dimanche 26 mai 2013

La balançoire - par Mar(c)tin

L'autre jour, j'allais prendre le bus 80 (Nord) sur la Place des Arts, et je suis tombé sur les balançoires.

http://www.dailytouslesjours.com/project/21-balancoires/

Enfin, quand je dis que je suis tombé dessus, ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai sauté dessus ! En les voyant, j'ai été pris d'un désir irrépressible de traverser la rue et d'aller me balancer.

J'ai fait attention de ne pas me faire renverser par une voiture au passage, j'ai posé mon sac contre un des piliers,  je me suis mis à me balancer, à me balancer très fort, très haut... et je me suis retrouvé dans mon jardin, à Pithiviers, il y a cinquante ans.



Le jardin suspendu


(Pithiviers, avril-mai 1963) Nous logeons à l’hôtel des Touristes, faubourg du Gâtinais à Pithiviers (Loiret). A l’hôtel des Touristes, il y a des souris. De mon lit je les vois sortir d’un trou du mur et traverser la pièce, alors je ne me lève pas, je reste couché et je lis mes illustrés. Nous sommes là en transit, encore une fois. Et, si j’en crois la tradition, c’est alors qu’il était dans le métro que mon père a su qu’il y avait du (« Tu vois comment c’est, le destin : j’étais allé voir un type, en région parisienne, qui vendait sa clientèle, mais [il a dû le préciser, mais j’ai oublié pourquoi] ça ne s’est pas fait et j’étais déprimé, tous les médecins d’Algérie s’étaient déjà installés en France depuis un an, ils avaient repris les cabinets qu’il y avait à reprendre et puis, depuis la commercialisation des antituberculeux, il n’y avait plus vraiment de travail pour les pneumophtisiologues, alors je ne voyais pas du tout comment j’allais gagner ma vie et vous élever, et j’étais là, au fond du tunnel à regarder mes pieds quand, à une station, j’entends quelqu’un qui frappe au carreau, c’était [un type qu’il connaissait] qui m’avait aperçu du quai. Je descends, il me demande ce que je fais, je lui dis que je cherche une clientèle à reprendre et il me dit : « Je connais un généraliste qui a l’intention de céder, vous devriez aller le voir. » Et moi, continue Ange, j’en avais marre de ne rien faire depuis un an, j’y suis allé, j’avais fait beaucoup de médecine avant de devenir spécialiste, ça ne me faisait pas peur et j’avais vraiment envie de me remettre au ») boulot à Pithiviers. S’il avait su...
S’il avait su ce qu’avait été Pithiviers, ce qui s’était passé à Pithiviers, ce que représentait Pithiviers, Ange ne serait peut-être pas allé s’y installer, c’est du moins ce que je l’ai entendu dire longtemps après, à la fin des années 70.
Aujourd’hui, en 2001, je me dis que s’il avait su, et s’il n’y était pas allé, et s’il ne nous avait pas emmenés là, ma mère, mon frère et moi, la face du monde aurait été changée, pour moi en tout cas, et je me mets à rêver de ce que nous serions tous devenus... mais voilà, C’était écrit, comme disait Nelly, nous nous sommes retrouvés à Pithiviers, Loiret, à l’hôtel des Touristes, faubourg du Gâtinais, en attendant de nous installer dans la nouvelle maison.
Nous y étions déjà allés une fois. Elle était sombre et pleine de meubles –ça m’avait frappé parce que je venais de passer dix-huit mois dans des logements dont les meubles ne cessaient pas de se déplacer, déménagement, emménagement et, quand ils ne bougeaient pas, il est probable qu’il n’y en avait pas beaucoup, toujours est-il que c’était impressionnant, ce salon, et cette grande pièce au premier étage où je découvre deux grands garçons jouant au ping-pong. Mon frère et moi sommes trop petits pour jouer alors on nous fait redescendre, emprunter un couloir, ouvrir une lourde porte sur un jardin vaste et ombragé, une vraie jungle, et nous nous mettons à crier et à courir parce que là-bas, au fond, sous une poutrelle métallique tendue entre deux arbres immenses, une balançoire nous tend les bras.

 *
J’ai toujours été incapable de décrire la matérialité des choses – le physique et l’habillement des gens, la forme des objets, l’ameublement d’une pièce – mais tentons le coup. La maison de Pithiviers et son jardin occupent tout l’espace compris entre la rue du (des) Chardon(s) – qui va de l’imposante église Saint-Salomon-Saint-Grégoire à la place de la Mairie – et la rue Alix de la Tour du Pin – qui repart de la place dans l’autre direction. En sortant dans le jardin par le couloir de la cuisine, on descend deux marches et on débouche sur un espace pavé délimité par la protubérance d’une petite pièce oblongue que ma mère appelait la réserve (à droite), un bosquet de noisetiers et une rangée de rosiers (en face), l’entrée extérieure de la cave (à gauche). Au-delà des rosiers, à gauche et en face, une couronne de pelouse forme un demi-cercle le long de la maison et des murs. Au bout de la pelouse, près du haut mur qui sépare le jardin de la rue Alix de la Tour du Pin, il y a un autre bosquet. Cernés par les pelouses, sur un vaste espace couvert de gravier, s’élèvent les deux grands arbres portant poutrelle (des anneaux et un trapèze flanquent la balançoire) et, un peu à gauche, un troisième arbre aussi grand et je ne peux pas vous en dire plus, je suis nul en botanique. A droite, à quelques mètres de la balançoire, le jardin est amputé de tout son coin droit par un muret en briques haut de cinquante centimètres, qui court en arc de cercle jusqu’au bosquet de noisetiers planté en face de la cuisine. De l’autre côté du muret, en contrebas, une grande cour pavée descend en pente douce vers un grand portail de rue. A droite de la cour se dressent des dépendances comprenant un grand garage qui a dû autrefois être une écurie, une pièce que j’entendrai toujours nommer « la buanderie », et une porte ouvrant sur un bûcher et un escalier qui permet d’accéder, au-dessus du garage et de la buanderie, à un très grand grenier qui servira à étendre le linge jusqu’à ce que l’escalier et le plancher soient trop vermoulus pour qu’on puisse y monter sans risquer de passer au travers. Vous me suivez ?
Ce jardin, avec ses arbres, sa pelouse, son gravier, sa balançoire, sa cour en contrebas, son muret (et les hortensias de ma mère), c’est tout un poème, j’ai une histoire à raconter pour chacun de ses centimètres carrés, je pourrais en faire un livre entier. Ce jardin et sa maison sont la bulle dans laquelle je me suis mis à respirer, autour de laquelle j’ai gravité en grandissant, et dont je me suis éloigné à l’âge adulte sans pouvoir, pendant longtemps, m’en détacher complètement. À Pithiviers, des milliers d’histoires et de souvenirs commencent à éclore, et parmi eux, beaucoup m’appartiendront en propre.

*
« Faire de la médecine générale, ça ne me faisait pas peur, disait Ange, et puis il fallait que je gagne ma vie pour vous élever. Quand j’ai vu qu’il y avait un jardin, ça m’a décidé, je me suis dit : c’est ce qu’il faut à mes enfants. »
Voilà pourquoi j’imagine que, même s’il avait su ce que cela signifiait alors et ce que ça signifierait bien plus tard, il nous y aurait quand même installés, dans ce jardin, à Pithiviers. 

(Extrait de Légendes,  2002 - POL et Folio) 

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Et en me balançant, très haut, très fort, comme si j'avais encore huit ans, je me suis mis à rire, comme je le fais chaque fois je trouve quelque chose, une idée, une issue, une trouée dans le noir, une lumière qui me fait signe --- chaque fois que je trouve enfin l''entrée d'un roman. 


Montréal, 25 mai 2013