samedi 31 octobre 2015

Le métier d'écrivant (37) - N'avez-vous jamais eu envie d'écrire pour la télévision ?


Oh, si, et à plusieurs reprises, mais ça n’a jamais rien donné. 

Je ne me suis jamais caché d’aimer les séries : j'ai fait l'éloge de Urgences au journal de 13 heures d'Inter, le jour où on m'a remis le Prix du Livre Inter, en 1998. Puis j’ai eu la chance de voir un de mes romans magnifiquement adapté au cinéma par Michel Deville, ce qui m’a valu pendant les dix années qui ont suivi d’être sollicité au moins trois ou quatre fois par an par des producteurs de télévision. 
Ça se passait presque toujours de la même manière : ils déclaraient qu’ils avaient envie de travailler avec moi, on se rencontrait, ils m’invitaient à déjeuner, je décrivais trois ou quatre idées, ils m’écoutaient plus ou moins attentivement et… ils ne donnaient plus jamais signe de vie. J’en déduisais sans peine qu’ils n’aimaient pas mes idées ou qu’après m’avoir rencontré, ils n’avaient plus envie, finalement, de travailler avec moi. En fait, j'imagine que c'est parce que j'étais un peu trop provocateur. Il faut dire que l’écriture de fictions télévisées en France est bridée, on peut même dire castrée par une autocensure phénoménale de la part des producteurs, qui anticipent et répercutent sur les scénaristes trop entreprenant, sans jamais la contester (ils ont trop peur de ne plus bosser pour elles) la censure exercée par les chaînes. 

J’ai eu droit parfois à des réactions très précises. Par exemple, j’avais une idée de téléfilm auquel je tenais beaucoup, « Drôle d’histoire d’amour » que je décris dans Histoires en l’air (P.O.L, 2008). C’est le récit du coup de foudre entre une femme-médecin de presque cinquante ans et d’un garçon de dix-sept ans qui est en Terminale. Ce qui donne tout son sel à leur histoire, ce sont les réactions de leurs entourages respectifs : pourquoi réagit-on aussi mal aux histoires d’amour entre personnes d’âge très différent ? Qu’est-ce que ça met en jeu ? Qu’est-ce que ça bouscule dans les représentations intérieures de chacun ? 

(L'idée m'était venue en voyant Bob & Roseune minisérie britannique (6 épisodes) épatante de Russell T. Davies, qui a par la suite ressuscité Doctor WhoC'est l'histoire du coup de foudre entre un homme résolument gai et une femme... Je vous la recommande vivement.) 

Eh bien, chaque fois que j’ai raconté l’argument de mon téléfilm à un producteur, il m’a demandé : « Bon… Mais pourquoi n’inversez-vous pas les rôles ? » Et quand je répondais : « Mais enfin, un homme de cinquante ans et une adolescente, c'est Lolita, on a déjà vu ça cent fois, ça n’est pas la même histoire !!! » et je m'entendais dire  : « Oui, c’est vrai, mais telle que vous la décrivez, les chaînes n’en voudront jamais. » Aucun des producteurs ne m'a suggéré d'en faire un film de cinéma. J'imagine que personne n'en aurait voulu non plus... 

En 2009, quand je suis arrivé au Québec, j'ai vu que la cinéaste Sophie Lorain venait de tourner Les Grandes Chaleurs, qui raconte une histoire tout-à-fait similaire. Les Québecois sont bien moins pudibonds (et n'ont pas les mêmes préjugés d'âge et de genre) que les Français. 

Un autre de mes projets – que j’ai par la suite transformé en romans policiers – était la « réinvention », au vingtième siècle, du duo Sherlock Holmes/Watson. Mon Holmes serait juge d’instruction ; mon Watson, médecin légiste. Petite particularité : Holmes serait gai. J’avais des raisons bien précises pour qu’il le soit. A cette évocation, on me répondait invariablement : « Un personnage principal gai ? Les chaînes n’en voudront pas. » Fermez le ban !  


C’était en 2000, bien avant que la BBC ne produise la remarquable Sherlock, diffusée aujourd’hui dans le monde entier. Je n’imagine pas une seconde qu’une production française aurait pu atteindre le même niveau de qualité, mais la télévision hexagonale n’a même pas saisi l’occasion d’être en avance de dix ans sur la BBC. Quoi qu'il en soit, j'en ai fait des personnages d'une série de roman : Touche pas à mes deux seins, Mort in Vitro, Camisoles et Les Invisibles... et j'ai pu écrire ce que je voulais, sans contrôle, ni censure, ni limitation de budget, ni préjugé homophobe. 

Une autre fois, on m’a demandé de travailler à la série qui devait remplacer Docteur Sylvestre. Les producteurs étaient enthousiastes à l’idée que l’auteur de La maladie de Sachs co-écrive une série consacrée à la médecine générale. J’avais, lors d’une première rencontre, déclaré que je serais d’accord pour le faire à condition de pouvoir transposer des histoires vraies et des situations plausibles, car cela me semblait être la condition nécessaire à la qualité d’une fiction. Quelle naïveté ! 

J’ai commencé par suggérer la situation suivante : un jeune médecin fait un remplacement pendant un week-end de garde, dans un cabinet installé au pied d’une tour de douze étages, dans une banlieue « chaude ». L’un des deux ascenseurs est en panne, il y a là des familles immigrées, des personnes âgées, des jeunes gens au chômage... Le jeune médecin arrive le samedi à midi et repart le lundi à huit heures. Entretemps, il lui arrive beaucoup de choses, mais il a gagné le respect des habitants en leur montrant qu’il les respecte, lui aussi - et son remplacement nous a permis de découvrir avec lui des réalités humaines sans faire de la banlieue le ramassis de poncifs qu'on lit dans les journaux. 

On pouvait faire ça en quatre-vingt dix minutes, on n’avait besoin que d’un tout petit nombre de décors, le microcosme nous permettait de parler de la société entière ; bref, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Les producteurs ont secoué la tête : « Les chaînes n’en voudront pas. Trop social. »

Quelques temps après, on m’a soumis la « bible » de la série qui devait succéder à Dr Sylvestre. Le document était bourrée d’erreurs factuelles sur le travail des médecins. J’ai rencontré les deux scénaristes qui l’avaient écrit et qui m’ont déclaré sans honte que le réalisme ne les intéressait pas, qu’ils voulaient avant tout faire passer « des messages ». 

Je leur ai répondu que les scénaristes américains ou britanniques le faisaient très bien en racontant de bonnes histoires inspirées de la réalité… mais que la leur ne tenait pas debout. Pour vous donner un exemple : dans leur épisode pilote, le médecin prescrit des gélules antibiotiques grosses comme des berlingots à une petite fille de six ans. C'est pas très professionnel, alors que n’importe quelle mère de famille sait qu’il existe des formes pédiatriques en sirop ! Puis, quand il découvre que l’enfant n'a pas été « correctement » traitée par la mère, il entre à leur domicile sans y être invité (en brisant la porte-fenêtre) et emporte l’enfant à l’hôpital. Ce qui lui aurait valu dans la réalité d’être poursuivi en justice et frappé d’une interdiction d’exercer. Je leur ai dit : "Il ne peut pas faire ça. Et il serait beaucoup plus intéressant de respecter la réalité et de chercher une solution plausible, moins grossière et moins paresseuse que le faire entrer dans la maison par effraction." 

Ils l'ont très mal pris, ils sont allés protester auprès des producteurs, lesquels ont préféré me remercier. 

Je n’étais pas très surpris. Quand ils m’avaient demandé à quoi, à mon avis, devrait ressembler leur héros (un médecin remplaçant, je le répète), j’avais répondu : « Etant donné l'évolution de la démographie médicale en France, en toute bonne logique, ça devrait être une femme, issue d’une minorité. » Et je leur avais esquissé la scène inaugurale que je rêvais d’écrire : une mère de famille d’un milieu très bourgeois se voit empêchée de sortir dîner parce que sa fille a de la fièvre. Elle appelle le 15, on lui dit qu’on lui envoie quelqu'un. Quand on sonne, elle ouvre et se trouve face à une jeune femme souriante, qui porte un foulard sur la tête. La mère de famille demande, agacée : « Qu’est-ce que vous voulez ? » La jeune femme, sans perdre son sourire, soulève sa sacoche et répond : « Je suis le médecin de garde. » et bang ! on passe au générique. 

Ça aurait pu être le début d’une bonne histoire, je crois. Mais bien évidemment, les producteurs l’ont rejetée avec horreur. « N’y pensez pas ! Et de toute manière, les chaînes n’en voudront pas. » 

C'est pourtant le reflet d'une réalité qui s'approche : dans les amphithéâtres où je faisais des conférences sur la médecine générale, beaucoup d'étudiantes portaient un foulard. Ce n'est pas ça qui les empêchera d'être de bons médecins. Et à la télévision américaine ou canadienne, ce type de personnage ne fait fuir personne. 

Mais en France, quand certaines histoires sont éliminées d’emblée, au simple motif que « les chaînes n’en voudront pas », on est en droit de s’interroger sur les processus créatifs desdites chaînes et des maisons de production qui leur proposent des fictions. Et aussi sur les goûts et qualités des directeurs de la fiction. 

Ce qui me rappelle une autre anecdote, que m’a racontée Maurice Frydland, cinéaste de télévision chevronné, à qui on doit des joyaux comme Le Mystérieux Docteur Cornélius et certains des meilleurs épisodes de Nestor Burma. Un jour, il se présente avec son producteur et son scénariste devant la responsable de la fiction de la chaîne, qui venait de recevoir le scénario d’un Burma, justement. La dite (ir)responsable de la fiction, qui manifestement ne savait pas lire, se met à rayer devant eux, d’un trait de plume négligent, les scènes qu’elle trouve inutiles. D’abord stupéfait, Maurice finit par rompre le silence : « Je pense qu’à présent il est vraiment inutile de tourner le téléfilm : vous venez de supprimer la scène où Burma démasque l’assassin. »  

Ce mépris pour les histoires bien écrites – et pour leurs auteurs – est ancien, il remonte au milieu des années 80 (cession de TF1) ; il affecte toutes les chaînes, et presque tous les scénaristes français en souffrent - mis à part ceux qui ont pignon sur rue et sont dans les petits papiers des chaînes. Ces happy few produisent des fictions "de prestige" qui n'ont ni queue ni tête. Mais ils gagnent très bien leur vie... Ceux qui ont des idées courageuses, en revanche, tirent la langue et ne trouvent pas de boulot, sauf coup de chance plutôt rare. 

Or, tout bon scénariste, tout bon lecteur, tout bon spectateur le sait : il n’y a pas de bonne histoire sans conflit et les scénarios originaux et audacieux sont inévitablement provocateurs : ils remettent en cause les perceptions, les préjugés, l’ordre établi ; ils dénoncent la corruption des puissants, les injustices, les scandales à grande échelle. C’est ce qu’on admire dans les fictions américaines ou britanniques, en se délectant de la critique sociale, politique ou institutionnelle dont elles sont capables. 

Mais pas question que les fictions françaises fassent la même chose ! En France, dans les séries télé, on ne sait jamais qui est le président de la République car le monde réel n'existe pas. Aux Etats-Unis, dans The Good Wife, le cabinet d'avocats est écouté par la NSA, les partis politiques corrompus font capoter l'élection d'une candidate intègre, et le gouverneur de l'Illinois est candidat à l'institution du Parti Démocrate contre Hillary Clinton ! Tout sonne vrai parce que tout est ancré dans la réalité ! 

Au fil de ces expériences décevantes, et au gré de mon travail de critique télé à TéléCableSatellite Hebdo entre 1997 et 2004, j’ai fini par conclure avec beaucoup de tristesse qu'il n’est, dans l'immense majorité des cas, pas possible de porter à l'écran des scénarios audacieux à la télévision française : tout est censuré avant même d’avoir été écrit. Au début des années 2000, je disais volontiers que la fiction télévisée française était à peu près aussi révolutionnaire que la peinture soviétique des années Trente... Je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup changé.  

J’aurais aimé écrire au moins un téléfilm ou une série mais au vu des quelques expériences que je viens de décrire, je n’aurais pas pu le faire sans bras-de-fer et luttes de pouvoir. Et je n'aime ni les luttes de pouvoir, ni les ronds-de-jambes. 

Un jour, j'ai fait pour France Inter une chronique incendiaire au sujet de la suppression d'Age Sensibleune très bonne série, drôle, intelligente et engagée. Elle était consacrée à des étudiants vivant ensemble en cité universitaire. Elle aurait dû être diffusée à 18.30 ou 19.00 mais France 2 l'avait programmée dans l'après midi, entre les pubs pour assurances-obsèques et les spots pour caisses de retraite. Inutile de dire qu'elle ne faisait pas grande audience. Je ne me suis pas gêné pour dire à quel point je trouvais stupide cette programmation qui me faisait penser à des obsèques à la fosse commune. 

Le soir même, un producteur de télé très influent qui était en train de négocier (sans m'avoir prévenu, c'est dire le professionnalisme de l'individu) les droits d'adaptation d'un de mes romans policiers m'a appelé, furax, pour me reprocher d'avoir fait capoter son plan ! Je l'ai envoyé paître, en lui disant que même si j'avais été au courant, je n'aurais pas ménagé la chaîne en question. Alors, tout compte fait, je ne sais pas s'il est si surprenant que je n'aie jamais écrit de série télé... 

Au fil des années, les "invitations" de producteurs se sont faites plus rares : comme je m'exprimais sans ambage dans les journaux ou à la radio sur la pauvreté de leurs fictions, les chaînes ne voulaient pas entendre parler de moi. 

La dernière fois que j'ai été contacté pour un projet télévisé, c'est par une maison de production qui avait pris auprès de P.O.L une option sur les droits d'adaptation de mon roman Le Choeur des femmes, dans le but d'en faire une minisérie. Le projet était très sérieux : ils avaient le réalisateur, les scénaristes, de l'enthousiasme et la ferme volonté de la tourner. Il ne manquait plus qu'une chose : une chaîne pour la diffuser. 
C'était en 2009 ou 2010, je crois. Depuis, pas de nouvelles. 

MW