C'est un petit livre tout blanc et tout fin de 63 pages et heureusement.
Je dois partir, deux jours à Bruxelles, pour la Foire du Livre. Nous sommes convenus avec une blogueuse de nous y retrouver. Le programme est alléchant, il y aura entre autres Pennac en scène et son Merci, dont je suis curieuse. Et puis ma meilleure amie. Bizarrement j'en suis sans nouvelles précises depuis début janvier. Trop de travail sans doute, toujours sur-occupée. J'ai un manuscrit à lui confier sur lequel j'aimerais son avis car c'est elle qui m'a poussée à organiser mes textes en vue du papier.
Le papier n'est pas mon monde, l'internet si. Mais je tiens compte de ce qu'elle me dit.
Mes bagages sont bouclés, je prends toujours trop de choses, ôte donc quelques bouquins - je vais à un salon où il y en aura -. À l'instant de refermer la porte je vois ce petit livre, si léger, si fin. Acheté la veille à la Librairie Compagnie où Anne Godard présentait son "Inconsolable" qui m'avait tant impressionnée.
La vie avait été rude les mois qui précédaient, maladies confirmées ou annoncées mais sérieuses pour ma fille ou pour moi, problèmes au travail, homme de ma vie dont je n'étais plus tout à fait la femme, tracas financiers. Restaient : mon fils, l'amitié, les livres. Sous la pression des événements, des peurs et de l'épuisement, écrire, j'avais du mal.
Depuis janvier cette éclaircie qui se dessinait. Il fallait vite reprendre pied avant la prochaine saison de calamités.
Me retrouver quelques jours au milieu des livres, beaucoup de livres, et revoir des personnes bien-aimées, serait probablement l'occasion d'oublier "l'usine" aussi et la façon dont j'y étais, comme tant d'autres, traitée, déguster quelques bières en bonne compagnie, puis repartir du bon pied.
La période difficile m'avait laissée exténuée, vidée, et équipée d'un sentiment de solitude glaçant. Les amis, c'est normal, ne sont pas toujours disponibles au gré de nos besoins de secours. Je suis un animal qui en cas de malheurs tend à se taire et se terrer. Aux autres de deviner. Pas très malin comme attitude mais c'est alors ainsi.
Je vois ce petit livre, si léger, si fin et le glisse vite fait dans la poche de mon blouson.
Le voyage se passe bien. L'hôtel économique est dans un quartier apeuré, le tenancier terrifié me déconseille de sortir avec mon appareil photo. Impavide, je file à la Foire.
Mais quand je croise l'amie que j'espérais retrouver, prévenue par mail plus tôt, son attitude a changé. Je ne sais pas pourquoi. J'étais persuadée qu'on tomberait dans les bras l'une de l'autre ; qu'on trouverait un moment à nous ; qu'on parlerait.
Ma fille avait été si malade, le reste du temps si compacté, on reprendrait notre amitié là où avant elle en était.
Non.
Elle me regarde comme une étrangère. Mon grand-père en ses derniers moments, qui ne se souvenait plus de qui étaient ces gens mais de nous avoir déjà vus, avait cette même façon. Elle me congédie, C'est mieux qu'on ne se voie plus.
Je tombe sidérée.
Au lendemain j'obtiens quelques mots qui ne sont pas fâchés. Comme si l'amitié dépendait de CDD. Le mien auprès d'elle n'est pas renouvelé sans aucun signe avant-coureur fors le silence messager.
Disjonction. Je ne peux plus faire confiance à personne, ni croire en l'amitié. Mur porteur effondré. État de choc.
Une femme dans le métro a un geste simple qui à cet instant me sauve (non, tout le monde ne veut pas me tuer). À l'hôtel, je passe une nuit.
Le lendemain un rendez-vous prévu chez un vieil ami. Je fais pour l'honorer un effort inouï. De moi ne reste qu'une enveloppe, l'intérieur n'est que mécanismes. Je n'habite plus à ma carcasse. Sur le quai, en attendant le train pour me rendre en sa ville proche et comme il fait, ou j'ai, très froid, je mets ma main libre de bagage dans une poche du blouson.
Il y a un bouquin.
Ah, tiens, c'est vrai.
Pas envie de lire. Le fumeur tenant un paquet de cigarettes, préoccupé, s'en allumerait une. Le livre, je l'ouvre.
Il commence par "Ça commence". Je me sens détruite, commencer est la seule chose que je peux faire, de toutes façons je suis morte hier, il faut bien commencer à nouveau. Et par miracle, parce que le texte est parfaitement écrit, chaleureux, parce qu'il parle d'une amitié solide et fondatrice entre deux hommes qui n'ont pas démérité, l'un pour écrire l'autre pour éditer, je me laisse embarquer.
Je ne le sais pas encore, les 48 heures suivantes resteront un danger, une dérive de tempête, mais dès lors je suis sauvée.
* * *
le livre : «Jérôme Lindon » de Jean Échenoz
un lien : Le geste qui sauve
http://tinyurl.com/ylaubsu
une autre version, un pas de côté : Le jour d'après trois ans après à peu de choses près.
http://tinyurl.com/yhmsocr
dimanche 14 mars 2010
Secrets de fabrique, grosses ficelles et chapeaux à double fond
Dans le message qui accompagne sa contribution, l'une des écrivantes m'écrit : "Les gens qui vous lisent sont avides de conseils, aimeraient que vous leur expliquiez comment vous vous y prenez, vous. Pour créer des personnages. Pour raconter vos histoires. Pour réussir vos chutes. Enfin, vous ne souhaitez peut-etre pas partager vos secrets..."
Je lui réponds que je serais ravi de partager ce que je sais, et lui suggère (et à vous par la même occasion) de m'envoyer des questions aussi terre-à-terre que possible, et j'essaierai d'y répondre.
Mais d'abord, je vais essayer d'expliquer pourquoi ce message m'a fait plaisir, pourquoi je ne vois aucun inconvénient à partager, et enfin pourquoi je suis excité à l'idée de recevoir des questions des écrivant(e)s.
D'abord, je trouve plutôt rafraîchissant qu'on me parle de mon travail d'écrivant, et non pas forcément de mes motivations de médecin. Même si je crois être un "vrai soignant" (pour la définition, je vous renvoie à mon Webzine...), je me suis mis à écrire bien avant d'avoir conscience que je pouvais soigner (et qu'on pouvait me demander du soin). Techniquement parlant, mon expérience d'écrivant précède de près de dix ans mon expérience de médecin. Pourtant, on ne m'interroge pratiquement jamais à ce sujet, en dehors des allusions obligées à "mes influences", "mon inspiration", "mes engagements"... Et de même que j'aime expliquer à des étudiants en médecine comment poser un stérilet sans faire mal ou comment identifier "la question cachée" derrière le motif de consultation avoué d'un patient, j'aime bien expliquer "comment j'ai écrit mes livres" (ou mes nouvelles).
Le premier écrivain que j'ai lu expliquant dans quelles circonstances il avait écrit telle ou telle de ses nouvelles est Isaac Asimov, dans l'un de ses recueils (je crois qu'il s'agissait de "Histoires Mystérieuses", (coll. "Présence du Futur", Denoël). Il prenait manifestement plaisir à raconter qu'il avait eu l'idée de telle ou telle histoire en parlant avec un de ses amis ou en faisant un pari avec le rédacteur en chef d'une revue, ou en relevant un défi lancé par un collègue écrivain. Pour Asimov, writing was fun, et ça l'est pour moi aussi. Quand j'écris, je m'amuse (enfin, j'essaie). Et j'aime raconter. Alors, raconter comment j'ai écrit (ou comment j'ai essayé d'écrire) ça m'amuse aussi, forcément...
Ensuite, s'il m'est facile de partager c'est parce que je ne crois pas vraiment avoir de "secrets". J'ai appris à écrire en lisant, puis en imitant, puis en expérimentant. Et je continue à faire la même chose, même si l'expérimentation s'appuie aujourd'hui sur une expérience beaucoup plus grande que lorsque j'avais quinze ans. Mais je serais bien en peine de vous révéler "mes secrets", parce que je ne sais pas exactement comment je fais... et parce que ce qui me paraît réussi peut paraître raté à d'autres : ainsi, l'écrivante/lectrice qui a suscité cette entrée m'a révélé avoir beaucoup aimé les deux premiers volumes de la Trilogie Twain, beaucoup moins le troisième, dont la construction "en abyme" lui a semblé casser le rythme de la narration adopté dans les deux premiers. Et je serais bien en peine de contester son opinion puisque, à mon sens, le lecteur a... toujours raison.
Non, ce n'est pas une déclaration démagogique. Mais si l'on admet qu'il y a autant de lectures possibles d'un livre que de lecteurs, et si l'on part du principe qu'un lecteur qui dit avoir lu un livre d'un bout à l'autre est de bonne foi, alors, il n'y a pas de raison de penser qu'il y a des lecteurs qui ont raison, et d'autres qui ont tort : chaque livre est "fait", ou non, pour les lecteurs qui le lisent. Un écrivain très lu a la chance que ses livres soient "faits" pour beaucoup de lecteurs.
Et si certains lecteurs ne les aiment pas, c'est qu'ils ne sont pas "faits pour eux"... ou pas tout à fait. Le lecteur a donc toujours raison... mais seulement pour lui, pas pour les autres, qui peuvent avoir un avis différent. Idéalement, un livre qui rencontre des lecteurs "faits pour lui" (car c'est réflexif...) a des chances d'en toucher d'autres (les premiers transmettront l'envie de le lire à d'autres). Idéalement, je le répète, car ce n'est pas toujours vrai : combien de fois avons-nous tous "tanné" des amis pour qu'ils lisent tel ou tel bouquin, pour entendre finalement dire : "Oh, je suis désolé, mais il m'est tombé des mains..."
Un livre qui a du succès, c'est un livre qui rencontre beaucoup de lecteurs qui le trouvent fait pour eux... Ca ne veut pas dire qu'ils ont "raison", ni que les autres on "tort". Le plaisir de la lecture, c'est tellement subjectif, tellement privé, que c'est comme le sexe : ce que j'aime moi n'est pas nécessairement ce qu'un(e) autre aimera. L'essentiel, c'est d'y trouver plaisir et ça n'enlève rien à personne. Je suis évidemment jaloux comme un pou du succès de librairie d'une Amélie Nothomb, d'un Bernard Werber ou d'un Marc Lévy (qui ne le serait pas) mais si tant de lecteurs aiment leurs livres, qui suis-je pour dire qu'ils ont tort d'acheter ces livres-là et pas les miens ?
Tout ça pour dire que parler de la manière dont j'ai conçu ou construit tel ou tel bouquin ne me paraît jamais pouvoir relever du "secret de fabrique" ou de la "recette secrète" à conserver jalousement, car ce serait idiot : il faudrait non seulement que ce "secret" soit un ingrédient ou un procédé que personne ne peut reproduire et qui donne à mes livres un goût aussi inimitable et aussi universellement apprécié que celui d'un Yqem ou du Coca-Cola - on en est loin ; mais il faudrait aussi que, ce secret, je le maîtrise au point de savoir le réutiliser à volonté à chaque livre, et d'être ainsi assuré de contenter un nombre identique (voire croissant) des lecteurs/trices.
Alors, bien sûr, il existe des écrivains à "recettes" (je ne citerai personne, vous en avez toutes et tous un ou deux en tête). Mais je ne suis pas sûr que même eux se voient ainsi, du moins au début. Le succès aidant, ils se retrouvent enfermés dans une formule dont ils n'arrivent pas à se sortir... ou se satisfont parfaitement de réutiliser, livre après livre, les mêmes ficelles. Mais pour eux, est-ce une "recette", ou bien la trame, la forme dans laquelle ils se sentent le plus à l'aise ? Je veux dire : est-ce qu'ils écrivent toujours le même livre pour faire plaisir au lecteurs ou pour se faire plaisir (ou, d'ailleurs, pour se rassurer) ?
Impossible de répondre à cette question. Et, d'ailleurs, quelle importance ? S'ils sont contents d'eux-mêmes et si leurs lecteurs le sont aussi, franchement, qu'est-ce que ça peut foutre ?
Oui, oui, je vous entends d'ici : "Mais s'ils écrivent de la merde ?!!!"
Eh bien, personne n'est obligé de les lire, et puis "la merde", c'est tout relatif. A cet égard, je reste très circonspect. Je prenais beaucoup de plaisir à lire des romans-photo, quand j'étais gamin. Ils stimulaient terriblement mon imagination. Si je n'en lis plus, est-ce que parce que les romans-photo d'aujourd'hui (je suis sûr qu'il en existe encore) sont "moins bons" que ceux d'hier, ou bien est-ce parce que j'ai trouvé du plaisir dans d'autres modes de narration, d'autres combinaisons de mots, d'autres sortes d'histoires ? Et est-ce que, d'une certaine manière, Oui-Oui, Le Club des Cinq et les romans-photos ne m'ont pas, chacun à leur manière, préparé à lire d'autres choses ? Est-ce que je dois m'étonner de ne plus aimer Oui-Oui ? (Ou, du moins, de ne plus y trouver le même plaisir ?)
Ainsi, quand un(e) lecture/trice me dit avoir été "déçu(e)" par Le Choeur des femmes, par exemple, alors que La maladie de Sachs l'avait "bouleversé(e)", je n'ai rien à répondre. Il s'est passé dix ans, j'ai changé, il ou elle a changé, ce n'est pas le même livre. Tout est différent. Tout le monde ne peut pas vivre une brève aventure flamboyante à Paris avec un(e) amant(e) et retrouver la même flamme, intacte, cinq ou dix ans plus tard à Casablanca...
Un livre, c'est l'aventure d'une nuit, d'un week-end, d'un mois. Ca ne garantit en rien qu'on aimera tous les livres de (toutes les aventures vécues avec) son écrivain. Chaque livre, c'est un risque, pour le lecteur comme pour l'écrivain. C'est comme l'amour. On n'est jamais sûr que ce sera aussi bien que la fois précédente...
Maintenant, ça ne veut pas dire que je n'ai pas des trucs, des tours de passe-passe, des chapeaux à double fond bien à moi dont j'entends faire sortir des lapins ou des rhinocéros. Mais ce ne sont pas des secrets, ni même des recettes, plutôt des coquetteries, des figures préférées, comme la posture dans laquelle un escrimeur se tient avant l'assaut, les attaques, les parades et les bottes qu'il maîtrise le mieux (avec lesquelles il se sent le plus à l'aise). J'aime bien l'analogie avec l'escrime pour des raisons à la fois littéraires, cinématographiques (mon héros de l'écran, à quinze ans, c'était Jean Marais dans Le Capitan et Le Capitaine Fracasse) et autobiographiques (j'ai fait de l'escrime entre 12 et 17 ans).
Et ces trucs, je veux bien les donner si on me les demande, ça me fera plaisir. Mais je ne suis pas sûr qu'ils soient utilisables par un autre que moi. En tout cas, ils peuvent au moins donner des idées à ceux qui me liront, ou les conforter (et ce n'est pas rien) dans l'idée que leurs trucs, leurs bottes secrètes ou leurs coffrets à double fond, valent bien les miens.
Et puis, l'idée qu'on me demande "comment je fais" m'excite car, j'en suis sûr, je vais être surpris par les questions, et en tentant d'y répondre, je vais me surprendre à décrire tout un tas de comportements d'écriture intuitifs dont je n'avais pas conscience.
Autant dire que je vous attends de pied ferme !
Messieurs, Mesdames, en garde !
J'ai des réponses. Qui a des questions ?
Martin Vingt Clercs
Je lui réponds que je serais ravi de partager ce que je sais, et lui suggère (et à vous par la même occasion) de m'envoyer des questions aussi terre-à-terre que possible, et j'essaierai d'y répondre.
Mais d'abord, je vais essayer d'expliquer pourquoi ce message m'a fait plaisir, pourquoi je ne vois aucun inconvénient à partager, et enfin pourquoi je suis excité à l'idée de recevoir des questions des écrivant(e)s.
D'abord, je trouve plutôt rafraîchissant qu'on me parle de mon travail d'écrivant, et non pas forcément de mes motivations de médecin. Même si je crois être un "vrai soignant" (pour la définition, je vous renvoie à mon Webzine...), je me suis mis à écrire bien avant d'avoir conscience que je pouvais soigner (et qu'on pouvait me demander du soin). Techniquement parlant, mon expérience d'écrivant précède de près de dix ans mon expérience de médecin. Pourtant, on ne m'interroge pratiquement jamais à ce sujet, en dehors des allusions obligées à "mes influences", "mon inspiration", "mes engagements"... Et de même que j'aime expliquer à des étudiants en médecine comment poser un stérilet sans faire mal ou comment identifier "la question cachée" derrière le motif de consultation avoué d'un patient, j'aime bien expliquer "comment j'ai écrit mes livres" (ou mes nouvelles).
Le premier écrivain que j'ai lu expliquant dans quelles circonstances il avait écrit telle ou telle de ses nouvelles est Isaac Asimov, dans l'un de ses recueils (je crois qu'il s'agissait de "Histoires Mystérieuses", (coll. "Présence du Futur", Denoël). Il prenait manifestement plaisir à raconter qu'il avait eu l'idée de telle ou telle histoire en parlant avec un de ses amis ou en faisant un pari avec le rédacteur en chef d'une revue, ou en relevant un défi lancé par un collègue écrivain. Pour Asimov, writing was fun, et ça l'est pour moi aussi. Quand j'écris, je m'amuse (enfin, j'essaie). Et j'aime raconter. Alors, raconter comment j'ai écrit (ou comment j'ai essayé d'écrire) ça m'amuse aussi, forcément...
Ensuite, s'il m'est facile de partager c'est parce que je ne crois pas vraiment avoir de "secrets". J'ai appris à écrire en lisant, puis en imitant, puis en expérimentant. Et je continue à faire la même chose, même si l'expérimentation s'appuie aujourd'hui sur une expérience beaucoup plus grande que lorsque j'avais quinze ans. Mais je serais bien en peine de vous révéler "mes secrets", parce que je ne sais pas exactement comment je fais... et parce que ce qui me paraît réussi peut paraître raté à d'autres : ainsi, l'écrivante/lectrice qui a suscité cette entrée m'a révélé avoir beaucoup aimé les deux premiers volumes de la Trilogie Twain, beaucoup moins le troisième, dont la construction "en abyme" lui a semblé casser le rythme de la narration adopté dans les deux premiers. Et je serais bien en peine de contester son opinion puisque, à mon sens, le lecteur a... toujours raison.
Non, ce n'est pas une déclaration démagogique. Mais si l'on admet qu'il y a autant de lectures possibles d'un livre que de lecteurs, et si l'on part du principe qu'un lecteur qui dit avoir lu un livre d'un bout à l'autre est de bonne foi, alors, il n'y a pas de raison de penser qu'il y a des lecteurs qui ont raison, et d'autres qui ont tort : chaque livre est "fait", ou non, pour les lecteurs qui le lisent. Un écrivain très lu a la chance que ses livres soient "faits" pour beaucoup de lecteurs.
Et si certains lecteurs ne les aiment pas, c'est qu'ils ne sont pas "faits pour eux"... ou pas tout à fait. Le lecteur a donc toujours raison... mais seulement pour lui, pas pour les autres, qui peuvent avoir un avis différent. Idéalement, un livre qui rencontre des lecteurs "faits pour lui" (car c'est réflexif...) a des chances d'en toucher d'autres (les premiers transmettront l'envie de le lire à d'autres). Idéalement, je le répète, car ce n'est pas toujours vrai : combien de fois avons-nous tous "tanné" des amis pour qu'ils lisent tel ou tel bouquin, pour entendre finalement dire : "Oh, je suis désolé, mais il m'est tombé des mains..."
Un livre qui a du succès, c'est un livre qui rencontre beaucoup de lecteurs qui le trouvent fait pour eux... Ca ne veut pas dire qu'ils ont "raison", ni que les autres on "tort". Le plaisir de la lecture, c'est tellement subjectif, tellement privé, que c'est comme le sexe : ce que j'aime moi n'est pas nécessairement ce qu'un(e) autre aimera. L'essentiel, c'est d'y trouver plaisir et ça n'enlève rien à personne. Je suis évidemment jaloux comme un pou du succès de librairie d'une Amélie Nothomb, d'un Bernard Werber ou d'un Marc Lévy (qui ne le serait pas) mais si tant de lecteurs aiment leurs livres, qui suis-je pour dire qu'ils ont tort d'acheter ces livres-là et pas les miens ?
Tout ça pour dire que parler de la manière dont j'ai conçu ou construit tel ou tel bouquin ne me paraît jamais pouvoir relever du "secret de fabrique" ou de la "recette secrète" à conserver jalousement, car ce serait idiot : il faudrait non seulement que ce "secret" soit un ingrédient ou un procédé que personne ne peut reproduire et qui donne à mes livres un goût aussi inimitable et aussi universellement apprécié que celui d'un Yqem ou du Coca-Cola - on en est loin ; mais il faudrait aussi que, ce secret, je le maîtrise au point de savoir le réutiliser à volonté à chaque livre, et d'être ainsi assuré de contenter un nombre identique (voire croissant) des lecteurs/trices.
Alors, bien sûr, il existe des écrivains à "recettes" (je ne citerai personne, vous en avez toutes et tous un ou deux en tête). Mais je ne suis pas sûr que même eux se voient ainsi, du moins au début. Le succès aidant, ils se retrouvent enfermés dans une formule dont ils n'arrivent pas à se sortir... ou se satisfont parfaitement de réutiliser, livre après livre, les mêmes ficelles. Mais pour eux, est-ce une "recette", ou bien la trame, la forme dans laquelle ils se sentent le plus à l'aise ? Je veux dire : est-ce qu'ils écrivent toujours le même livre pour faire plaisir au lecteurs ou pour se faire plaisir (ou, d'ailleurs, pour se rassurer) ?
Impossible de répondre à cette question. Et, d'ailleurs, quelle importance ? S'ils sont contents d'eux-mêmes et si leurs lecteurs le sont aussi, franchement, qu'est-ce que ça peut foutre ?
Oui, oui, je vous entends d'ici : "Mais s'ils écrivent de la merde ?!!!"
Eh bien, personne n'est obligé de les lire, et puis "la merde", c'est tout relatif. A cet égard, je reste très circonspect. Je prenais beaucoup de plaisir à lire des romans-photo, quand j'étais gamin. Ils stimulaient terriblement mon imagination. Si je n'en lis plus, est-ce que parce que les romans-photo d'aujourd'hui (je suis sûr qu'il en existe encore) sont "moins bons" que ceux d'hier, ou bien est-ce parce que j'ai trouvé du plaisir dans d'autres modes de narration, d'autres combinaisons de mots, d'autres sortes d'histoires ? Et est-ce que, d'une certaine manière, Oui-Oui, Le Club des Cinq et les romans-photos ne m'ont pas, chacun à leur manière, préparé à lire d'autres choses ? Est-ce que je dois m'étonner de ne plus aimer Oui-Oui ? (Ou, du moins, de ne plus y trouver le même plaisir ?)
Ainsi, quand un(e) lecture/trice me dit avoir été "déçu(e)" par Le Choeur des femmes, par exemple, alors que La maladie de Sachs l'avait "bouleversé(e)", je n'ai rien à répondre. Il s'est passé dix ans, j'ai changé, il ou elle a changé, ce n'est pas le même livre. Tout est différent. Tout le monde ne peut pas vivre une brève aventure flamboyante à Paris avec un(e) amant(e) et retrouver la même flamme, intacte, cinq ou dix ans plus tard à Casablanca...
Un livre, c'est l'aventure d'une nuit, d'un week-end, d'un mois. Ca ne garantit en rien qu'on aimera tous les livres de (toutes les aventures vécues avec) son écrivain. Chaque livre, c'est un risque, pour le lecteur comme pour l'écrivain. C'est comme l'amour. On n'est jamais sûr que ce sera aussi bien que la fois précédente...
Maintenant, ça ne veut pas dire que je n'ai pas des trucs, des tours de passe-passe, des chapeaux à double fond bien à moi dont j'entends faire sortir des lapins ou des rhinocéros. Mais ce ne sont pas des secrets, ni même des recettes, plutôt des coquetteries, des figures préférées, comme la posture dans laquelle un escrimeur se tient avant l'assaut, les attaques, les parades et les bottes qu'il maîtrise le mieux (avec lesquelles il se sent le plus à l'aise). J'aime bien l'analogie avec l'escrime pour des raisons à la fois littéraires, cinématographiques (mon héros de l'écran, à quinze ans, c'était Jean Marais dans Le Capitan et Le Capitaine Fracasse) et autobiographiques (j'ai fait de l'escrime entre 12 et 17 ans).
Et ces trucs, je veux bien les donner si on me les demande, ça me fera plaisir. Mais je ne suis pas sûr qu'ils soient utilisables par un autre que moi. En tout cas, ils peuvent au moins donner des idées à ceux qui me liront, ou les conforter (et ce n'est pas rien) dans l'idée que leurs trucs, leurs bottes secrètes ou leurs coffrets à double fond, valent bien les miens.
Et puis, l'idée qu'on me demande "comment je fais" m'excite car, j'en suis sûr, je vais être surpris par les questions, et en tentant d'y répondre, je vais me surprendre à décrire tout un tas de comportements d'écriture intuitifs dont je n'avais pas conscience.
Autant dire que je vous attends de pied ferme !
Messieurs, Mesdames, en garde !
J'ai des réponses. Qui a des questions ?
Martin Vingt Clercs
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