David Meulemans est éditeur, il dirige une maison âgée de 5 ans : Aux Forges de Vulcain. Jeune mais la valeur n'attend pas le nombre des années, n'est-ce pas ? (Cinq ans, c'est l'âge qu'avait P.O.L quand j'y ai publié mon premier roman, La Vacation). David m'a confié ce texte et je suis heureux de le publier ici. Et comme il se termine par deux questions, j'espère qu'il est à suivre. Ou que des internautes auront envie de donner leurs réponses.
MW
Il y a quelques années, j’ai visité, à trois jours d’écart, une grande librairie de New York, puis une grande librairie de Paris. A New York : gros livres, couvertures cartonnées, de toutes les couleurs, des gens de toutes les couleurs aussi, de toutes les tailles, de tous les sexes – de l’espace aussi. A Paris : des couvertures blanches, blanc cassé, ivoire – tous les livres se ressemblent. Tous travaillent à passer pour sérieux, nobles, élégants. Quand on les lit, on sait que, pour la plupart, ce n’est pas le cas. Ce sont de petits livres sans souffle ni ambition, des signes sociaux que l’on s’échange et qui, en dehors de ce commerce symbolique, sont inutiles.
A New York, ambiance de forum – à Paris, ambiance de cour.
Mais qu’est-ce que cela veut dire, dans les lettres, que la promesse démocratique ? Cette promesse qui aurait été faite il y a deux cents ans, et n’aurait pas encore été tenue ?
La France peine à être démocratique car elle n’est pas née avec la Révolution, avec la promesse démocratique, mais son époque démocratique s’est superposée à une longue époque autoritaire, dont elle garde des traces. Ce qui distingue les Etats-Unis de la France, c’est que les Etats-Unis sont nés démocratiques, ils ne le sont pas devenus. A l’inverse, nous conservons des habitudes peu démocratiques, comme un inconscient qui nous pousse, dès que nous le pouvons, à séparer et dominer.
En toute lucidité, cette description est caricaturale : elle est utile pour se mobiliser, mais sa justesse n’est pas assurée. Mais nos croyances politiques s’ancrent en nous pour des raisons rarement rationnelles – et une fois qu’elles ont sédimenté, il n’est plus guère possible de les abandonner.
Pourtant, ce beau schématisme, une réflexion récente l’a fait voler en éclat chez moi. Je lisais un article, je ne me souviens pas de son sujet, mais le journaliste, à un moment, au lieu d’écrire « en français », avait écrit « dans la langue de Molière ». Je me suis dit, pourquoi ? Qu’est-ce que notre langue a, qui lui viendrait de Molière ?
Le français est plus la langue de Molière que l’anglais n’est la langue de Shakespeare. Shakespeare a pour lui d’être le plus grand inventeur d’expressions et d’images de la langue anglaise. Mais, quand un Anglais déclame Shakespeare, il est très difficile de ne pas mesurer l’écart entre la langue de la rue et celle de cet auteur. Cela dit, la langue de Molière n’est pas plus notre langue quotidienne. Mais peut-être que l’écart est moins grand entre Molière et nous qu’entre Shakespeare et nos contemporains anglophones. A débattre.
Plus que les mots, ce qui est étonnant, c’est que la France ait pris Molière comme saint patron. En un sens, on pourrait dire qu’il incarne l’esprit français – dans ce qu’il a d’irrévérencieux. Mais, en même temps, révérer un irrévérencieux, c’est un peu paradoxal, non ? Ah moins que ce soit le meilleur moyen de museler tous les irrévérencieux, en leur disant : mais si, regardez, on aime bien rire – on chante les louanges des comiques d’il y a trois cents ans ! Si on ne rit pas à vos blagues, c’est qu’elles ne seront pas drôles. Mourez, attendez trente ans, laissez la patine des ans faire son effet, et on vous encensera. On mettra sur vos textes de belles couvertures blanches, et on se les offrira à Noël.
Tout élève de lycée, à qui on a fait ânonner des explications de textes sur le « Bourgeois gentilhomme », aura appris deux choses, l’une fausse et l’autre vraie. Je vous laisse deviner – ou choisir – laquelle est vraie, laquelle est fausse. La première : Molière, ce n’est pas du tout drôle. La seconde : l’éducation à l’irrévérence, c’est une vaste blague.
Donc, c’est entendu, nous ne sommes que rarement dignes de Molière – dont la langue, en théorie, est notre langue.
Souvenons-nous du bourgeois gentilhomme. Le pauvre vit dans une société de classes. Il ne sera jamais noble. Mais il a du capital. On lui propose donc de transformer ce capital financier en capital culturel et symbolique. Il ne sera pas noble, mais il pratiquera le chant, l’escrime et la philosophie comme un noble. Ou, du moins, à l’image du noble.
Nous sommes des bourgeois gentilshommes, nous sommes des gueux qui, nés à un âge démocratique dans une nation souterrainement inégalitaire, rêvent de se distinguer, de pourvoir mépriser leur prochain avec nos oripeaux de noblesse. Bien souvent, nous n’aurons jamais le capital financier qui nous permettrait d’être une puissance de l’argent – nous nous contentons donc du capital symbolique.
Dans le monde des lettres, cela consiste à n’acheter et ne feindre d’aimer que des romans ou des essais qui nous permettent d’acquérir l’apparence du capital symbolique. Au mépris de toute expérience esthétique, au mépris de toute résistance que notre goût pourrait opposer, au mépris de toute liberté sociale. Nous utilisons les livres comme des armes dans la guerre sociale, comme un moyen de nous distinguer, en nous opposant.
Deux remarques.
D’une part, l’esprit de Molière peut amener à réinterroger une description de l’identité française comme un fond autoritaire sur lequel se serait imposé un glacis démocratique. Après tout, Molière, c’est très français, et c’est très antérieur à la Révolution. Même si j’ai tendance à proclamer que la France naît en 1789, je sens bien que cette assertion n’est pas juste.
D’autre part, on peut se demander : est-ce que nous sommes contraints de demeurer des bourgeois gentilshommes. Est-ce que faire des livres « à l’américaine », cela fait sens ? Ne faut-il pas continuer de faire des livres « à la française », traiter les Français comme ce qu’ils sont, pas ce que l’on voudrait qu’ils soient. Mais que sont-ils ? Nous sommes à la fois le bourgeois gentilhomme et l’auteur du bourgeois gentilhomme. L’espoir n’est donc pas perdu. Nous pouvons, dans les lettres, tenir la promesse démocratique. Mais peut-être que l’identité française, c’est cette lutte permanente entre les pauvres et les riches, entre l’esprit de cour et l’esprit de justice, entre l’esprit de corps et l’esprit qui ricane.
Et tout ceci m'amène à rappeler qu'un livre, c’est le support matériel d’un texte. Deux questions, donc : qu’est-ce qu’un livre démocratique ? Qu’est-ce qu’un texte démocratique ?
David Meulemans.