3e épisode : De Comics en Séries
En 1992 ou 1993, un jeune éditeur nommé Didier Pasamonik me
contacte (par l’intermédiaire de Que Choisir,
je pense) et me propose de réaliser un petit bouquin que lui a commandé un
groupement de pharmaciens. Il s'agit d'un guide des médicaments incompatibles
avec l'alcool. Je lui dis que je suis prêt à le faire, bien sûr, et il me
propose de le rencontrer. Quand j’arrive dans son bureau, je découvre des
affiches de comic-books. Je lui demande s’il en édite aussi. Il me répond qu’il
lance une collection pour un fabriquant français de jeux vidéos. En effet, la
maison américaine de comics Dark Horse dispose de la licence de nombreux
personnages de jeux et la boîte française y voit une nouvelle source de profit
en relation avec les jeux qu’elle-même commercialise. J’explique à Didier que
je suis traducteur et que s’il en cherche un… Il me répond qu’il en a déjà un,
très occupé, et que ça n’est pas de refus. Pendant les quelques années qui vont
suivre, je vais régulièrement traduire, de l’anglais au français, des comics
divers et variés, mettant en scène des personnages très connus ou très à la
mode dans le monde des comics et des jeux à ce moment-là (The Mask, Predator, James Bond, Star Wars, Grendel, Alien…) et les premières adaptations de certains mangas,
déjà traduits aux Etats-Unis, mais pas encore en France : Caravan Kidd, Outlanders…
Comme j’ai bouffé des comics en quantité industrielle entre 1966
et 1977, je n’ai aucune difficulté à trouver la bonne longueur et le ton qui
convient pour traduire ces textes bourrés d’expressions de tous les jours, mais
aussi de mots-valises ou de « technobabble », le vocabulaire
pseudo-scientifique inventé par la série Star
Trek qu’utilisent deux techniciens penchés sur un moteur de fusée en
panne :
- Damn ! Le cyclotron positronique a grillé, on est
foutus !!!
- Non ! Attends ! Si je réaligne les vecteurs
luminoiridescents sans faire fondre le bouclier de confinement, ça nous donnera
assez d’énergie pour remettre les réacteurs à plasma en phase et l’orage
magnétique nous éjectera hors du champ de gravitation du trou noir.
– Tu crois ?
Je suis payé à la page, au tarif syndical de
l’époque qui avait cours dans le milieu de la BD. Comme la boîte de jeux vidéo
veut lancer ses albums le plus vite possible, et comme je travaille très vite, on
m’envoie beaucoup d’albums à traduire. Pendant deux ou trois ans, j’arrondis
mes fins de mois en alternant comics et articles médicaux. De plus, on m’envoie
les albums à parution, ce qui fait le bonheur de mes enfants, bien entendu. Ils
sont eux-mêmes la première génération d’enfants qui grandissent avec les jeux
vidéos et ils ne manquent pas de BD à la maison, mais montrer aux copains une
BD traduite par papa, c’est vraiment la classe.
Traduire de la BD est vraiment de l’écriture sous
contrainte. Non seulement de style (il faut respecter celui de l’original) mais
de longueur. Quand on traduit de l’anglais en français, on écrit entre 20 et 30
% « plus long » (en nombre de signes). L’anglais est plus bref,
beaucoup de mots sont plus courts, et les anglo-saxons raffolent d’acronymes, y
compris dans les expressions courantes : ASAP signifie « As Soon As
Possible », DOA « Dead on Arrival » et les deux acronymes
s’utilisent telles quelles dans le langage parlé. Je suis donc obligé
d’adapter. ASAP devient « Fissa » et DOA, « DCD ». Plus que
de l’adaptation, la traduction de comic-books est souvent une re-création.
De
nombreuses années plus tard en 2004, j’aurai l’occasion de traduire de nouveau
des comics. L’éditeur de Semic
France, qui distribue alors encore les comics de DC (la firme propriétaires des
personnages de Batman et Superman), a décidé de publier un recueil des
aventures de Batman dessinés par Neal Adams, l’un des plus grands dessinateurs
des années 70. Il connaît mon intérêt
pour les comic-books (j’ai écrit entretemps un grand livre sur les super-héros)
et me propose d’écrire une préface. Je lui demande qui traduit et, comme il ne
le sait pas encore, je propose de le faire : les histoires qu’il va
publier, je les ai lues quand j’avais 12 ou 13 ans. Les traduire (pour
certaines, les retraduire correctement, car les éditions de BD étrangères en
fascicule bon marché, dans les années 60 étaient plutôt bâclées) c’est une
occasion de renouer avec mon enfance. Et pour rester dans le ton de l’époque,
ma traduction essaiera de retrouver le vocabulaire et le ton des années 60,
celui que je lisais dans les romans pour la jeunesse et les récits de
science-fiction… C’est probablement de ce recueil (Batman par Adams, Semic, 2005) que je suis le plus fier, mais malheureusement,
je crois qu’il est désormais introuvable, la maison d’édition lyonnaise ayant
perdu les droits des personnages au profit d’une multinationale italienne.
Ma collaboration avec le fabriquant de jeux vidéos
(que je ne verrai jamais et avec qui je serai toujours en contact par téléphone
puis par courriel) se terminera de manière un peu abrupte, deux ou trois ans plus tard. Pour des raisons
que j’ignore, mon employeur me paye de manière de plus en plus irrégulière au
point qu’arrive un jour où je refuse de continuer mes traductions pour
lui : il me doit environ 16.000 francs (2500 €) de l’époque. J’ai beau le
relancer, rien n’y fait : on me promet un chèque qui n’arrive jamais, et
pendant ce temps, moi, je mange mon frein en me demandant comment je vais payer
mes traites.
On est en 1995 ou 1996, MPJ et moi avons acheté une
maison suffisamment grande pour y loger nos 7 enfants (les cinq nés de nos
premiers mariages et les jumeaux, nés en 1993 après deux ans de vie commune et
mon départ du cabinet médical). Le remboursement de cette maison est notre
priorité (avec l’alimentation, les vêtements, les transports…). Nous
travaillons tous les deux, mais nous n’avons pas un sou d’avance.
Comment faire pour récupérer le juste salaire d’un travail
que j’ai fait avec d’autant plus de sérieux qu’il est un des plus agréables
qu’on m’ait confiés ?
Le pire qu’on puisse faire à un commerçant c’est
d’altérer son image… Dans l’espoir de
faire céder mon mauvais payeur, je bluffe : je lui explique que je
travaille à Que Choisir et dans
plusieurs revues d’informatique qui publient des revues des jeux qu’il conçoit et commercialise et que s’il ne
me verse pas ce qu’il me doit dans la semaine, il aura droit à la pire campagne
de contre-publicité du siècle. Et vous savez quoi ? Le jour même où
j’envoie mon courriel (je vous jure !) un message m’informe que le chèque
vient de partir. Ce souvenir précis d’échange de courriel me permet de parler
de mes premiers pas sur l’Internet.
D'abord, une précision : je parle toujours de « L’Internet »
ou du « Web » à l’américaine (« The Internet », « The
(World Wide) Web ») et non « Internet » à la française, comme
s’il s’agissait d’une entité souveraine (« Dieu », « De
Gaulle », « Matignon »…). Certains me disent que c’est snob, je
pense que c’est en fait plus juste. Le terme désigne le « Réseau des
Réseaux », le système qui a permis à tous les réseaux de s’interfacer, je
pense qu’il mérite un article. Régulièrement, je suis obligé de batailler avec
les correcteurs de mes livres qui corrigent mon « L’Internet » en
« Internet » et ça m’horripile prodigieusement. On a ses petites manies.
J’ai eu ma première adresse électronique en 1993 ou 1994. Le serveur, Compuserve, aujourd’hui disparu, est alors l’un
des plus populaires d’Amérique. Je ne sais plus pourquoi je m’y abonne, mais je
le fais dès que je le peux, c’est à dire dès que je peux m’acheter un modem
(l’internet passait alors encore par les lignes téléphoniques classiques, via
un modem interne installé sur l’ordinateur) et me payer l’abonnement. Au début,
les services proposent surtout des informations internationales, des logiciels
gratuits à télécharge, l’e-mail bien sûr, mais aussi des forums d’utilisateurs
ou d’amateurs : les groupes « alt ». On ne communique pas encore
en « chat » comme on le
fait couramment aujourd’hui, mais par l’intermédiaire de « mailing
lists » : les membres envoient des messages à un modérateur, qui les
réexpédie groupés à l’ensemble de la liste. Je m’intéresse essentiellement, à
cette époque-là aux forums d’informatique domestique qui peuvent m’aider à
améliorer ma connaissance des machines et des logiciels, mais un forum en
particulier prendra rapidement une grande importance. Mais n’anticipons pas.
En 1989, l’année où j’ai publié La Vacation, je suis tombé sur un livre sensationnel. C’est
un beau livre, dans le style des livres de cinéma, richement illustré, mais
consacré à une série télévisée. Le
Prisonnier, chef-d’œuvre télévisionnaire est signé d’un duo qui m’est
jusque là inconnu, Alain Carrazé et Hélène Oswald, et publié chez une maison
d’éditions manifestement nouvelle : 8eArt. Un an plus tard, Carrazé
récidive avec Jean-Luc Putheaud et Chapeau
Melon et Bottes de Cuir. Des gens qui respectent les séries et ressuscitent
de pareille manière les classiques télé de mon enfance sont inévitablement des
gens intelligents. Je me suis acheté un magnétoscope en 1982 (après la
naissance de mon premier enfant…) et, au milieu des annes 80, l’apparition des
chaînes privées et en particulier de Canal et de « La 5 » a permis
aux spectateurs français de découvrir des séries inconnues et aux nostalgiques
comme moi de revoir leurs séries d’antan.
J’ai enregistré et revu tout Mission : Impossible (malgré une
diffusion dans le désordre le plus total) et j’ai acheté en Allemagne, à la
sortie de la version allemande de La
Vacation l’extrordinaire The
Mission : Impossible Dossier, ouvrage hyperdocumenté du journaliste
Patrick White qui raconte par le menu toute la production de la série. M : I (1966-1973) était ma série
préférée quand j’avais 12 ou 13 ans. Vingt-cinq ans plus tard, elle n’a rien
perdu de sa force narrative et de son intelligence.
Je prends la plume (enfin,
le clavier) et j’écris aux éditeurs de 8e Art en leur disant, en
substance, ceci : « Je vous remercie du travail que vous avez déjà
accompli. Etant donné la mauvaise réputation des séries américaines, je
comprends que vous ayez voulu commencer vos publications par des séries
classiques britanniques. J’espère que vous serez amené à traverser
l’Atlantique. La série classique par laquelle vous devez commencer, c’est Mission : Impossible et voici
pourquoi. » Et je termine ma lettre par une description critique de
plusieurs pages. Fin 1991, je reçois un coup de fil d’Alain Carrazé qui me
propose de le rencontrer et me dit : « Les lecteurs de 8eArt, à qui nous demandons de nous suggérer quelles séries traiter, nous
réclament en majorité Mission :
Impossible. Nous avons lu votre lettre avec attention. Voudriez-vous
co-écrire le livre avec moi ? »
Je suis allé le voir très vite. Il m’a présenté
Hélène et Pierre Jean Oswald. Leur travail d’éditeurs militants dans plusieurs
maisons créées par eux au cours de la deuxième moitié du 20e siècle
(Editions Oswald, Nouvelles éditions Oswald/NéO) avait permis de découvrir ou
redécouvrir de nombreux auteurs de roman policier, de science-fiction et de
littérature fantastique, en particulier grâce à la collection « Le Miroir
Obscur ». Après la fin de NéO, leur aventure se poursuivait dans la
nouvelle entreprise, modeste mais très courageuse qu’était 8eArt. Entre Pierre
Jean, Hélène et moi, la sympathie et l’amitié ont été immédiates. Je n’étais
qu’un jeune écrivain, auteur alors d’un seul roman, mais ils m’ont tout de
suite adopté, comme l’avaient fait Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud
quelques années auparavant. Pour eux, j’ai tout de suite été un écrivain et non
un simple « fan de séries ». Et le premier livre que j’ai fait pour 8eArt m’est d’autant plus cher qu’il serait impossible à faire aujourd’hui.
Car PJ et H ne voulaient pas publier des livres
« pour les fans », mais de beaux livres contenant des textes de
qualité. Hélène était tombée amoureuse du Prisonnier
et c’est ce qui avait lancé leur nouvelle aventure éditoriale. Mais auparavant,
elle regardait peu la télévision et considérait (comme beaucoup
d’intellectuels) que les séries étaient des sous-œuvres de mauvaise qualité.
Depuis leur rencontre avec Alain Carrazé, qui en avait une connaissance
encyclopédique et portait un jugement critique souvent très fin quant à la qualité
des productions, les Oswald s’étaient mis à regarder des séries ; ils venaient
de publier Destination Danger (série
britannique qui avait lancé Patrick McGoohan, le créateur, producteur et acteur
du Prisonnier) et en préparaient un autre
consacré à Amicalement Vôtre, une
série mineure mais très populaire en France à l’époque, et envisageaient déjà
une… série de livres décrivant les meilleures œuvres du genre.
Mission : Impossible, dont
j’écrivis toutes les parties analytiques et descriptives (les trois quarts du
livre) tandis qu’Alain se chargeait de l’histoire de la production et
d’interviews exclusives avec quatre de ses cinq acteurs principaux, fut la cinquième
monographie 8eArt. Ce fut aussi la dernière, malheureusement, mais
c’est le plus beau livre, esthétiquement parlant, qu’il m’ait été donné de
publier. Car la description détaillée des thèmes de la série, le « découpage d’un
épisode typique », le travail d’analyse épisode par épisode (il y en eut
171 dans les années 60, 35 lors de la reprise de la série en 1988), les
entretiens exclusifs et l’historique de la production sont illustrés de
magnifiques photographies que nous envoyèrent un grand nombre de
collectionneurs privés et que même les comédiens n’avaient jamais vues. Si je
me souviens bien, le tirage était limité (5000 exemplaires) et comme tous les
livres 8eArt, l’ouvrage fut vendu par souscription. Les premiers souscripteurs
(et les auteurs) eurent droit à une photographie numérotée ne figurant pas dans
l’ouvrage. Comme Alain, j’eus droit à une vingtaine d’exemplaires. Chacun des
cinq acteurs de la série originelle eut droit aussi à son exemplaire. Barbara
Bain (‘Cinnamon Carter’) et Greg Morris (‘Barney Collier’) nous firent
l’honneur de nous écrire pour nous remercier. Grâce à Alain, j’eus l’occasion
de rencontrer et d’interroger Martin Landau (‘Rollin Hand’) lors d’un passage à
Paris… et de lui faire signer l’exemplaire de MPJ (ils ont en effet un point
commun…)
Tout ceci pour dire que l’histoire de ma relation
écrite avec les séries a commencé par la réalisation d’un rêve d’adolescent. Un
rêve que j’ai eu tard (je n’aurais jamais imaginé, en 1968, rencontrer les
acteurs de ma série préférée) mais que j’ai pu transformer en un travail de
création. Si notre Mission :
Impossible n’est pas la mine d’information que reste le livre de Patrick
White, ça n’en est pas moins l’un des livres les plus beaux et les plus
littéraires qu’on ait jamais consacré à une grande série.
Ma carrière de critique de séries télévisées ne
faisait que commencer. Elle allait se poursuivre avec d’autres livres 8eArt
mais aussi ma collaboration à deux revues : le trimestriel Génération Séries et l’hebdomadaire Télécâble Satellite Hebdo.
(A suivre…)