En France, où j’ai grandi, et plus encore que dans d’autres
pays, il me semble, les adultes « lettrés » ne jurent que par un
"canon" d’objets ou de lieux culturels : les musées et les
bibliothèques ; les romans, le théâtre et le cinéma "classiques"
; Roland Barthes et Michel Foucault ; etc. Tout ce qui n'appartient pas à ce
registre n'aurait pas les qualités suffisantes pour former l'esprit des jeunes
gens.
Ce canon est, bien sûr, fantasmatique. Alexandre Dumas et
Conan Doyle étaient en leur temps des auteurs populaires et non des icônes ;
Shakespeare et Corneille écrivaient pour faire de l’argent ; John Ford, Jean
Renoir et Akira Kurosawa produisaient leurs propres films ; quant à Bob
Kane, Hergé et Jean Giraud, qui vient de disparaître, ils n’imaginaient pas
passer à la postérité en créant Batman, Tintin et Le Major Fatal.
Tout part d'une posture de classe, qui consiste à assimiler
la culture française à la Culture, tout court ; autrement dit : à croire (et
affirmer) que les critères culturels français, sous prétexte qu'ils ont au
moins mille ans d'âge, au bas mot, sont universels. Et, par conséquent, tout
juger à l'aune de ces critères, exclusivement.
Cette posture, qui ne se cantonne pas aux productions culturelles,
découle de l'extrême hiérarchisation de la société (et de la pensée) en France
: Paris face à la province ; l'élite dirigeante face au peuple ; les « intellectuels »
face à ceux qui n’ont pas reçu l’éducation dont bénéficient les classes
favorisées. Elle s’appuie, de plus sur la survalorisation que la culture
française accorde au style contre le contenu, à l’écrit contre les autres
formes d’expression narrative, à la langue contre la narration.
Pour ma part, j’ai toujours accordé plus d’importance aux
histoires qu’à leur médium. A mes yeux, et pour paraphraser John Ford, un bon
roman, une bonne pièce, un bon film, une bonne BD, une bonne série
nécessitent trois éléments : une bonne histoire, une bonne histoire et une
bonne histoire. Mais j’ai grandi en
province, loin de Paris ; mon père, médecin profondément altruiste, lisait
des biographies et des essais sur la Shoah ; ma mère lisait des romans
policiers, des autobiographies et des romans historiques (elle adorait Han
Suyin, bien oubliée aujourd'hui) ; ma sœur rapportait les livres qu'elle
recevait à son travail en service de presse – et il y avait de tout. J’ai fait
mes études dans des écoles et un lycée public, et ma culture personnelle, je l’ai
trouvée dans les livres de la Bibliothèque pour tous, chez le marchands de
journaux, dans la librairie de ma petite ville, au pied du lit de mes parents
et, avec eux, en écoutant la radio et en regardant la télévision. Parfois, par
l'entrebaillement de la porte du salon alors que j'aurais dû être au lit. (Mais
je ne pouvais pas rater "Mission : Impossible" et "Les Cinq
Dernières minutes".)
2.
Dans les années soixante, en France, la télévision était un
monopole d'Etat, dont la mission était, précisément, d'apporter la culture à la
population (mais aussi des jeux pour la divertir, et des informations
soigneusement contrôlées pour lui indiquer quoi penser). En 1963, date à
laquelle j’ai commencé à la regarder régulièrement, elle n’avait qu’une chaîne (la
2e débuta en 1964, la 3e en 1972).[1] Si
j’avais vécu près des frontières, nous aurions pu recevoir les chaînes de pays
limitrophes, comme beaucoup Français vivant dans le Nord, en Alsace, dans le
Sud-Ouest ; mais nous vivions au centre du pays et mon horizon
audio-visuel se limitait à la télévision d’Etat. Entre les âges de 8 et 17 ans,
j’ai donc regardé La vie des animaux, de
Frédéric Rossif (1952-1966), l’émission hebdomadaire de cirque La piste aux étoiles (1954-1976 !) et toutes
les émissions de variétés (Le palmarès
des chansons, 1965-1968 ; Discorama,
1959-1975) qui recevaient Brel, Brassens, Gainsbourg, Barbara, Juliette Gréco,
Léo Ferré, Claude Nougaro et d’autres. J’étais cependant bien plus fasciné par
la fiction. Outre les adaptations télévisées de classiques de la littérature par
le Théâtre de la jeunesse de Claude
Santelli (1960-1968) je regardais feuilletons et séries, français et étrangers.
Les feuilletons
étaient ainsi nommés par analogie avec ceux de la presse : il s'agissait de
romans télévisuels découpés en un nombre fini de chapitres, souvent adaptés
d’une œuvre littéraire ; ils avaient un début (des épisodes d'exposition), un
milieu (des rebondissements divers et variés) et une fin. Le Chevalier de Maison-Rouge (4 épisodes, 1963), Janique Aimée (26 épisodes, 1963), L'abonné de la ligne U (40 épisodes,
1964), Rocambole (78 épisodes,
1964-1965), Belphégor (4 épisodes,
1965), L'âge heureux (8 épisodes, 1966) sont quelques-uns des
plus connus. Et si je les cite, c’est parce que je les ai regardés assidûment –
y compris Janique Aimée, qui passait
juste avant le journal de la première (et alors, unique) chaîne. J’étais un
téléspectateur compulsif, même si mes compulsions étaient séquentielles…
Les séries, pour
leur part, étaient des suites d'histoires complètes – des "nouvelles"
télévisées en quelque sorte. Dans le domaine français, j’ai regardé
régulièrement Thierry la Fronde (52
épisodes, 1963-1966), Les Globe-Trotters (39
épisodes, 1966-1968) et, à partir de 1964 - quand on m'autorisait à veiller,
car je n'avais alors que neuf ans -, Les
cinq dernières minutes (56 épisodes, 1958-1973), excellente suite policière dont chaque épisode explorait un
milieu professionnel nouveau et méconnu. J'avais déjà une nette préférence pour
les séries anglo-saxonnes, que je trouvais plus enlevées, plus rythmées, plus
léchées. Nombre d’entre elles – Zorro,
la série de Disney construite comme un serial
des années 40 ; Aventures dans les
îles (Adventures in Paradise), récit des tribulations du Capitaine Troy sur
son voilier, le Tiki ; Au nom de la loi (Wanted Dead or Alive), qui fit connaître
Steve McQueen - étaient très populaires en France, comme en témoignent la
couverture des magazines de télévision de l'époque, et l'accueil triomphal
qu'on faisait à leurs comédiens lorsqu'ils débarquaient à Orly. Il y eut aussi Les hommes volants (Ripcord), dont les
personnages étaient des parachutistes ; Chapeau
melon et bottes de cuir (The Avengers), Destination Danger (Danger Man), Mission : Impossible, Les
Mystères de l'Ouest (The Wild, Wild
West) et bien entendu, Le Prisonnier (The Prisoner).
J'étais très attaché à ces émissions. Elles rythmaient mes avant-soupers
tous les jours de la semaine, la soirée du samedi, le dimanche après-midi ;
chaque jour avait « sa » série. J'aimais les fictions télévisées bien
avant d'écrire à leur sujet. On comprendra donc sans difficulté que quarante-cinq ans plus tard, je ne suis ni
scandalisé, ni surpris que beaucoup d’adolescents aiment passionnément True Blood ou Gossip Girl. C’est le contraire qui me surprendrait.
3.
Depuis trente ans, ma vie de père de famille m’a beaucoup
éclairé sur les processus par lesquels on s’attache aux fictions. Tout parent
qui a lu à ses jeunes enfants sait que ceux-ci demandent qu’on leur relise cent fois les mêmes histoires ;
au bout de trois mille lectures de Nage,
petit poisson ou de Petit bleu et
petit jaune, on accueille avec soulagement la perspective de passer aux
bandes dessinées en une planche (Boule et
Bill, Calvin & Hobbes), et
d’échapper à la répétition. Le soulagement est encore plus net lorsque l’enfant
est suffisamment grand pour feuilleter, puis lire, seul.
Il en va de même pour toutes les formes narratives. De la BD,
il passe aux romans pour jeunes adultes, à la SF ou au roman d’Heroic Fantasy. Des
dessins animés, il passe aux films d’aventures. Ou aux séries. D’ailleurs, les
séries ne sont pas une invention de la télévision. Elles existaient déjà dans
les romans, à la radio, au cinéma.
Une série, c’est d’abord des personnages. De tout temps, les
humains ont aimé les héros, réels ou imaginaires. Ils ont aimé les découvrir,
les suivre à la trace, les retrouver. Prenez Sherlock Holmes, rappelez-vous que
Conan Doyle aurait préféré être reconnu pour ses romans historiques, qu’il a
« tué » son héros pour s’en débarrasser, et que c’est sous la
pression des lecteurs (et devant l’insuccès de ses autres œuvres) qu’il l’a
ressuscité. Quels lecteurs ? Les nombreux adultes qui lisaient les
aventures des deux héros de Baker Street dans le Strand Magazine. Le succès de Harry Potter n’a rien à envier à
celui du personnage de Conan Doyle, mais il n’a rien non plus de spécifique aux
adolescents. L’amour durable (le « culte ») du héros est de toutes
les époques, les cultures et les âges. Et quand on rencontre un héros, on s’y
attache. De même que je dévorais toutes les aventures de Bob Morane centrées
sur sa lutte contre le diabolique Monsieur Ming, dit L’Ombre Jaune, je
regardais tous les épisodes de mes séries préférées.
Car dans ma quête de personnages, je passais sans mal d’un
support à un autre. Au cinéma, dans un livre, dans un comic-book ou au petite écran, je cherchais toujours la même chose :
une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. On oublie que la
lecture n’a pas toujours été « naturelle » pour tout le monde. Dans
les pays développés, l’alphabétisation date certes de plus d’un siècle mais, au
début du vingtième siècle, le libre accès à des livres bon marché, la démocratisation
du cinéma et l’explosion de la radio ont été quasi-simultanés. Lorsque la
télévision s’est, à son tour, développée, après 1950, les habitudes culturelles
des Nord-Américains, des Britanniques, des Français, des Allemands et des
Italiens débordaient déjà largement le seul cadre de
la littérature « classique » ou du livre imprimé. En 1963,
lorsque j’ai commencé à regarder la télévision, Sherlock Holmes, d’Artagnan, Monte-Cristo, Tarzan,
Arsène Lupin et Superman étaient déjà (et parfois depuis plusieurs décennies)
beaucoup plus populaires à l’écran que sur le papier. Ca n'a pas beaucoup changé. :-)
A la lueur de cette expérience personnelle, j’ai le sentiment
que la formation à la fiction des jeunes gens d’aujourd’hui récapitule en
accéléré celle des adolescents du baby-boom dont je faisais partie et de toutes
les générations antérieures : ils s’aventurent, au fil des invitations
parentales et pédagogiques, sous les incitations de leurs pairs et avec les hésitations
de leur goût, du récit oral au livre illustré, du théâtre au stand-up comic, du roman à la BD, des
films aux séries, des jeux vidéos aux webisodes.
Aujourd’hui, pour la plupart des adolescents, récits imprimés
et audio-visuels coexistent simultanément, le plus souvent sans s’exclure, et
prennent une importance variable selon le milieu socio-économique, le terreau
culturel (comic-book vs manga) ou le genre de l’individu (les
filles lisent plus). Dans cette perspective, aucune forme narrative n’est véritablement
« mineure » car toutes coexistent : Harry
Potter, Twilight ou The Hunger Game ont
d’abord été d’immense succès de librairie avant de devenir des films. The Shadow était une simple voix de
présentation radiophonique avant de devenir le héros de romans. Et, malgré leurs multiples transpositions
audio-visuelles, Superman et Batman font encore aujourd’hui l’objet de comic-books à succès mais aussi de
recueils de nouvelles et d’analyses académiques dans des collections comme Pop Culture and Philosophy.
De même, si les garçons lisent moins et jouent plus aux jeux
vidéo que les filles, la fréquentation des sites internet démontre qu’ils établissent
des hiérarchies explicites entre les jeux racontant « une bonne
histoire » et ceux qui ne sont que « de la castagne ». Ici
encore, la narration – fût-elle le produit d’un jeu interactif – n’est jamais
secondaire. Et faut-il rappeler que tous les jeux vidéo à succès font, eux
aussi, des suites et des déclinaisons sous forme de livres et/ou de films ?
Dans le monde actuel, les séries télévisées ne sont donc qu’une des nombreuses formes
sous lesquelles les adolescents s’adonnent[2] à la
fiction.
4.
Avant tout contact avec les réflexions théoriques développées
sur le sujet, je tenais pour acquis que la capacité d’imaginer et de raconter faisait
partie intégrante de la nature humaine. Dans la France où j'ai grandi, la
narration était considérée comme un produit de la culture. De mon côté, je ne
voyais pas comment la culture aurait pu produire de la narration, puisque pour
produire de la culture, il faut bien raconter des histoires. C'était le problème de la poule et de l'œuf. De
même que la biologie a fini par nous expliquer que c'est l'œuf qui est apparu
avant la poule, la "critique littéraire évolutionniste" , extension
récente de la psychologie évolutionniste, a produit depuis une vingtaine d’années
un nombre important de textes qui sont venus me conforter dans cette idée. Le
merveilleux On the Origin of Stories –
Evolution, cognition and fiction[3] de
Brian Boyd en est à mon humble avis l’exemple le plus accessible et le plus
éclairant.
Pour les critiques évolutionnistes que sont Brian Boyd,
Joseph Carroll et Jonathan Gottschall [4], la
fiction, sous toutes ses formes, ne doit et ne dit rien au hasard. Elle met en
scène les pulsions humaines élémentaires innées définies par la théorie
darwinienne : survie, reproduction, compétition, altruisme. Ces même
critiques avancent que, parallèlement au langage – acquis évolutif dont l’importance
est manifeste –la production de fictions a activement contribué à l’adaptation
– et donc, à la survie – de l’humanité aux
époques préhistoriques. Comment ? En permettant sous une forme stylisée
mais cohérente le partage d’expériences humaines, d’informations factuelles, de
savoir-faire et de valeurs.
Les récits permettent, par le biais d’une expérience
virtuelle, de jouir des leçons de la vie. Lorsque je dessine sur la paroi d’une
caverne des figures suggérant que des hommes tuent (ont tué, vont tuer) un mammouth,
je ne fais que décrire cette action, en laissant le spectateur construire ce
qu’il veut à partir de cette image. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui,
nous ne savons pas si les peintures rupestres étaient des représentations rétrospectives,
des rites conjuratoires, des productions de l’imaginaire ou tout cela à la
fois.
Mais lorsque le soir, au coin du feu, je raconte à des
enfants : « Après une longue traque,
les hommes courageux ont tué le puissant mammouth et rapporté sa chair à la
tribu », je leur parle du temps, de la neige, de la survie, du
courage, du danger, de la mort, des femmes qui accueillent les chasseurs à leur
retour, du découpage de la viande, du travail des peaux dont sont faits leurs
vêtements, etc.
Le récit initie les humains à la vie au sens où il les avertit
et les prépare à lui faire face. Il distrait du froid, de la faim, de la peur
que provoquent les bruits de la forêt quand le soleil se couche. Il rassure, il
réconforte, il distrait, il éduque. Il nous fait découvrir la vie et lui donne
du sens et, en même temps, il nous en abstrait, nous en délivre.
Raconter une histoire ne fait rien perdre à celui qui
l’énonce - au contraire. En livrant mon histoire, je m’attends non seulement à
ce qu’elle soit entendue, comprise, assimilée et peut-être mise en application,
mais aussi à ce qu’elle soit reprise, transmise, diffusée. Et j’espère en outre
que mon récit en appellera un autre en retour. Lorsqu’elles circulent et sont
reprises, les histoires se mêlent, se fécondent, s’enrichissent. Raconter, ce
n’est pas seulement partager, c’est aussi s’offrir à recevoir.
En supposant que, comme le langage articulé, elle fait
partie intégrante des processus cognitifs humains, on peut alors postuler que la
fiction n’est pas issue de la culture, mais - avec le chant, la rythmique, la
danse, les activités graphiques et plastiques, toutes activités pratiquées par
d’autres organismes biologiques que l’homme – qu’elle est l’une des aptitudes cognitives, des outils mentaux innés qui produisent la culture.
Si nous admettons, à la lueur des travaux des critiques
évolutionnistes, que l’une des fonctions de la fiction est de préparer l’auditeur
à la vie, alors l’apprentissage de la vie passe nécessairement par la fiction. De
sorte que la question qui surgit, à mon sens, n’est pas « Pourquoi les
adolescents aiment-ils les séries télé ? » car la réponse est
tautologique, mais « Qu’est-ce que les séries leur apportent de plus (ou de différent) que les autres
formes de fiction ? »
La réponse découle directement, il me semble, de leur mode de
production et de leurs caractéristiques spécifiques ; tout
particulièrement – je crois avoir été l’un des premiers à l’évoquer[5] – leur
inscription dans le temps des spectateurs.
5.
Rappelons d’abord qu’en Amérique, même si elles ont très tôt
été produites par les studios hollywoodiens, les fictions télévisées sont issues
des feuilletons radiophoniques interprétés en direct par des acteurs de théâtre
- le Mercury Theater on the Air
dirigé par Orson Welles en est l’exemple le plus marquant. A l’instar de la
radio et en l’absence de techniques d’enregistrement et de diffusion différée, les
fictions télévisées ont longtemps été diffusées en direct. Par ailleurs, la
programmation télévisée s’est, tout naturellement, construite par mimétisme
avec le médium d’origine.
Ce qui m’incite à penser que malgré leur sophistication technique, les fictions télévisées, loin de nous éloigner des formes narratives « primitives », nous en rapprochent plus que les formes d’expression narratives antérieures. Qu’est-ce qui, en effet, ressemble le plus aujourd’hui à la légende de Gilgamesh, à l’épopée homérique ou aux récits bibliques, tels qu’ils étaient probablement transmis, soirée après soirée, par les aèdes et les conteurs du passé ? Qu’est-ce qui ressemble le plus aux récits légendaires chantés, dansés et scandés que les descendants actuels des tribus d’Amérique interprètent lors des rétrospectives ? Est-ce le roman, qu’on lit seul et à son rythme propre ? Le film, qu’on reçoit le jour de son choix dans une salle au milieu d’étrangers ? Ou bien la fiction transmise par ondes radioélectriques, et proposée sur un rythme quotidien (soap-opera) ou hebdomadaire (la série), à la famille rassemblée autour d’un récepteur ?
Toutes les formes narratives passent par des stades d’écriture ; à mon humble avis, les séries sont les formes les plus écrites. Œuvre collective, chaque série est la création d’un pool de scénaristes qui, hors du regard des spectateurs, écrivent en puisant dans l’actualité, la littérature, l’histoire, les anecdotes personnelles et professionnelles. Le genre ayant pour vocation, avant tout, de produire des dizaines, voire des centaines d’épisodes, les séries qui durent acquièrent deux caractéristiques spécifiques. D’une part, le privilège d’être les seules fictions dont les personnages vieillissent en même temps que leur public.[6] D’autre part, la possibilité d’explorer les méandres de la vie en s’appuyant plus durablement sur la subtilité des comédiens que ne le fait le théâtre, en recourant de manière plus variée et plus ludique aux techniques de montage et de construction que le cinéma, et en introduisant des informations plus palpables, plus vives, plus contemporaines et plus diverses que ne le peut la littérature.
Ce qui m’incite à penser que malgré leur sophistication technique, les fictions télévisées, loin de nous éloigner des formes narratives « primitives », nous en rapprochent plus que les formes d’expression narratives antérieures. Qu’est-ce qui, en effet, ressemble le plus aujourd’hui à la légende de Gilgamesh, à l’épopée homérique ou aux récits bibliques, tels qu’ils étaient probablement transmis, soirée après soirée, par les aèdes et les conteurs du passé ? Qu’est-ce qui ressemble le plus aux récits légendaires chantés, dansés et scandés que les descendants actuels des tribus d’Amérique interprètent lors des rétrospectives ? Est-ce le roman, qu’on lit seul et à son rythme propre ? Le film, qu’on reçoit le jour de son choix dans une salle au milieu d’étrangers ? Ou bien la fiction transmise par ondes radioélectriques, et proposée sur un rythme quotidien (soap-opera) ou hebdomadaire (la série), à la famille rassemblée autour d’un récepteur ?
Toutes les formes narratives passent par des stades d’écriture ; à mon humble avis, les séries sont les formes les plus écrites. Œuvre collective, chaque série est la création d’un pool de scénaristes qui, hors du regard des spectateurs, écrivent en puisant dans l’actualité, la littérature, l’histoire, les anecdotes personnelles et professionnelles. Le genre ayant pour vocation, avant tout, de produire des dizaines, voire des centaines d’épisodes, les séries qui durent acquièrent deux caractéristiques spécifiques. D’une part, le privilège d’être les seules fictions dont les personnages vieillissent en même temps que leur public.[6] D’autre part, la possibilité d’explorer les méandres de la vie en s’appuyant plus durablement sur la subtilité des comédiens que ne le fait le théâtre, en recourant de manière plus variée et plus ludique aux techniques de montage et de construction que le cinéma, et en introduisant des informations plus palpables, plus vives, plus contemporaines et plus diverses que ne le peut la littérature.
Les auteurs de séries en sont parfaitement conscients,
puisqu’ils font en permanence, dans leur narration, allusion à l’histoire et au
monde contemporain, aux mouvements sociaux, politiques et culturels d’hier et
d’aujourd’hui et, par-dessus le marché, ne cessent de rendre hommage à leurs
prédécesseurs ou à leurs inspirations. Sous des formes parodiques, bien sûr,
comme le fait la comédie Community (NBC,
2010-), dont chaque épisode ou presque semble voué à évoquer un film populaire
ou « culte ». Mais le registre dramatique n’est pas en reste.
Les fictions policières, qui courent sans arrêt le risque de se répéter,
puisent sans cesse dans les faits divers d’actualité, au risque parfois de provoquer
chez le spectateur une forte sensation de déjà
vu – ainsi, à l’automne 2011, plusieurs d’entre elles s’emparèrent de
l’affaire DSK. Pour contourner les pièges de la répétition, les scénaristes empruntent
à romans et films classiques arguments et formes. Cold Case (CBS, 2003-2010), qui traitait de crimes non résolus, ne
se contentait pas de montrer en flash-backs les événements évoqués par les
témoins survivants. La bande-son avait constamment recours à des chansons de
l’année du crime, et les producteurs s’efforçaient, en outre, de donner aux
séquences du passé l’aspect visuel des films de l’époque correspondante en
jouant sur la teinte et le grain de l’image, la taille du cadre et les
mouvements de caméra. Et lorsque ce n’est pas son style visuel c’est son argument
que la série « emprunte » à un ancêtre vénéré : je pense à l’épisode ‘Joseph’
(Cold Case, Saison 3, ép. 3),
manifestement inspiré de Laura (Otto
Preminger, 1944) et, plus récemment à ‘Point of View’ (CSI : NY, CBS, Saison
6, ép. 22) et ‘Super’ (Person of
Interest, CBS, Saison 1, ép.11) remakes avoués et malicieux, à dix-huit
mois d’intervalle, de Rear Window (A. Hitchcock, 1954) - tandis que le 100e épisode de Castle (ABC, 5e saison, ep 19) fait lui aussi référence ouvertement au même film mais aussi à deux autres, dans son titre ("The Lives of Others") et dans sa conclusion - que je ne révèlerai évidemment pas.
Non contents de s’inspirer de grands ancêtres, les
scénaristes usent de ces hommages comme autant d’occasions d’installer
collusion et complicité avec les spectateurs. Ainsi, Tony Di Nozzo, l’un des
personnages principaux de NCIS (CBS, 2002-),
évoque explicitement devant ses camarades le film évoqué dès les premières
séquences de l’épisode en cours. Ce qui est une manière de dire aux
spectateurs : « Vous vous en doutiez et vous aviez raison :
cette épisode est inspiré par tel film classique. A présent, regardez bien ce
que nous allons en faire. » Toujours dans NCIS, « Ducky » Mallard, le vénérable médecin légiste, est
interprété par le comédien David McCallum qui, sous les traits de l’agent russe
Illya Kuryakin, faisait chavirer les fans adolescentes de The Man From U.N.C.L.E (NBC, 1964-1968). Lorsqu’une nouvelle venue
dans l’équipe, sensible au charme du beau vieillard, demande à qui Mallard pouvait
bien ressembler à trente ans, un autre personnage lui répond, pince-sans-rire :
« A Illya Kuryakin. » Ce genre de clin d’œil est monnaie courante
dans les séries, et les scénaristes en jouent allègrement, de manière
constante, sinon toujours visible. J’y vois le même travail de reprise,
variation et citation que celui qu’opèrent les musiciens de jazz sur des
standards déjà mille fois interprétés.
Partant du principe qu’ils composent une chronique et que les
spectateurs ont de la mémoire, les scénaristes prennent leur temps. Ainsi, tel
un personnage d’Edgar Rice Burroughs, l’étudiant John Carter est projeté dans
le premier épisode de ER (NBC, 1994-2010)
sur l’étrange planète des urgences du Cook
County Hospital. Il y apprendra à soigner, succèdera à son mentor Mark
Greene, et reviendra même aux urgences en tant que patient à l’issue de la
quinzième et ultime saison de production. Sa formation, sa maturation, sa
transformation en médecin de premier plan, constituent un bildungsroman en temps réel.
La durée des séries permet d’aborder dans leurs moindres
détails les événements de la vie quotidienne communs au plus grand nombre : les
tourments de l’adolescence scolarisée (My So-Called Life, ABC, 1994-1995 ; Freaks
and Geeks, NBC, 1999-2000) ; la rencontre amoureuse et les
complications familiales qui en découlent (Relativity,
ABC, 1996-1997 ; Dharma & Greg, ABC, 1997-2002 ) ;
les complexités de la famille reconstituée (Once
and Again, ABC, 1999-2002) ; la grossesse d’une adolescente (The Secret Life of the American Teenager, ABC
Family, 2008- ) ; l’annonce d’une maladie mortelle (The Big C, Showtime, 2010 - ) ; la descente aux enfers d’un
personnage condamné (Breaking Bad, AMC,
2008-2012) ; la rédemption d’un anti-héros (Andy Sipowicz dans NYPD Blue, ABC, 1993-2005) ; la
lente agonie et la mort d’un autre (Bobby Simone, toujours dans NYPD Blue)… Jusqu’aux tourments d’une
famille de croque-morts dans la cultissime Six
Feet Under (HBO, 2001-2005) dont le dernier épisode (attention ! Spoiler !!!) se termine par un flash-forward montrant la mort de chacun
de ses membres.
Dans les séries mettant en scène enfants, adolescents et
jeunes adultes, le passage du temps et les aléas de l’existence sont marquées
de manière plus claire et plus intime encore : tout comme son interprète, Fred
Savage, le héros de The Wonder Years (ABC,
1988-1993), merveilleuse description du passage à l’adolescence, est âgé de
douze ans en 1968, et de 17 à la fin de la série ; les personnages de Buffy The Vampire Slayer (WB
1997-2001 ; UPN, 2001-2003) entrent en 10th
grade au début de la série, affrontent un monstre (et détruisent leur
high-school) le soir de leur graduation
à la fin de la troisième année de production et, pour certains, poursuivent
leurs études à l’université pendant les quatre années de production
suivantes ; Smallville (WB,
2001-2006 ; CW, 2006-2011) raconte comment un adolescent hors du commun
nommé Clark Kent devient peu à peu le jeune Superman ; quant aux jeunes
adultes de Friends (NBC, 1993-2004),
on les voit non seulement osciller de boulot en boulot et d’une histoire
sentimentale à une autre, mais aussi prendre du poids, avoir des enfants, se
faire (littéralement) des cheveux blancs. Ces quelques exemples sont d’ailleurs
représentatifs des deux principaux genres en faveur chez les adolescents :
la série fantastique, qui traite du passage de l’adolescence à l’âge adulte –
et en particulier la sexualité – sous couvert de pouvoirs et de luttes
métaphoriques et dont le meilleur exemple actuel est probablement The Vampire Diaries (CW, 2009-) ;
la série réaliste, dans laquelle les relations entre adolescents, jeunes
adultes et parents sont abordées à la manière des scandales de tabloïd : One Tree Hill (WB, 2003-2006 ; CW,
2006-2012), 90210 (CW, 2008-) et Gossip Girl (CW, 2007-2012).
Pour toutes les raisons qui précèdent, il me semble que les
séries ne sont pas, à proprement parler, une forme d’expression narrative
nouvelle. Ecrites au long cours, comme les romans feuilletons ; répétées,
interprétées et mises en scène semaine après semaine par des groupes de
comédiens dans des décors et des conditions proches du théâtre et de la
radio (et parfois enregistrées en public !) ; éclairées, tournées,
montées, mixées, pré et post-produites avec les moyens du cinéma, je les
perçois comme étant la chimère née de l’union de toutes les autres formes
d’expression de l’imaginaire. En cela, et par leur propension à mêler
événements réels, émotions, symboles et valeurs, elles me semblent incarner, matérialiser de manière spectaculaire ce que pouvaient être les récits « originels » que partageaient nos ancêtres humains, avant l'ère de l'écriture.
6.
A leurs débuts, les chaînes de télévision cherchaient à
rassembler le plus grand nombre possible de spectateurs et ajustaient leurs
programmes aux habitudes de son public : les matinées pour les enfants, la
mi-journée pour les femmes au foyer, le début de soirée pour la famille, la fin
de soirée pour les spectateurs les plus éduqués et ayant un fort pouvoir
d’achat. Depuis trente ans, l’invention de la cassette vidéo, la multiplication
des chaînes câblées, la démocratisation de l’internet et l’avènement du DVD ont
changé la donne. Rassembler des téléspectateurs n’est plus aussi simple. Cette
évolution mériterait à elle seule un développement, mais je me limiterai à la
situation actuelle et aux aspects spécifiques concernant les adolescents.
Aujourd’hui, un spectateur, une famille peuvent choisir de ne
plus regarder la télévision sans pour autant se priver de séries ou de films :
un ordinateur, une tablette ou un téléphone intelligent suffisent largement. On
peut posséder un grand écran, bien sûr, mais rien n’impose de le relier à un fournisseur
d’accès. Pour regarder des films, plus besoin de consulter les horaires des
salles ; pour les séries, point n’est besoin de subir les contraintes
horaires de la diffusion, les publicités, les flashs d’information, les
déprogrammations. Et plus de zapping d’une chaîne à l’autre : quand on
veut fragmenter son attention, le websurfing
est autrement plus satisfaisant.
On pourrait penser que cette situation sonne le glas des fictions
télévisées. A mon humble avis, il n’en est rien et ce, pour deux raisons. La
première tient à la multitude des publics face à l’objet-télévision et à ses
programmes. De même que la lecture sur papier n’a toujours pas été supplantée
par les écrans (et, à mon avis, elle n’est pas près de l’être), la télévision
en tant que médium de diffusion quotidienne d’images n’est pas près de
disparaître, elle non plus. Toute la population d’Amérique du Nord – à fortiori
dans le reste du monde – n’a pas le même degré de liberté et d’autonomie face
aux images et à leurs supports.
Certes, l’hégémonie dont jouissaient autrefois les quelques Networks en position de monopole est à jamais révolue ; certes, leur rôle au sein de la vie culturelle est, indiscutablement, en pleine mutation ; mais le fait est là, la multiplication des chaînes ne s’est pas accompagnés d’une diminution de la production de fictions au profit, comme on pouvait le craindre, des émissions de télé-réalité, moins coûteuses et plus faciles à produire. Au contraire, le nombre de fictions toujours plus audacieuses, à l’intention de publics de plus en plus exigeants ne fait que croître, aussi bien sur le câble que sur les Networks : outre Mad Men, je pense à Justified (FX, 2010-) et The Walking Dead (AMC, 2010-) ; Homeland (Showtime, 2011-) ; la trop courte Awake (NBC, 2012-) mais aussi Masters of Sex (2013-) et Transparent (2014-) ou encore Outlander (2014-), The Americans (2013-), The Knick (2014-) et tant d'autres encore.
Certes, l’hégémonie dont jouissaient autrefois les quelques Networks en position de monopole est à jamais révolue ; certes, leur rôle au sein de la vie culturelle est, indiscutablement, en pleine mutation ; mais le fait est là, la multiplication des chaînes ne s’est pas accompagnés d’une diminution de la production de fictions au profit, comme on pouvait le craindre, des émissions de télé-réalité, moins coûteuses et plus faciles à produire. Au contraire, le nombre de fictions toujours plus audacieuses, à l’intention de publics de plus en plus exigeants ne fait que croître, aussi bien sur le câble que sur les Networks : outre Mad Men, je pense à Justified (FX, 2010-) et The Walking Dead (AMC, 2010-) ; Homeland (Showtime, 2011-) ; la trop courte Awake (NBC, 2012-) mais aussi Masters of Sex (2013-) et Transparent (2014-) ou encore Outlander (2014-), The Americans (2013-), The Knick (2014-) et tant d'autres encore.
La seconde raison pour laquelle, il me semble, les séries
vont non seulement survivre aux transformations de la télévision, mais n’ont
pas encore fini de se développer, c’est précisément la relation intime
qu’établissent avec elles un nombre croissant d’adolescents. Il y a une
vingtaine d’années, l’adolescent qui voulait regarder un programme contre
l’avis de ses parents devait, s’il ne parvenait pas à se faire offrir un poste
personnel, s’installer devant la télé en leur
absence, ou ailleurs qu’au domicile familial. Aujourd’hui, les possibilités
sont innombrables : il peut regarder en direct une émission tout en restant
en contact permanent (via SMS, conversation en ligne, Skype, Twitter) avec les
correspondants de son choix. Il peut aussi dans l’heure qui suit sa diffusion
voir un épisode de série en ligne sur le site de la chaîne ou le télécharger
(légalement ou non) dégraissé de ses publicités dans une qualité proche de
celle du DVD pour le visionner dans la nuit sur son ordinateur, le lendemain dans le métro
sur son téléphone intelligent, ou un autre jour sur écran plat avec ses pairs.
L’accès internet permet, en outre, la circulation incessante d’annonces,
d’avertissements, de commentaires, de débats autour des séries, des émissions
de téléréalité et des innombrables productions visuelles visibles sur – et pour
certaines produites exclusivement pour – le world wide web. Jamais les adolescents
n’ont été aussi libres de regarder ce qu’ils veulent – et, en particulier, des
fictions de longue durée. Aujourd'hui, sur Netflix, on peut même regarder des saisons dès qu'elles sont mises en ligne, ou toutes les saisons d'une série qui vient de se terminer !
Si, comme le suggèrent les tenants de la critique
évolutionniste, les récits font partie intégrante de la vie quotidienne et de
la culture humaines, la soif d’histoires est universelle et inextinguible, et
il y aura toujours des conteurs pour l’étancher. Dans cette perspective (on
peut s’en réjouir ou s’en inquiéter, mais c’est un autre débat), on peut
avancer que, par leurs caractéristiques (séquentialité, durée), leur diversité
formelle et leur ancrage dans le réel, les séries sont les fictions les mieux
adaptées à la soif quotidienne d’histoires des jeunes spectateurs
d’aujourd’hui.
Et il n'y a pas lieu de s'en étonner : on le sait depuis Darwin, l'adaptation est le plus sûr moyen
de Live long and prosper.
Martin Winckler
[1] Les
chaînes privées étaient interdites sur le territoire français et seules les
populations limitrophes de la Belgique, de l'Allemagne, de la Suisse et de
l'Italie recevaient des chaînes étrangères.
[2] J’ai
failli écrire « consomment ». Le terme n’est pas faux (les supports
de fiction sont des produits de consommation) mais il est étriqué et très
insuffisant.
[3]
Harvard, Belknap Press, 2009.
[4] Je
recommande vivement leur Evolution, literature
and film : a reader, NY, Columbia University Press, 2010.
[5] Dans Les Miroirs de la vie, Paris, Le
Passage, 2002.
[6] Non
seulement ils vieillissent, mais ils meurent. Dans les soap-operas – qui, pour certains, sont diffusés depuis plus de
vingt ans – la mort d’un personnage de premier plan est parfois consécutive au
décès de l’acteur ; cela s’est produit aussi pour certaines séries
hebdomadaires (John Ritter dans Eight
simple rules ; Nancy
Marchand dans The Sopranos).