à mes yeux, elle en a beaucoup, et je m’efforce d’adopter un mode narratif, des formes qui servent le récit, mais je sais qu’il y a des approximations ou des maladresses dans ma manière d’écrire le français, j’utilise parfois des tournures non par décision esthétique mais parce que je les utilise dans la vie courante, parfois sous une forme inhabituelle, mais je me fous complètement de savoir si ça se fait ou pas. C’est secondaire, dans mon esprit, à la cohérence du propos, au mouvement, au souffle de l’histoire. Quand je lis, je veux que ça bouge, je veux que chaque seconde de l'histoire soit vécue pleinement par le lecteur, si possible en apprenant quelque chose ou en faisant un expérience nouvelle. Mon ennemi numéro un en tant que lecteur, c’est l’ennui. Quand je lis, je ne veux pas m’ennuyer. Alors quand j'écris, je fais toujours de mon mieux pour ne pas ennuyer les autres. Les lecteurs n’ont pas de temps à perdre et je ne veux pas qu'ils s'attardent sur des phrases qui s'écoutent parler.
Je veux qu'une fois entré dans le livre, ils n'aient plus envie de le lâcher.


Alors je me préoccupe d'abord de mettre en place une histoire bien construite, pour maintenir en haleine le lecteur que je porte en moi. Ensuite, seulement, je m'occupe de l'écriture. Ce qui fait que mes textes sont sûrement moins "achevés", stylistiquement parlant, que ceux d'écrivants plus pointilleux sur le vocabulaire et la syntaxe. 

Qu’est-ce que c’est qu’une histoire “bien construite”  ?

C’est une histoire que le lecteur ne veut pas cesser de lire... et dont la fin ne le laisse pas sur sa faim. Autrement dit : une histoire livrée de manière intéressante (on y apprend des choses) et par petites touches (on a envie de connaître la suite), jusqu’à la conclusion, qui doit éclairer la plupart des questions soulevées en chemin. Tous les itinéraires doivent se conclure, rien d'important ne doit être laissé dans le vague - à moins, évidemment, qu’on ne veuille écrire une suite. 

J'ai l'idée, un peu simpliste sans doute, qu’un bon roman - je veux dire, un roman bien construit - tient les promesses implicites ou explicites de ses prémices et de son chapitre d'exposition. Et que ça se sent dans son titre. Quand vous ouvrez un livre intitulé L’île au trésor, il faut que ce soit un roman d'aventures. Quand ole début d’un roman comme Une étude en rouge vous présente un individu dont les pouvoirs de déduction sont extraordinaires, il faut que la suite du roman le montre en action. Et si vous croisez un roman intitulé fils, vous vous attendez à ce que la polysémie du titre reflète le contenu - qu'il y soit question de liens et de relations mère/femme-fils/homme. Un roman, c'est une promesse.

La meilleure représentation de cette “promesse”, elle est énoncée au début d’un film formidable, The Princess Bride, de Rob Reiner, qui est aujourd’hui un classique populaire dans le monde entier. Au début du film, un garçon d’une douzaine d’années est au lit avec la grippe, il joue à un jeu vidéo sans intérêt, et sa mère annonce que son grand-père vient lui tenir compagnie. Le grand père, qui est interprété par Peter Falk, lui apporte un livre qu’on se lit de génération en génération dans leur famille. Il lui annonce de l’aventure, des mystères, de l’amour, des trahisons, des vengeances... Le gamin accepte, à contrecoeur, d’écouter l’histoire (il est sûr qu'il va s'ennuyer). Nous sommes tous ce petit garçon malade : on veut bien écouter une histoire à condition qu’elle nous emballe, qu'elle nous transporte. Alors bien sûr il y a de multiples manières d'emballer les lecteurs, des genres très nombreux, des procédés tous plus roués les uns que les autres. Peu importe ceux qu’on choisit, l’essentiel est qu’à la fin, le lecteur ne soit pas déçu.  




Et comment faites-vous pour ne pas décevoir le lecteur ?

Je fais de mon mieux ! En jouant, en m’amusant, en gardant à l’esprit les lectures qui m’ont transporté autrefois, pour faire plaisir au lecteur que je suis. Je sais ce qu'est une péripétie (j'en ai lu beaucoup) alors j'essaie d'en construire qui me font plaisir à lire. En espérant que d'autres lecteurs les apprécieront. En écrivant le Chœur des femmes, j’avais décidé qu’il ne s’agirait pas purement et simplement de l’histoire d’un jeune médecin arrogant transformé par un vieux routier. Je voulais parler aussi de la quête symbolique que Jean et Karma mènent, chacun de leur côté, et au lieu de les traiter séparément, j’ai eu l’idée de les lier l’un à l’autre. Et pour ça j’ai dû inventer – je veux dire par là « imaginer » et « mettre au point » - une sombre histoire de famille, avec abandon d’enfant, falsification d’identité, trafic d’influence et autres complexités administratives. Il a fallu que je bosse non seulement sur des questions juridiques, mais aussi sur l’aspect psychologique de ce que je construisais. Ça m’a demandé beaucoup de réflexion, d’hypothèses, de simulations, mais j’ai fini par élaborer une histoire plausible. Mélodramatique, certes, mais plausible à mes yeux. Elle ne l’est pas pour tout le monde – certains critiques, certains lecteurs n’ont pas « mordu » et on trouvé ça tiré par les cheveux ou ridicule. Mais j’aime ma fin, et je n’en changerais pas une virgule. Chaque fois que je la relis, j’ai les larmes aux yeux, et c’est exactement l’effet que je voulais obtenir.

Evidemment, je sais que ça marchera pour des lectrices et des  lecteurs qui ont des goûts similaires aux miens et seulement pour ceux et celles-là. Mais je n’ai pas pour vocation de plaire à tout le monde, ce serait vaniteux. J’écris pour les lecteurs à qui je ressemble. C’est un peu comme un musicien ou un chanteur des rues. S’il joue du violon ou de la harpe, il va attirer les passants qui aiment ces instruments et leur répertoire. S’il chante du Bob Dylan ou du John Lennon, il en attirera d’autres. Moi, j’écris un certain genre d’histoires, qui intéresse un certain type de lecteurs. Je n’en connais pas le nombre, qui varie d’ailleurs d’un livre à l’autre parce que je n’écris pas tout à fait le même livre à chaque fois, j’explore des genres divers et des formes différentes. Alors, un lecteur peut aimer certains de mes livres et ne pas aimer ou ne pas être tenté par d’autres. C’est comme ça, je le sais et ça ne me peine pas. Personne n’est obligé de me suivre.

Quand quelqu’un me lit, j’espère qu’il ou elle le fait librement, par plaisir, et non par obligation. Le lecteur n’est déçu que s’il attendait la même chose. Il devrait se douter qu’il ne retrouvera pas le même plaisir, mais qu’il sera entraîné dans une expérience différente. C’est ce que je recherche dans chaque livre, même si les thèmes en sont proches, et je ne m’attends pas à ce que les lecteurs de l’un de mes livres retrouvent la même chose dans les autres. Je trouve déjà qu'avoir des lecteurs pour un livre, c'est une chance considérable.

C'est aussi pour ça que je ne suis jamais sûr de "réussir" chaque fois que je commence un nouveau livre. J'ai au moins deux incertitudes : "Est-ce que je vais écrire un livre qui plaira à mon lecteur intérieur ?" et "Est-ce que le livre plaira aux lecteurs/trices extérieur(e)s ?" Quand j'écris un livre (surtout quand je suis fatigué, quand je n'avance pas), ces deux questions sont toujours présentes. Et le doute persiste après que le livre est terminé : quand il est publié, et bien après.

Vous avez publié beaucoup de livres. Et ce doute persiste, malgré tout ? 

J'ai publié une cinquantaine de livres, une dizaine ont rencontré un succès important. Je n'ai donc pas à me plaindre, ni en termes de reconnaissance publique, ni des bienfaits matériels que ça m'a apporté. Mais le seul livre qui compte, émotionnellement parlant, est celui que j'écris, au moment où je l'écris, et jusqu'à ce que je sois plongé dans l'écriture du suivant, ce qui peut demander plusieurs mois. Le doute est, en quelque sorte, consubstantiel à l'écriture de mes textes de fiction - j'ai beaucoup moins de doutes quand j'écris un article pamphlétaire ou un texte enthousiaste au sujet d'une télésérie. Et chaque fois que j'écris un roman, surtout quand il s'agit d'un projet personnel, né de mon seul désir, le doute revient.



Et n'est pas la réception du texte qui me préoccupe, pendant l'écriture : c'est le doute sur l'intérêt du texte "dans l'absolu" (il y a tellement de livres à lire, pourquoi en écrire un de plus ?), le doute sur ma capacité à l'écrire jusqu'au bout, à le construire de manière satisfaisante à mes propres yeux. Quand il est terminé et publié, je ressens un certain soulagement. Je peux être triste qu'il n'ait pas la réception que j'espérais mais au moins il est écrit, et je sais que j'ai fait du mieux que j'ai pu. Et puis, le projet suivant prend le dessus. Dans un premier temps, c'est excitant, enivrant, même... Mais au bout d'un moment, le doute revient.

J'imagine que c'est la même chose quand on se dit : "Je vais traverser la Manche à la nage", c'est excitant, on planifie ça en long, en large et en travers. Et puis le jour où on se jette à l'eau on se dit : "Bon Dieu ! Comment je vais faire pour nager sur trente kilomètres ???"

Finalement, ce dont je doute, c'est de parvenir à achever mes textes. Et le fait d'avoir publié des dizaines de bouquins et des centaines de textes divers - articles, nouvelles, chroniques - n'y change rien. Comme si j'avais chaque jour quelque chose à prouver.

Il y a un an ou deux, quand Philip Roth a annoncé qu'il avait définitivement cessé d'écrire, je me suis dit : "Bon, c'est pas comme s'il avait encore quelque chose à prouver". Mais je me demande si je ne faisais pas erreur. Il n'a plus envie d'écrire de la fiction. C'est un état que je n'imagine tout simplement pas. Je ne m'imagine pas n'ayant plus envie de raconter des histoires - oralement ou par écrit. Peut-être que lorsque le désir n'est plus là, le doute disparaît. Si c'est le cas, je n'ai pas envie que le désir s'en aille. Je préfère garder mes doutes. 

(A suivre...)








mercredi 12 novembre 2014

La narration, l'éthique, le soin

à Matteo Coen



Mais nous n'avons que ça, finalement. 
Des histoires. Pour nous apprendre à vivre, 
pour nous préparer à mourir. 
Emmanuel Zacks


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Une histoire (ici, j'entends "histoire" au sens de récit, de narration), ce n'est pas qu'une anecdote, un souvenir, une réminiscence, une vision du futur, un écho du passé ou une blague. Une histoire, ça contient beaucoup de choses. Prenez l'histoire suivante :

Dans une petite communauté juive (un ghetto en Pologne ou le quartier juif d'une ville d'Afrique du Nord), le rabbin et la guérisseuse sont deux piliers très respectés de la communauté. Un jour, le rabbin consulte la guérisseuse.

(NB : je vous raconte l'histoire comme je l'ai entendue, mais il pourrait s'agir d'un rabbin et d'un guérisseur ; aujourd'hui ça pourrait aussi être, dans certaines communautés, une femme rabbin et un guérisseur ou une femme rabbin et une guérisseuse – l'important dans cette histoire n'est pas le genre des protagonistes, ni leur statut, mais leur attitude respective).  

"J'ai des rhumatismes, dit le rabbin. Donne-moi de quoi les soulager." La guérisseuse lui donne une fiole contenant de quoi se soigner pendant une semaine, en lui demandant de revenir en chercher une nouvelle huit jours plus tard. Le rabbin secoue la tête. "Mes rhumatismes sont chroniques. Je fais la prière pour les circoncisions, les mariages, les décès ; j'enseigne la lecture de la Thorah aux enfants ; j'assiste ceux qui ont besoin d'un soutien moral. Je sers de médiateur dans les conflits. Je représente la communauté auprès des autorités de la province. Je dois pouvoir servir la communauté sans avoir besoin de venir te voir tous les quatre matins. Donne-moi la recette de cette potion, afin que je puisse la préparer moi-même."

La guérisseuse refuse : la recette est secrète, elle se transmet de mère en fille. Le rabbin insiste : en lui imposant de rester dépendant, elle compromet son autonomie. La guérisseuse consent à lui donner la recette, à une condition : il doit jurer devant Dieu qu'il ne révèlera cette recette à personne. Le rabbin réfléchit, puis jure. Le vendredi suivant, devant la congrégation assemblée dans la synagogue, il révèle la recette à tout le monde.


Une histoire dit toujours quelque chose sur celui ou celle qui la raconte.

J'ai beaucoup à dire au sujet de cette histoire et ce, avant même de parler de ce qu'elle contient. Je l'ai entendue en 1998, à Paris, de la bouche d'un rabbin (évidemment) qui donnait à une association de médecins une conférence intitulée : "L'éthique, de l'embryon à l'agonisant". Elle m'a beaucoup frappé. D'abord, bien sûr, parce que tout ce que ce rabbin a raconté pendant la conférence était à mille lieues du dogmatisme de beaucoup de médecins. Ce que j'ai retenu de son point de vue et de ses conceptions de la Torah était très sensiblement ceci : les soignants ont pour première mission de soulager les souffrances humaines, fût-ce en contournant les "lois" divines. Aucun dogme ne justifie de faire ou de laisser souffrir quiconque.

Né dans une famille juive, élevé par un père et une mère qui connaissaient bien leur culture et leurs coutumes, je suis inévitablement de parti-pris. Je suis athée, je n'ai ni affiliation ni pratique religieuse mais cette histoire, par ses résonances affectives, me touche probablement de manière plus intime que si j'avais été catholique, protestant ou bouddhiste.

Et, de fait, j'aurais très bien pu transformer l'histoire en remplaçant le rabbin par le chef (le maire) du village : le sens en serait le même (j'y reviendrai). Néanmoins, en choisissant de la raconter ainsi, je vous dis quelque chose sur moi, en particulier la valeur que je lui accorde et (un peu) qui je suis : il est rare que des non-juifs racontent des histoires de rabbin.

Une histoire contient toujours plus que son anecdote apparente.

Prenez l'Odyssée. Je ne choisis pas cette œuvre par hasard. Elle est analysée en détail par Brian Boyd dans On the Origin of Stories – Evolution, Cognition and Fiction. Le texte attribué à Homère raconte comment Ulysse rentre chez lui. Ce faisant, il donne des indications de nature diverse : géographiques, ethnologiques et culturelles (Ulysse rencontre des peuples variés, mais il est aussi beaucoup question de ce qui se passe à Ithaque pendant son absence, entre Pénélope et les prétendants), religieuses (il y est beaucoup question des dieux et de leurs relations avec les humains), stratégiques, affectives et familiales (Pénélope veut rester fidèle à Ulysse, Ulysse veut retrouver Pénélope et son fils, Télémaque part à la recherche de son père) ; c'est un roman d'aventures, un roman d'amour, un roman familial, un roman de mœurs (le récit nous apprend beaucoup de choses sur les coutumes et valeurs des Grecs à l'époque où il est composé). Et, bien sûr, la dimension morale est omniprésente.



Toute histoire contient des informations : celle que je vous ai racontée plus haut, par exemple, nous rappelle (ou, si nous l'ignorions, nous apprend) qu'avant les médecins, il y avait des guérisseurs/ses, des shamans, des "hommes-" et des "femmes-médecine" ; elle indique aussi le rôle social et les fonctions d'un rabbin dans une communauté juive ; elle dit que la communauté se rassemble pour la prière à la synagogue, le vendredi soir. Elle nous rappelle aussi que la maladie (et, ici, la douleur, le vieillissement, le handicap) peut toucher tout le monde. Même l'homme éduqué, informé, qu'est un rabbin peut être malade et avoir besoin de soins (une guérisseuse aussi, mais c'est une autre histoire). Elle nous rappelle que la transmission du savoir, c'est parfois la transmission des secrets - ou leur révélation. Etc.  

Toute histoire parle de conflits – personnels, sociaux, intérieurs.
Celle-ci est le récit d'un bras-de-fer et d'un dilemme. Dans un premier temps, le rabbin semble dépendre de la guérisseuse : il ne peut pas se soigner sans son aide. Son autonomie est soumise au bon vouloir de la soignante. Dans un second temps, on voit qu'il n'en est rien : il insiste pour disposer librement de la recette en faisant appel à son sens communautaire. Ici, c'est lui qui a la main. Elle peut détenir des secrets thérapeutiques, mais l'autorité morale, c'est lui qui en est le dépositaire. La guérisseuse a du respect pour lui, elle cède. (C'est pour cette raison que le rabbin pourrait être remplacé par le maire du village...) Mais pas complètement : elle lui impose de garder le secret. Et, pour ce faire, elle en appelle à leur arbitre commun : Dieu. En un sens, l'histoire raconte non seulement une lutte de pouvoir, mais aussi une alliance et un statu quo. Les deux adversaires se sont mis d'accord, en s'assurant que leur "autorité" à chacun est préservée.

Toute histoire parle de valeurs et donc, souvent, de conflit de valeurs : ici, entre les valeurs du rabbin et celles de la guérisseuse. Mais il est aussi ici question d'une double transgression : le rabbin se parjure en révélant la recette de la potion anti-douleur à tout le monde et il viole le contrat moral qui le liait, par son serment, à la guérisseuse. Ce faisant, il risque gros. Même si Dieu ne le frappe pas de sa foudre sur le champ, la guérisseuse peut très bien décider de le dénoncer et de lui faire perdre toute crédibilité auprès de la communauté. S'il ne tient pas sa parole, qui peut lui faire confiance ?

Par conséquent, toute histoire parle de morale, d'éthique. Pour simplifier, il y a trois grands registres éthiques : l'éthique de la vertu ("Mes actes sont bons si je suis un individu bon, vertueux") ; l'éthique déontologique ("Mes actes sont bons s'ils respectent un code moral commun à mon groupe social ou professionnel") ; l'éthique conséquentialiste ("Mes actes sont bons si leurs conséquences, leurs effets sont bénéfiques ; si mon objectif est de poser des actes bénéfiques pour le plus grand nombre, je suis un conséquentialiste utilitariste").

Une histoire prend son relief (son sens) dans les yeux de celui ou celle qui la reçoit

Pour les critiques littéraires"évolutionnistes" (dont Brian Boyd fait partie), les histoires ne sont pas un produit de la culture humaine, elles en sont le fondement. Pour que les cultures humaines puissent s'élaborer, il a fallu d'abord que les Humains élaborent des récits. Et tout porte à croire que ce sont les récits qui ont permis aux êtres humains de quitter leur zone d'origine (l'Afrique) pour explorer toute la planète. Car beaucoup d'animaux communiquent par signaux sonores, visuels, olfactifs pour indiquer le danger ou la présence de prédateurs. Mais à ce jour, seuls les êtres humains sont capables de condenser, de conserver et de transmettre une foule d'information sous la forme d'un récit. 

Ainsi, par exemple :

"Après avoir franchi les collines qui se trouvent au levant, je suis descendu vers la vallée pendant des jours et des lunes jusqu'à ce que je rencontre un grand fleuve ; j'ai suivi son courant ; lorsque je suis arrivé là où les eaux tombent dans le vide, j'ai descendu un sentier au flanc de la falaise depuis le moment où le soleil était en haut du ciel jusqu'au moment où le ciel a rougi. Au bas de la falaise, j'ai traversé la brume et les grondements, et je suis arrivé devant une grande étendue d'eau calme. Là, les baies et les fruits sont abondants. Gibier et poisson sont abondants.  Je n'ai pas rencontré de prédateur, ni d'autres humains comme nous. Ici, nous n'avons plus de quoi manger, la terre est sèche et le gibier rare. Prenons nos enfants et nos outils et allons vivre une nouvelle vie là-bas."

L'intérêt du récit est multiple : c'est un concentré d'informations qui peut être partagé avec tout le monde sans aucun outil, et qui permet à celui qui le reçoit de connaître le chemin fait par celui qui l'a composé et de le refaire., en tout, en partie ou pas du tout. Il ne nécessite aucune trace physique (elles sont incluses dans le récit) ; il peut contenir des informations ponctuelles précieuses ("Attention en marchant sur les roches dans la brume : ça glisse !") ; il peut être enrichi par les émotions du narrateur ("Arrivé à la grande chute d'eau, j'ai eu peur de tomber moi aussi." "Quand j'ai découvert le lac calme, mon cœur s'est envolé comme un oiseau."). Etc.

Les histoires font partie de l'expérience humaine – et la modèlent en retour

Pour les critiques évolutionnistes, la narration est consubstantielle à la "nature" humaine. Il n'y a pas de culture sans narration : même sans écriture ou culture de l'écrit, même sans paroles, la narration est omniprésente, dans toutes les situations humaines – pensez au langage par signes, aux films muets, aux mimes, aux dessins animés sans paroles (Tom & Jerry…). Et les récits ne sont pas "juste" des histoires. Ce sont des véhicules d'idées, de valeurs, d'enseignements. Ce sont des simulations de situations que nous ne pouvons pas avoir encore vécues mais que nous pourrions être amenés à vivre. Ce sont des entraînements virtuels à la vie. Pensez aux contes de fée, dont la morale est destinée à "guider" le comportement des enfants quand ils seront adultes ; pensez aux récits légendaires, qui montrent dieux et héros comme des modèles de rôle ; pensez aux récits religieux, qui donnent en exemple ceux qui respectent la parole divine et décrivent le châtiment de ceux qui la transgressent.

Le récit occupe une place tellement importante dans notre fonctionnement mental qu'il fait partie de nos critères de qualité. Un livre ou un film peuvent être bien écrit ou bien tourné, s'il ne s'y passe pas grand-chose, on s'emmerde. Une histoire drôle qui n'est pas drôle (qui ne se termine pas sur une chute) nous fait secouer la tête et lever les yeux au ciel. Une télésérie qui n'a pas de fin (ou dont la fin nous déçoit) nous met en colère. Nous aimons suivre des personnages pendant longtemps, nous aimons les histoires à rebondissements, nous aimons les histoires d'amour, les histoires de revanche ou de vengeance, les retrouvailles et les réconciliations, parce qu'elles font écho à nos vies (et à la manière dont nous aimerions les vivre, ou les avoir vécues).

Les histoires nous apprennent à vivre en nous disant que la vie est souvent complexe, difficile, douloureuse, mais aussi surprenante et source de joie. Les histoires nous préparent aux rencontres, aux ruptures, aux déceptions, aux conflits, à la maladie, à la mort. Les histoires nous apprennent ce que sont le courage et la lâcheté, la générosité et l'égoïsme, la bonté et la méchanceté, la douceur et la violence. Tout ce que nous avons besoin de savoir de la vie, nous l'apprenons en recevant des histoires.

Bonnes et mauvaises histoires

De tout ce qui précède – si vous m'avez suivi jusqu'ici – il découle qu'une histoire peut être "bonne" ou "mauvaise", et d'abord, narrativement parlant. Selon quels critères ? Je serais tenté de dire qu'il n'y en a qu'un qui vaille ; à savoir : la satisfaction de celui ou celle qui la reçoit. Depuis qu'un de nos proches nous a "lu" ou raconté notre premier livre en carton préféré, chacun de nous, au fil des années, a constitué sa propre expérience des histoires. Nous savons très vite quelles histoires nous préférons (celles qui font rire, celles qui font peur, celles qui sont tristes, celles qui sont mystérieuses, celles qui nous décrivent des mondes inconnus…) et ce que nous en attendons.

Certains d'entre nous acceptent d'être surpris et d'entendre des histoires inhabituelles. D'autres tiennent à "leurs" histoires et ne veulent pas en sortir. Certains d'entre nous, lorsqu'ils aiment une histoire écrite par un auteur, lisent toutes les histoires écrites par cet auteur (et ils sont parfois très sévères quand toutes les histoires ne les satisfont pas autant que la première). Certains préfèrent des histoires très complexes, d'autres préfèrent des histoires très simples. Certains préfèrent les dentelles de mots finements assemblés ; d'autres les phrases qui s'entrechoquent avec fracas. Bref, tous les goûts sont dans la nature. Et ça tombe bien : des histoires, il y en a pour tous les goûts. Et tout humain peut raconter des histoires. Les moyens ne manquent pas : conte, fable, poème épique, chanson, nouvelle, novella, roman, saga, bande dessinée, graphic novel, one-man-show, pièce de théâtre, ballet, spectacle de marionnettes, dessin animé, film, télésérie, jeu vidéo – et j'en oublie certainement.

Et on n'est pas obligé de s'en tenir à la fiction : dans le monde anglo-saxon, bon nombre de livres de sciences humaines (histoire, géographie, anthropologie, psychologie, etc.) destinés au grand public sont des livres narratifs : ils développent leur argumentation au fil d'anecdotes et de récits. Cette narrativité est également omniprésente dans la pratique journalistique anglo-saxonne, y compris dans le domaine scientifique. Les notions les plus complexes font couramment l'objet de récits relatant comment tel chercheur, tel accident, telle succession d'événements ont présidé à leur élaboration. Bill Bryson, auteur de livres merveilleux tels que Une histoire de tout, ou presque (A Short History of Nearly Everything) et Une histoire du monde sans sortir de chez moi (At Home) - illustre à merveille cette capacité. En plus d'être prodigieusement instructifs, ses livres sont drôles – et ils sont entièrement construits sur un mode narratif.

La supériorité du narratif dans l'enseignement n'échappe à personne. La différence entre un cours sinistre et un cours intéressant, c'est que dans l'un des deux, l'enseignant raconte des histoires mémorables. Un cours qui se contente d'énumérer des notions n'est pas seulement sinistre, il est indigeste. Mais une bonne histoire permet d'assimiler des notions, et de les conserver en tête.

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(Un jour, j'étais dans la 4L de mon père. Je l'accompagnais pendant qu'il faisait ses visites. Je ne conduisais pas encore, j'étais adolescent. A un moment donné (il roulait tranquillement dans une rue de Pithiviers), il me dit : "Imagine que tu es au volant. Tu vois un ballon traverser la rue. Que fais-tu ?"
Moi : "Euh... je sais pas ?"
Lui : "Tu freines. Tu t'arrêtes tout de suite. Tu sais pourquoi ?"
Moi : "Non".
Lui : "Parce que derrière le ballon, il y a un gamin qui court pour le rattraper."

Cette conversation, je ne l'ai jamais oubliée. J'y pense chaque fois que je prends le volant.
J'en ai fait une histoire, que je viens de vous raconter.
Je parie que bon nombre d'entre vous s'en souviendront aussi.)

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S'il y a de bonnes et de mauvaises histoires narrativement parlant ; il y a aussi des histoires moralement bonnes et des histoires moralement mauvaises. On ne peut pas être un individu constamment vertueux, mais on peut concevoir des histoires qui le soient (ou qui s'efforcent de l'être). Oui, je sais ce qu'on dit : "On ne fait pas de la littérature avec des bons sentiments." Mais les histoires, ça n'a pas besoin d'être de la littérature (traduire : "de l'art"). La littérature n'est qu'une manière parmi d'autres de raconter des histoires. Et je crois sincèrement qu'on peut aspirer à raconter des histoires qui soient (en première approximation) moralement bonnes (qu'on qualifiera d' "éthiques"), et à identifier les histoires qui sont moralement mauvaises (qu'on qualifiera de "non éthiques").

Ainsi, par exemple les histoires qui se moquent ou dénigrent ou expriment du mépris envers des individus, pour quelque raison que ce soit, sont (à mon sens) non-éthiques. Les histoires qui prônent la supériorité d'une caste ou d'une société, qui appellent à la guerre ou à la haine, sont également non-éthiques. Les histoires qui manipulent les sentiments du lecteur pour lui faire croire des choses fausses ne le sont pas. En revanche, les histoires qui partagent du savoir sont éthiques. Les histoires qui parlent de la nature humaine et de sa complexité sont éthiques. Les histoires qui ont pour effet, sur l'auditeur (le spectateur) de nuancer sa vision du monde sont éthiques. Les histoires qui visent à contester un ordre établi, oppressant et arbitraire, sont éthiques. Celles qui donnent la parole à ceux qui ne l'ont pas sont éthiques, elles aussi.

Bien sûr, on pourra discuter sans fin autour de ce qui est éthique et de ce qui ne l'est pas, dans une narration. Mais au moins, on est en droit d'affirmer que raconter des histoires n'est jamais "moralement neutre" – et que, par conséquent, aucun narrateur ne l'est non plus. (Même si les narrateurs peuvent raconter leurs histoires sans avoir d'objectif ou de discours moral conscient ou délibéré en tête.)

Les histoires "éthiques" (moralement bonnes) sont-elles de bonnes histoires ?

En admettant qu'on puisse déterminer si une histoire est "éthique" ou non et, de ce fait, décider d'écrire des histoires éthiques plutôt que moralement crapuleuses, est-ce que les histoires "éthiques" sont toujours de bonnes histoires ? Une histoire qui s'efforce d'être éthique ne risque-t-elle pas d'être surtout "politiquement correcte" – autrement dit : de véhiculer un discours rigide qui nivelle la pensée et gomme la réalité ? Et surtout, le lecteur ou l'auditeur d'une histoire éthique risque-t-il de penser que c'est une bonne histoire sous prétexte qu'elle est éthique ?

Ce risque, à mon humble avis, est purement théorique. Car il me semble que les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs sont en mesure de dire quelles histoires sont de bonnes histoires (narrativement parlant) et lesquelles ne le sont pas (qu'elles soient moralement acceptables ou non). Il y a un critère simple, certes subjectif, et éminemment variable d'une personne à une autre, mais qui ne trompe pas : une bonne histoire, c'est une histoire qu'on a plaisir à lire, à voir ou à entendre (qu'on ait ou non conscience de son contenu moral). Une bonne histoire est, une fois le livre posé, une fois sorti du cinéma, une histoire qu'on est content d'avoir lue, vue ou entendue. Une très bonne histoire, c'est une histoire qu'on serait volontiers prêt à relire, réentendre ou revoir – et qu'on recommande à ceux de nos amis avec qui on aime partager des histoires. Bref, ce qui permet de dire qu'une histoire est bonne, c'est le plaisir qu'on a (qu'on a eu, qu'on aura à nouveau) à la recevoir et à la partager.

Est-ce qu'une histoire "éthique" (moralement bonne) est forcément une bonne histoire ?

Non.

Même avec les meilleures intentions du monde, on peut être un mauvais narrateur. Il y a des romans et des films pleins de bons sentiments (ou de bonnes intentions) qui ne marchent pas. Qui tombent à plat. Qui échouent. Ils ne sont pas "mauvais", mais ils ne sont pas narrativement bons non plus. Et on peut écrire des histoires qui tiennent debout (et qui sont même captivantes) mais qui sont, moralement, nauséabondes. (Exemple bien connu des intellectuels français : Louis-Ferdinand Céline.)

Cela dit, une histoire qui "fait plaisir au lecteur de manière constructive" est sans aucun doute une histoire bien racontée (puisqu'elle fait plaisir) et une histoire éthique (parce qu'elle est constructive). Elle est bonne et en plus elle est bonne.

On notera que pour donner du plaisir au lecteur/spectateur, une histoire n'a pas besoin d'être gaie ou comique. Le Comte de Monte-Cristo, Roméo et Juliette ou Boyhood sont des histoires graves, mais elles nous remuent profondément. Et moralement parlant, elles sont pas mal non plus. 

Les bonnes histoires sont-elles toujours des histoires bonnes ("éthiques") ?

Non mais ce n'est pas une raison pour les mésestimer (et encore moins pour les mépriser ou mépriser leurs lecteurs). Elles peuvent ne pas être éthiques, sans être franchement nauséabondes non plus. Elles peuvent être "moralement peu signifiantes". Et, même si elles sont éminemment discutables les histoires ne sont pas des actes. Ce ne sont pas les histoires qui tuent, brûlent, maltraitent ou oppriment, mais les personnes qui se fondent sur ces histoires pour tuer, brûler, maltraiter ou opprimer. Ou le font sans même avoir besoin d'une histoire pour se justifier. 

Succès et "qualité"

J'ai la faiblesse de croire que si certains romans ou films ont beaucoup de succès c'est parce qu'ils apportent du plaisir à leur public. Et si tant de gens ont du plaisir à les recevoir, c'est parce que ce sont de bonnes histoires (à leurs yeux, au moins). Les débats et discussions contradictoires sur les "qualités artistiques" d'un livre ou d'un film à succès sont bien entendus parfaitement légitimes, mais ils ne permettent pas de les qualifier de "bons" ou "mauvais" dans l'absolu – puisque l'absolu de qualité n'existe pas. Les "qualités littéraires" d'un film ou d'un livre sont essentiellement liés à la perception de celui qui les regarde – laquelle découle de son éducation, de son milieu social, etc.

Par exemple, pour comparer deux univers qui relèvent du même genre narratif, j'aime beaucoup Star Wars (épisodes IV, V et VI) mais je ne trouve pas que ce soient des histoires moralement très développées et très éclairantes. Ce sont de bonnes histoires. Les histoires développées par les séries Star Trek (avant la main-mise réductrice de JJ Abrams) sont en revanche de vrais modèles de réflexion morale. Ce sont des histoires doublement bonnes. 

On a le droit de trouver un roman qualitativement mauvais, mais on n'est pas en droit de mépriser ceux et celles qui l'ont apprécié (au nom de quoi le pourrait-on ?) en extrapolant sa (non-)valeur morale de ses insuffisances formelles. On peut en revanche, tenter d'appréhender les valeurs morales qu'il véhicule (prône, défend, illustre). Seulement, pour ça, il faut le lire (ou le voir) et argumenter son analyse. Ainsi, il ne suffit pas de dire Fifty Shades of Grey est mal écrit et donc moralement discutable. C'est seulement une posture de classe, et non une critique valide.

Si Fifty Shades of Grey a touché autant de monde, c'est parce que pour beaucoup de ces lecteurs/lectrices, c'est une bonne histoire (narrativement). Et personne ne peut prouver le contraire. On peut trouver (après lecture) que les relations décrites dans FFoG sont moralement discutables mais ça ne change rien à la validité de son succès en tant que narration. Si c'était vraiment trop mal raconté, ça n'aurait pas marché ; on peut dire la même chose de The Da Vinci Code, ou des Harry Potter, par exemple : le succès lié au plaisir de lecture n'est pas réductible aux appréciations esthétiques ou morales émises par les critiques.

Autrement dit, on peut raconter une bonne histoire (une histoire qui fait plaisir à beaucoup de gens) sans pour autant que cette bonne histoire soit formellement "belle" aux yeux de ceux qui décident de ce qui est "beau" ou non (d'autant que les critères du beau sont furieusement liés à la culture environnante et aux valeurs dominantes, voir La distinction de Pierre Bourdieu).



De même, une histoire peut avoir du succès (être narrativement bonne) sans pour autant être "éthique". Elle peut être le véhicule de valeurs morales si confuses ou si rudimentaires que son contenu éthique est insignifiant, incertain ou indéfinissable. Mais le caractère rudimentaire est tout relatif : il peut être lié à la genèse du genre, et aux valeurs en cours à l'époque de sa naissance, et changer  avec le temps. Prenez par exemple le western, et la "simplicité" morale de The Great Train Robbery (Edwin S. Porter, 1903) - qui conte simplement une histoire de gendarmes et de voleurs - ou encore le portrait négatif des Indiens d'Amérique dans les westerns d'avant-guerre, et comparez-les à la complexité et à la subtilité des enjeux moraux présents dans The Searchers (John Ford, 1956), Rio Bravo (Howard Hawks, 1959), Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou Unforgiven (Clint Eastwood, 1992) – tous films qui ont rencontré un grand succès et sont réputés pour leurs qualités esthétiques et morales.

On pourrait faire la même remarque sur le film de guerre, qui compte nombre de productions de propagande pendant les conflits, et des œuvres beaucoup plus critiques à mesure qu'on s'éloigne de ceux-ci (Le Pont de la Rivière Kwai, David Lean 1957) … ou que de nouveaux conflits apparaissent : M*A*S*H le film (1970) et M*A*S*H la série (1972-1983), quoique situés pendant la guerre de Corée, ont été produits alors que la guerre du Vietnam (1955-1975) faisait rage ; tous deux en parlaient de manière à peine voilée.

Qu'est-ce qu'une " histoire bonne et éthique" (une histoire doublement bonne) ?

Pour être doublement bonne, une histoire devrait être conçue dans le respect de celles et ceux qui sont susceptibles de la recevoir, tant sur la forme que dans le fond. Elle n'est pas forcément conçue pour d'autres (on n'écrit pas seulement pour les autres, on écrit aussi pour soi), mais en gardant à l'esprit que d'autres vont prendre le temps de l'entendre. Le narrateur doit toujours avoir à coeur de respecter celles et ceux qui vont l'écouter. Il doit aspirer à "remuer" (sinon, à quoi bon écrire ?) mais aussi raconter avec loyauté.

La loyauté, ici, consiste à dire ce que l'on croit sans jamais oublier que le spectateur, le lecteur, pense ce qu'il veut. Que le propos de l'histoire n'est pas de le convaincre, de le culpabiliser ou de l'humilier : il n'a pas à se sentir coupable (ou inférieur) s'il n'aime pas l'histoire, il n'a pas à avoir honte si elle lui déplaît – a fortiori si c'est une histoire que beaucoup d'autres que lui apprécient. Toute histoire est criticable, mais une histoire loyale (donc, éthique) porte en elle-même la conscience d'une critique possible ; et elle assume ses responsabilités. Elle dit, implicitement : "Ce que je vous raconte est ce que j'ai perçu, ce que je ressens, ce que je crois. Vous êtes en droit de ne pas être d'accord avec moi." Elle ne dit jamais : "Ceux qui n'adhèrent pas à mon propos sont méprisables (ou stupides)." Une histoire éthique n'est jamais méprisante ou supérieure, elle n'est pas destinée à une élite, elle se donne à tout le monde, et laisse chacun la prendre ou la laisser.

En contrepartie, le narrateur qui fait son travail attend qu'on le lise loyalement. Que n'importe quel lecteur/auditeur puisse dire : "Je n'adhère pas à ce que vous écrivez, ma perception et mes valeurs sont autres" – mais que personne ne s'autorise à dire : "Vous êtes méprisable et ceux qui vous lisent le sont aussi." Le narrateur qui fait son travail attend que ceux qui aiment ses histoires puisse les apprécier sans rougir, et sans se faire houspiller par ceux qui ne les aiment pas.

Le narrateur est-il moralement responsable de ce qu'il raconte ?

Assurément. Prétendre le contraire, c'est laisser entendre qu'un narrateur n'est responsable que de la forme, pas du fond ; autrement dit : qu'il n'est pas l'auteur de ce qu'il produit…

Le narrateur est-il moralement responsable de ce qu'on fait de son histoire ?

Pas toujours, mais il est toujours possible de ne pas être la caution de ce qu'on en fait. Vendre les droits d'adaptation d'un roman au cinéma, c'est (qu'on le veuille ou non) cautionner l'équipe de production qui en fera un film. Toucher les dividendes, aussi. Si on ne veut pas risquer d'être "trahi", il faut exiger d'être partie prenante dans l'adaptation. Si ce n'est pas possible, alors il ne faut pas céder les droits d'exploitation. Si on veut clairement se désolidariser d'une adaptation cinématographique, il faut bien sûr le dire, mais il ne suffit pas de retirer son nom du générique. Il faut aussi refuser d'en tirer profit, et décider que les droits d'exploitation seront entièrement versés à un tiers, par exemple… On ne se défait pas de sa responsabilité aussi facilement que ça. Sauf quand on meurt. Victor Hugo n'est pas responsable de ce qu'on fait aujourd'hui des Misérables. (Cela dit, s'il était en vie, le petit père Victor Hugo, il n'aurait pas à avoir honte : Les Misérables est une histoire doublement bonne et aucune adaptation ne peut rien y changer.)

Est-ce qu'une histoire doublement bonne peut soigner ?

Je me suis éloigné de mon sujet initial, mais c'est pour mieux y revenir. L'histoire que je racontais au début (celle du rabbin et de la guérisseuse, vous vous souvenez ?) me semble doublement bonne, elle aussi. Pour ce qui concerne les soignants professionnels, c'est une histoire précieuse car c'est aussi une histoire qui soigne. Elle soigne les soignants : elle leur dit que leur obligation envers les patients l'emporte sur toutes les règles déontologiques et tous les serments extorqués. Elle soigne les patients : elle leur dit qu'un soignant voue d'abord et avant tout sa loyauté à ceux qui souffrent. Car, dans cette histoire, le soignant, ce n'est pas la guérisseuse, c'est le rabbin.

Soigner, c'est, tout simplement, très modestement, aider l'autre à sortir de l'ornière ou du fossé, pour qu'il continue sa route et avance, sans condition et sans attente de réciproque. Sans exercer de pouvoir. (J'exprime en détail cette vision du soin dans Le patient et le médecin.) Dans l'histoire du rabbin et de la guérisseuse, si le rabbin se parjure, c'est (à mon sens) parce qu'il trouve que le secret imposé par la guérisseuse est moralement inacceptable : celui qui détient le moyen de soulager la souffrance doit le partager avec tout le monde. Et parce que c'est la chose moralement la plus indiscutable, il choisit non seulement de trahir sa parole mais aussi de se parjurer. Aucune loi divine ne justifie de laisser les autres souffrir. 


Si l'on admet qu'une bonne histoire fait du bien (donne du plaisir) et qu'une histoire éthique a des effets positifs sur la vision du monde du lecteur/spectateur, alors on peut dire qu'une histoire bonne et éthique soigne. Elle peut soigner de différentes manières – par exemple : en partageant du savoir ; en révélant des situations ou des sentiments dont l'expression était jusque là "interdite" ; en prenant position contre une ou des injustices ; en décrivant la complexité de la condition humaine ; en soulevant des interrogations morales là où, auparavant, il semblait ne pas y en avoir ; en proposant des solutions ou des issues (théoriques ou concrètes) à des situations douloureuses ; en donnant la parole à des personnes ou à des situations jusque-là maintenues dans le silence.

Une histoire doublement bonne est un révélateur, au sens où autrefois on plongeait dans le révélateur le papier photographique pour y faire apparaître l'image ; elle est aussi un catalyseur - au sens de "substance qui accélère une transformation sans être elle-même transformée". Une bonne histoire donne du plaisir à beaucoup de gens. Une histoire doublement bonne fait plaisir, révèle et catalyse beaucoup de choses, chez beaucoup de gens. Elle les fait aller plus tôt, plus vite, plus loin qu'ils ne seraient allés spontanément – sans que le narrateur ait la moindre idée de ce qu'il a produit.

Et c'est aux lecteurs, aux spectateurs de dire ce que l'histoire leur a fait. C'est à eux de définir ce qu'est une bonne histoire et en quoi elle les a rendus "meilleurs". Tout comme c'est aux patients de dire si on les a, ou non, soignés.

Alors, raconter et soigner : même combat.
Et La Lotta Continua !




Marc Zaffran/Martin Winckler
Montréal, 12 novembre 2014