Ça aurait pu commencer comme ça :
« En se réveillant dans son lit un matin après un sommeil sans rêves, Franz Karma se retrouva métamorphosé en une créature innommable. Quand il ouvrit les yeux, il était allongé les bras en croix, face au plafond qui lui sembla couvert d’étranges graffiti. La peau de son dos, inhabituellement hypersensible, souffrait le martyre sous l’effet conjugé et superposé d’une boule dure de nature indéterminée, des plis du drap sous ses fesses nues et de l’humidité produite par la transpiration de la nuit. Jamais, au grand jamais il n’avait éprouvé des sensations aussi précises et aussi pénibles, et cela le troubla grandement.
Il écarquilla les yeux. Le soleil d’été, qui se frayait déjà un chemin à travers les interstices du volet roulant, lui permettait de voir qu’il était bien dans la chambre où il s’était couché, la veille comme chaque soir. Il se tourna vers le chevet. Le radio-réveil indiquait 7 h 13. Il secoua la tête et de longues mèches de cheveux bruns caressèrent son visage.
En posant le menton sur son sternum, iI constata que, comme chaque matin, quelque chose soulevait le drap et lui interdisait de voir ses pieds dépasser du lit. Mais ce quelque chose n’était pas le piquet de tente qui se dressait entre ses cuisses depuis la lointaine époque de sa puberté. Il n’y avait pas une, mais deux protubérances sous le drap ce matin-là, à mi-chemin entre son menton et l’emplacement habituel de ses érections.
« Que m’est-il arrivé? » pensa-t-il. Était-ce un rêve ?
Il souleva le drap et vit avec stupéfaction qu’il avait d’énorme seins. Certes, depuis qu’il avait dépassé la quarantaine, ses pectoraux s’étaient arrondis, comme c’est souvent le cas des hommes qui s’empâtent sous l’effet conjugué d’une nourriture abondante et d’une réduction de toutes leurs activités physiques. Mais en cet instant, ils étaient surmontés par deux glandes mammaires d’une taille impressionnante. De plus, cette poitrine apparue du jour au lendemain était recouverte par un tissu épais, rugueux, de consistance inconnue.
Luttant contre l’angoisse qui le clouait au lit, il repoussa le drap du pied et, sans oser regarder, il avança prudemment la main vers son nombril. La peau de ses doigts avait une sensibilité bizarre et l’effleurement de son abdomen déclencha une sensation étrange. Sa main glissa plus loin, vers l’entrejambe, où ses phalanges se retrouvèrent soudain prises dans une toison fournie, et non dans les rares poils poivre et sel qui, la veille encore, montaient bravement mais vainement la garde à la racine de son pénis. Son cœur bondit.
Il glissa la main un peu plus bas et, après avoir franchi le dos d’âne du pubis il sentit… rien. Enfin, pas tout à fait rien, mais un vide, un creux, une absence. Il poussa un cri et, en un effort surhumain, il s’assit sur le lit et repoussa le drap. En lieu et place de son T-shirt de nuit préféré, son thorax était recouvert d’un tablier bleu à fleurs.
Dessous, leur mamelon désagréablement irrité par le tissu, deux seins féminins pendaient, lourds et fatigués. Dans son dos, la boule dure qui le mordait cruellement n’était autre que le nœud formé par la ceinture du tablier. Son sexe avait disparu. Ses avant-bras, ses poignets et ses mains étaient recouverts de gants en caoutchouc rose. Il s’était transformé en… en… … »
« mère de famille paraplégique ? » « fille-mère désemparée ? » « Mamma italienne gagnée par une obésité galopante ? » « Mrs Doubtfire ? »
Je cale.
En tout cas, l’hommage à Kafka s’imposait. Même si je ne suis pas le premier, hélas ! Philip Roth s’est déjà emparé de La Métamorphose dans un petit bouquin intitulé Le Sein. Il y a ving-cinq ans, au bas mot - à une époque où, n’ayant encore rien publié, j’étais bourré de complexes littéraires, à juste titre – celui du bouquin, le clin d’œil appuyé et la réputation de l’auteur m’avaient poussé à l’acheter mais j’avais trouvé le résultat décevant. Je ne vois pas bien l’intérêt de transformer un personnage en un seul sein.
Et pourquoi le faire finir dans un lit, sous la forme d’une énorme masse flasque détachée de tout, et pas sur la poitrine d’une femme– ou de plusieurs, d’ailleurs ? Si j’avais eu l’idée avant Roth, j’aurais raconté les aventures d’un type transformé en une paire… non, en une tripotée de prothèses en silicone fabriquées sur la même chaîne d’usine, portant des numéros qui se suivent mais que le sort distribue évidemment au hasard des commandes à travers tous les Etats-Unis
... à une jeune femme qui devient stripteaseuse pour payer ses études et qui, un soir où elle ne bosse pas, rencontre l’amour en la personne d’un brave type qu’elle croise au supermarché et qui la regarde tout le temps dans les yeux ; elle décide de renoncer à ses appas artificiels pour redevenir une vraie femme dans les bras de celui qu’elle aime et paye son intervention une somme astronomique (gagnée à la sueur de son string) mais meurt sur la table d’opération sous le scalpel d’un chirurgien saoul…
... à une desperate housewife qui se fait upgrader en 95 B pour récupérer son mari parti avec une jeunette et qui, constatant que finalement ça ne va pas loin, décide en désespoir de cause de se venger en étouffant entre ses mammelles tous les hommes qu’elle y a attirés ;
... à une actrice de porno dont c’est la troisième paire successive après de nombreuses années dans des conditions de travail difficiles, qui a envie de faire redécoller sa carrière en se faisant, en plus, poser des prothèses fessières et à qui un producteur propose, parce qu’il pense qu’elle est une bonne comédienne, de tenir le rôle d’une Playmate de Playboy clouée à pas trente ans dans un fauteuil roulant par un accident de voiture (c’est vraiment arrivé à l’une d’elles mais je n’arrive pas à me rappeler son nom - Shirley ? Sherri ? ) ;
... à une ‘trans’ Homme -- Femme qui veut de jolis seins mais pas de néo-vagin -- et j’aurais imaginé le dialogue entre ses seins et sa queue, surpris et troublés tous les trois de se retrouver à cohabiter sur le même corps et finissant par trouver que, finalement, on peut vivre ensemble, et les critiques français auraient trouvé ça ridicule ou grotesque, bien sûr, mais si le livre avait eu la chance de franchir l’Atlantique, les critiques anglo-saxons y auraient vu la métaphore parfaitement assumée d’une aspiration à la coexistence douloureuse mais constructive des deux sexes au sein du microcosme constitué par le corps de mon héros ‘in’ ;
.... à une mère de famille quinquagénaire mais vachement bien conservée (comme il faut qu’on pleure pendant tout le film - ça pourrait être un film, je vois déjà ça d’ici – il me semble que Meg Ryan serait parfaite pour le rôle), mutilée par un cancer du sein gauche ; sa pauvre prothèse isolée (appelons-la Lolo…) espère, à l’insu de sa propriétaire, que Meg aura un cancer de l’autre côté parce que c’est sa seule chance (à la prothèse, pas à la pauvre femme) de retrouver sa sœur de lait… enfin, de silicone, celle qui a été conçue et fabriquée le même jour, sur la même chaîne, dans le moule jumeau du sien et qui est restée seule dans le tiroir à deux places d’un des placards de l’usine ; le jour où le cancérologue annonce que le cancer a guéri et que Meg n’en fera pas à l’autre sein, la malheureuse Lolo doit faire son deuil de jamais retrouver sa jumelle ; mais dans le groupe de soutien d’amputées auquel elle participait, Meg s’est liée à la jolie Angelina, trente ans à peine, dont l’atrophie congénitale du sein droit et l’hypertrophie du sein gauche déforment affreusement la silhouette et lui donnent de sacrés complexes (- Ne me regarde pas je suis immonde ! D’un côté je ressemble à une actrice de porno, de l’autre à un mannequin de Lagerfeld. Je peux quand même pas draguer les mecs de profil ! ) ; évidemment, les deux femmes se lient d’amitié, Angelina aide Meg à faire face aux chimiothérapies en lui offrant une collection de foulards ; Meg soutient Angelina dans son juste combat contre la psychanalyste plate comme une limande qui tente de la forcer à accepter sa poitrine asymétrique plutôt que recourir à un rééquilibrage artificiel qui ne pourra en aucun cas (dit la psy le doigt dressé) lever l’hypothèque libidinale qu’a laissée sur la psyché d’Angelina l’empreinte indélébile de sa castration monomammaire ; finalement, elles emportent le morceau toutes les deux, l’une en battant le cancer, l’autre en collant une tarte à la psy et le jour où, toute heureuse, Meg apprend qu’elle est guérie, elle va rendre visite à Angelina qui vient enfin de se faire opérer ; au moment où les deux femmes s’étreignent en pleurant (manière subtile de laisser entendre qu’elles en ont fini avec les hommes, car ce qu’elles ressentent dans leur corps, dans leur chair, seule une femme qui a subi les mêmes tourments, vécu les mêmes malheurs, affronté les mêmes angoisses, traversé les mêmes épreuves avant de voir enfin son image réparée peut le comprendre), grâce à l’un de ces plot twists auxquels le cinéma hollywoodien le plus roué nous a habitués (car, et on l’a vu venir gros comme un camion tant c’était prévisible, Meg porte sa prothèse à gauche, Angelina à droite), Lolo-la-prothèse orpheline découvre que, sous les tendres battements du cœur de Meg, la forme ferme et ronde que l’on vient d’implanter à Angelina pour lui donner une féminité chèrement gagnée et contre laquelle elle se trouve serrée fiévreusement grâce à l’étreinte des deux femmes n’est autre que Lola, sa sœur de silicone, enfin retrouvée après des années de séparation et si je fais pas pleurer les nanas avec ça je sais vraiment pas ce qu’il faut faire… faut que j’envoie ça en lecture à Anna Gavalda et Muriel Barbery pour qu’elles me donnent leur avis.
Et si, en lieu et place de ce mélo – ou alors en même temps, tiens ! Et je vendrais les deux scénarios sous deux pseudos différents, à deux boîtes de prod différentes et les deux films seraient produits en même temps et se retrouveraient en compétition la même année au festival de Venise, histoire que tout le monde subodore que mes artifices mammaires cachent des ambitions artistiques – je troussais l’histoire très, très grinçante et très, très noire d’une série de quatre prothèses de taille décroissante, des sœurs Dalton de silicone en quelque sorte, acquises par un studio pour apparaître quelques secondes dans films et séries télévisées, et qui n’arrêtent pas de se chamailler, façon Toy Story, dans l’armoire où on les range avec d’autres accessoires du même acabit, tandis que l’une d’elles noie son chagrin dans le dissolvant en pensant à l’heure de gloire qu’elle connut jadis dans deux scènes mémorables de Nip/Tuck : l’une où le chirurgien esthétique bellâtre interprété par Julian McMahon la place d’un geste tendre sur le portrait grandeur nature de la maîtresse dont il entend perfectioner la plastique ; l’autre où, au-dessus du champ opératoire, il la tient dans sa main gantée et se lance dans un long monologue amoureux en la caressant du regard comme Hamlet le crâne de Yorick…
Oui. Ça serait pas mal du tout.
Bien sûr, il faut encore que je l’écrive, mais je suis sûr que ça ferait un bien meilleur bouquin et de bien meilleurs films que la… pochade de ce petit prétentieux de Roth. Sous prétexte qu'il est écrivain, juif et américain il se croit tout permis ?
Si j’étais newyorkais, moi aussi je me permettrais n’importe quoi.
Enfin, si j’avais pas plus urgent à faire et ma tripotée de monstres à combattre à mains nues pour sauver le monde. C’est un petit monde, d’accord, mais un monde quand même, et il faut bien que quelqu’un le sauve. Et si c’est pas moi…
Mais je m’égare. Faut pas que je m’égare.
La parodie de Kafka m’est venue immédiatement, ce matin, dès que je me suis assis au clavier, mais je ne l’ai pas écrite d’abord parce que je n’ai pas eu le temps, vous l’imaginez bien, mais aussi, à la vérité, parce que je n’étais pas dans une veine aussi… absurde. Ce matin, à mon réveil, dans mon demi-sommeil, je n’ai pas imaginé que je me transformais en matrone ménagère. Pour une fois, je n’avais ni mal au dos, ni à la fesse, ni à l’épaule. J’étais allongé dans le noir, j’entendais des bruits vagues dans le couloir, comme un bruissement tranquille, mais ça ne m’empêchait pas de somnoler. Je me sentais léger. Je n’avais aucun souci, aucun poids sur les épaules. J’étais bien.
Ça ne pouvait pas durer.
Brusquement la porte s’est ouverte, et dans un rectangle de lumière qui me faisait mal aux yeux comme quand j’étais gamin, j’ai vu et entendu une silhouette apparaître et m’appeler comme elle ne l’avait pas fait depuis bien longtemps.
- Marc !
Je lui ai répondu Fous-moi la pais Maman va t’en laisse moi tranquille je dors. Et, contre toute attente, elle a refermé la porte. Ça m’a plutôt surpris car, de mémoire d’homme (enfin, de la mienne) ça ne s’était jamais produit. D’abord parce que je n’ai jamais parlé comme ça à ma mère, j’aurais eu trop peur de prendre une tannée, ensuite parce que l’eussè-je fait, je doute fort qu’elle aurait obtempéré. C’était pas l’genre.
Mais quelques secondes plus tard, elle a recommencé. Elle a ouvert la porte une nouvelle fois, m’a posé une question que je me rappelle pas et a refermé après avoir entendu ma réponse, que j’ai oubliée aussi. Je trouvais bizarre que mes lunettes soient pendues quelque part au plafond et qu’elle m’appelle tantôt « Marc » (ça, c’était normal), tantôt « Docteur » (ce qui l’était beaucoup moins, ma mère ne m’a jamais appelé Docteur).
Elle était vêtue d’une blouse d’infirmière, elle avait un stéthoscope autour du cou et elle me parlait tantôt comme si j’avais douze ans, tantôt comme si j’en avais trente. Ça m’emmerdait beaucoup, bien sûr, qu’elle ne me laisse pas dormir tranquille, mais ce qui me tracassait le plus, tout de même, c’est qu’elle avait l’air de se porter plutôt bien.
Mieux que la dernière fois que je l’ai vue. En fait, je crois bien m’être dit que je ne l’avais jamais vue comme ça, jeune et belle, trente-cinq ans peut-être, pas aussi jeune que quand elle s’est mariée avec Papa, mais jeune comme sur les photos… d’avant ma naissance. Ça m’a tracassé pendant un moment, jusqu’à ce que je comprenne que je rêvais.
Le bruit de la porte était sûrement une hallucination auditive, comme j’en ai souvent dans mes demi-sommeils. À moins que je n’aie greffé ce rêve absurde – mais qui me rappelait vaguement quelque chose je ne sais plus quoi, encore une foutue série télé probablement – sur le bruit infernal que fait la porte de Jujuvert chaque fois qu’il se lève la nuit pour aller boire ou pisser ou vérifier que tout le monde n’a pas été assassiné par un tueur nocturne et qu’il n’y a pas une mare de sang sur le parquet du couloir.
Hallucination ou non, ma mère n’en avait cure et elle a continué à me harceler.
- Marc !... Docteur !
- Maman fous moi la paix….
- Un patient vient d’arriver.
- L’interne peut pas s’en occuper ? (Merdemerdemerde)
- C’est ton frère, Marc.
- Mon frère ? Ça fait quinze ans que je suis en froid avec mon frère.
- Justement, il y a de la glace dans le frigo. C’est l’occasion ou jamais de vous réconcilier.
- Mgrblmxxxplxffftt… Damn !!!
- Tu peux faire ça pour ta mère, quand même ? Tu ne trouves pas que je suis assez triste comme ça ?
- Tu es morte, Maman. Ça fait quinze ans que tu es morte. Mon frère et moi, on ne s’est fâchés qu’après ta mort. Tu n’es même pas au courant.
- Et ça devrait me consoler ? Savoir ses enfants fâchés, tu crois que c’est agréable, pour une vieille dame morte ?
Je me suis redressé sur le lit.
- Maman, fous-moi-la-paix !
Elle n’a pas répondu, car elle avait disparu. Mes yeux étaient fermés et j’avais un mal de chien à les ouvrir. J’avais un mal de chien à bouger d’ailleurs. Et puis, finalement, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu que j’étais allongé. La porte était fermée, un rai de lumière filtrait du couloir. Et à ce moment précis j’ai su que j’étais réveillé parce qu’une pensée lancinante m’a traversé l’esprit.
« Il faut que je dégivre le frigo. »