Il y a des instants, parfois des jours,
où la sensation de bonheur est si forte que quel que soit le lieu et
l’heure, on se sent conquérant de l’infini.
C’était un jour comme ça, j’avais
20 ans et je portais une robe rouge, longue et légère. Aimée et
désirée, j’avais l’éclat étrange qu’on prête aux déesses.
Et je me promenais, ravie de tout,
enchantée d’un rien. A Paris, je m’en souviens.
Le regard des hommes me frôlait,
brillant. Cela m’amusait sans me troubler. Tout semblait si aisé,
si beau, si normal. A une terrasse, le garçon de café, parfaitement
dans son rôle, se pencha sur moi, flatteur ; au bas d’un
escalator, un homme fit demi-tour pendant que je descendais, et
m’ouvrit les bras dans un geste presque d’impuissance
- Je vous attendais !
Je ne fus même pas étonnée. Je me
contentais de cette extravagance. Un inconnu m’avait attendu, moi,
parce que j’étais merveilleuse. Malgré cela, mon jeune âge, et
quelques doutes firent que je ne le suivis pas. A une dizaine d’année
de là, je souris, en pensant aux possibles qui m’avaient échappés.
A la Fnac des halles, cette immense
grotte qui engloutit les provinciales en quête de livres, je choisis
quelques lectures. Cette journée me donnait envie de m’alanguir,
de paresseusement grignoter des mots. Je pris de la science-fiction,
des romans classiques, et une couverture avec une femme nue, dorée,
enchainée, au regard magnifique. Je n’ai jamais choisi les livres
autrement qu’en fonction du titre ou de la couverture. Gourmande
plus que gourmée.
Avec mon sachet, je me voyais rejouer
Perrette et le pot au lait, le balançant gaiement, sure de mon
effet, me moquant gentiment de moi-même mais happant de mon sourire
ceux des autres qui croisaient mon regard malicieux.
Je m’assis devant une église, en
haut de marches. Je ne sais plus laquelle, et puis quelle
importance ! Ce que je savais, c’est qu’il y faisait calme
et frais, qu’il y avait d’autres comme moi, occupés à lire sous
le soleil de printemps. Sans choisir, je tirai au hasard dans le sac
pieusement déposé à mes pieds. Je regardai ceux de mes voisins
qui non accaparés m’avaient remarquée.
Et je plongeai.
C’était la première fois, que je
lisais un tel livre. Troublant, érotique, il passa sur moi, bien
inexpérimentée encore, comme un souffle haletant. Je perdis
complètement contact avec la réalité, vulnérable aux émotions
qui me traversaient. J’eus l’impression de flotter, ressentant les
contours de mon corps avec une étrange acuité. Je dus rougir,
j’avais chaud, ma respiration suivait le rythme de mes pulsions, je
palpitais doucement, soulevée de vagues vibrantes. J’allai jusqu’au bout, avec avidité.
Une nostalgie tendre et joyeuse
m’habita dès que les derniers mots moururent. Jamais plus je ne
connaîtrais cette sensation, cette première fois. Je restai un peu
penchée, attendant d’être prête à me détacher en douceur.
Quand enfin je relevai mon regard,
éblouie par le soleil, les yeux encore troubles, je fus happée par
celui d’un garçon de mon âge, en contrebas de moi sur les
marches, qui me fixait, rouge lui aussi. L’instant suspendu dura
dans cet échange muet. Il savait certainement d’où je venais, et
je savais qu’il s’était plu à m’observer. Par timidité, je
baissai les yeux, comme on fait en amour quand on en a trop dit.
Le souvenir de cette rencontre si douce
me caresse encore.
Loraine Cardamone