jeudi 18 mars 2010

Cent recettes pour page-turner (Ficelles et chapeaux-claque, 2) - par M.W.


·       Balise a écrit…
·       Je crois que mon « Rhaa, mais comment il fait ? » le plus fréquent est un « Rhaaa mais comment il fait pour que ça se lise aussi vite ? » - J'ai dû finir Les Trois médecins et le Chœur des femmes en deux ou trois jours après les avoir eus en main, et pas faute d'avoir essayé de les économiser/savourer. D'un point de vue purement « technique », il est clair que la division en chapitres courts est un appel au « Bon, allez, encore un petit dernier » « Bon, il était trop court, celui-là, allez, un de plus ». Mais il est clair aussi que ça suffit pas - alors, ya un truc ? Et, en tant qu'auteur, est-ce que vous vous dites aussi « Bon allez, j'en écris encore un dernier avant d'aller manger » ?


Je me suis posé la question à partir du moment où les messages de lectrices (il y en a quelques-uns qui viennent de lecteurs, mais les femmes lisent et écrivent plus que les hommes...) ont utilisé le terme de page-turner pour parler du CDF. Je ne savais pas que j'avais écrit un page-turner, mais en y réfléchissant, j'avais un signe avant-coureur : j'avais envoyé le début à Paul Otchakovsky-Laurens (mon éditeur, fondateur de POL) et il n'arrêtait pas de me réclamer la suite et a fini de le lire sur son iPhone ce qui, quand on connaît la résolution de l'engin, voulait dire quelque chose. Il aurait très bien pu attendre d'avoir tout et de l'imprimer, mais il était impatient de connaître la fin. Aussi impatient que moi... 

Et à force de recevoir des "J'ai lu votre livre en deux jours j'arrivais pas à m'arrêter", je me suis gratté la tête en pensant : "Bon, c'est vrai que quand je l'ai écrit, je ne quittais pas mon fauteuil et mon iMac tout neuf (celui que j'ai au bureau, ce n'est pas vraiment mon iMac, il restera là quand je ne serai plus chercheur au CREUM, mais pour le moment y'a que moi qui m'en sert, et c'est mon premier Mac, ce qui n'est pas rien mais je vais pas digresser, j'en parlerai une autre fois) et mon excitation à l'écriture (moi aussi, je voulais savoir la suite) a dû "passer" à la lecture, sous une forme ou une autre."

Seulement ça, c'est juste de la pensée magique, c'est pas une explication. Je pense que l'explication réside ailleurs, dans des choses visibles et lisibles, mais que j'ai faites intuitivement, et qui opèrent parce que le sujet s'y prêtait. Bien sûr, la taille des chapitres compte. Mais quand je regarde la Maladie de Sachs ou La Vacation, les chapitres sont très courts aussi, souvent plus courts que dans le CDF. 

Il y a deux autres choses dans ce livre-ci : d'abord, une narration moins fragmentée par les points de vue : dans le CDF c'est en gros toujours Jean/Djinn qui raconte, même si parfois quelqu'un d'autre prend la parole. Et c'est son récit qui sert de fil conducteur. Ensuite, je me souviens avoir terminé beaucoup de chapitres sur une interrogation, une surprise, une mise en suspens. Par exemple, Jean et Karma se clashent et puis, de manière inattendue, Karma s'éclipse, ou l'envoie faire autre chose que ce qu'elle attend, et elle se retrouve avec ses critiques, ses questions, ses incertitudes... et donc contrainte à aller de l'avant pour reprendre pied/et ou comprendre ce qui s'est passé. Je pense que la frustration ressentie et exprimée par Jean à la fin de ces chapitres contribue à donner envie de savoir ce qui lui arrive ensuite. Enfin, c'est comme ça que je le ressens.

Cela étant, je ne suis pas sûr que ça soit "reproductible" à volonté. Quand j'écrivais le CDF, j'étais impatient de connaître la suite de leur histoire (je la découvrais en même temps qu'eux), et mon souci était surtout de ne pas être ennuyeux avec des descriptions de consultations, mes conceptions sur la gynécologie ou la relation de soin, etc. Donc, j'essayais de mettre tout ça en scène dans les situations (ou sous les formes) les plus variées et dynamiques possibles. Mais alors que dans La maladie de Sachs il n'y a pas vraiment d'action centrale (c'est une chronique...) ici, il y avait une interrogation : "Qu'est-ce que ça va donner, cette cohabitation entre deux personnages si différents ?" Et aussi "Bon, on se doute bien que Jean va changer, mais comment, pourquoi ? Et Karma, est-ce qu'il est aussi lisse qu'il en a l'air ? Et Aline, et René/e, qu'est-ce qu'ils viennent foutre là ?"

Ne pas donner toutes les réponses tout de suite, laisser les lecteurs/trices dans un flou suffisant pour qu'ils/elles puissent supposer, deviner, imaginer, s'amuser sans risquer de décrocher... C'est coton, parce qu'on ne sait pas si ça marchera ou pas.

Je ne dirai pas que j'ai utilisé une recette particulière, là encore je l'ai fait de manière intuitive et certainement en m'inspirant de tous les page-turners que j'ai lus sans jamais les analyser, mais en les "sentant" suffisamment pour savoir si ce que j'écrivais, à la relecture, me donnait envie de tourner la page ou non. 

Je pense que dans ce domaine comme dans d'autres, Less is more. Moins on en dit (ou plus on le dit de manière à intriguer le lecteur sans le mettre complètement dans le brouillard), mieux c'est.
Finalement, je pense que c'est ce genre de méthode (plus professionnelle que la mienne...) qui a contribué à ce que tant de spectateurs suivent une série comme Lost avec avidité. (Ou the X-Files, il y a dix ans.) Quand on laisse les choses en suspens, ça incite le public à suivre. Mais si en plus on lui sème des indices bizarres... là, on l'excite suffisamment pour qu'il veuille connaître la suite vite ! L'essentiel, c'est de donner des réponses au fur et à mesure. Ça veut dire qu'il faut les avoir, les réponses ! Donc, qu'il faut les avoir imaginées au préalable, les avoir testées et ensuite tout mettre en place. (Souvent, j'écris sans réfléchir, comme ça vient et puis, à la relecture, il me faut "ajuster"... J'y reviendrai.)

Alors pour reprendre le cas du Choeur des femmes (mais ce que je vais dire là est valable pour tous mes autres romans), j'ai essayé de maintenir l'attention (la tension) en ne laissant jamais Jean souffler. En ne me laissant jamais souffler. En changeant de rythme, aussi souvent que possible.

Mais alors que La Maladie de Sachs et Les Trois médecins changeaient de point de vue narratif à chaque chapitre ou presque, dans Le Choeur des femmes, j'essayais de bousculer Jean (et la lectrice) à chaque chapitre en changeant de ton, de lieu, de situation. Pas de manière totalement arbitraire, mais en me laissant guider par une certaine logique intérieure à la narration : Jean et Karma bossent dans un centre de planification, qui lui même est lié à un centre d'IVG, et à une maternité, etc., alors je leur ai fait explorer les différents lieux de leurs actions, d'une manière plausible par rapport au déroulement de la journée d'un duo de médecins. 

(Le découpage préalable est important aussi pour rythmer le livre : si je sais que je veux conduire l'action sur huit jours, je répartis ce que je veux dire au fil des huit journées, en prévoyant que tel jour il se passera telle chose importante. Du coup, j'ai des repères sur le chemin. Je fais toujours ça quand j'écris un livre : je choisis une trame, le plus souvent temporelle, et j'inscris mon histoire (mes histoires) dans cette trame. De sorte que les histoires, selon leur chronologie, influent en retour sur le rythme. Et en écrivant de manière "modulaire" (par chapitres courts auto-suffisants, ou par "histoires à suivre" courant sur plusieurs chapitres), je peux changer l'ordre des chapitres à volonté ou presque, ce qui permet de jouer sur le rythme également.

Si vous regardez la table des matières de mes romans, vous verrez que la trame est comme une "portée" verticale : les chapitres sont répartis au sein de différents "mouvements" (les parties)
Chaque moment correspond à un décor, chaque décor secréte sa ou ses situations, chaque situation ses personnages, chaque personnage son récit propre. Le plus souvent, je fais ça intuitivement : je saisis la première chose qui me vient à l'esprit et je vois où ça me mène... et souvent ça me mène à des endroits, des personnages ou des situations que je n'avais pas anticipés, et qui me viennent par association d'idées. Le cerveau n'est pas un lieu de découvertes aléatoires : il entretient des connexions solides, et ces connexions sont comme un réseau de routes sur lesquels ont peut se laisser pousser...

Et, en toute bonne logique, si ces routes paraissent excitantes à l'écrivant(e), il  y a de bonnes chances que certains lecteurs aient le même sentiment. Au pire, on court le risque de n'intéresser que les gens qui ont le même sens du suspense ou de l'attente que nous. Mais n'est-ce pas pour ces lectrices/teurs là qu'on écrit ?

Cela étant, je suis quand même surpris qu'on me dise que mes romans se lisent vite, parce que j'écris "long" – et je réécris beaucoup. Et parfois, ce que j'avais décidé de dire en trois phrases prend six pages.

Dans Le Choeur des femmes, je voulais expliquer en trois lignes comment fonctionne un DIU au cuivre en contraception d'urgence et comme j'avais pas envie de m'emmerder (et d'emmerder les lecteurs) à faire une description technique, je me suis laissé aller à une métaphore délirante où les spermatozoïdes se transformaient en spermatocyclistes du Tour de France à l'assaut du col du Tourmalutérus.

Bon, l'inverse est vrai aussi : dans La Maladie de Sachs, j'avais écrit un long monologue de Pauline expliquant en long en large et en travers à Bruno pourquoi son non-désir d'enfant ne tenait pas debout, et à la relecture, j'ai trouvé ça vraiment lourd et emmerdant. Alors, je l'ai supprimé et j'ai transformé ça en une conversation de quinze ou vingt répliques à l'issue de laquelle elle lui met le nez sur ses contradictions, et ça marchait beaucoup mieux.

Enfin, dans le sentiment de rapidité intervient aussi ce qu'on appelle "la langue" (ou "le style"), bref, la façon d'ordonner les mots, de les tisser, si on veut, dans la phrases, et de tricoter les phrases entre elles, à sa manière propre.

Je ne suis pas très fort en descriptions "factuelles", je préfère écrire des dialogues et, c'est toujours plus rapide à lire, sauf quand chaque réplique fait six lignes et ne fait pas avancer l'action. J'ai appris en regardant les séries télévisées que chaque réplique doit contenir une information utile. Les répliques qui n'apportent rien nuisent au rythme. C'est vrai aussi en consultation : si je fais "Mmhhh" au lieu de parler, c'est parce que mon interlocuteur/trice sait ainsi que je l'écoute, mais n'est pas obligé de s'interrompre. Par conséquent, un lecteur va plus vite quand l'écrivain ne se regarde pas écrire... Enfin, je crois.

Reste que tout ça n'est qu'une approximation, pas une suite de recettes (on ne peut pas écrire contre soi-même, donc tout ce que je dis ici n'est certainement pas utilisable par tout le monde) et, si tant est que mon analyse soit juste, et que les éléments qui font du Choeur des femmes ou de The Da Vinci Code ou de Millenium des page-turners (quitte à faire des comparaisons, autant viser haut... ;-) ) soient précisément identifiables, rien ne garantit que si ça marche une fois, ça marchera la fois suivante, et encore moins à chaque fois.

Enfin, ça n'empêche pas d'essayer. 

M.W. 


PS : Est-ce que je me dis "Encore un avant d'aller dîner ?" Non. Si j'ai vraiment envie de connaître la suite (et si je sais qu'elle m'attend en haut de la page suivante), je ne dîne pas... 

"J'ai aimé quelqu'un" (Brève rencontre + 1 livre, 9) - par M.W.


J'ai lu trois fois Techniques de l'amour de Frédéric Boyer.

J'ai aimé quelqu'un de toutes mes forces.

C'est un "petit livre", par le format et le nombre de pages.

Quelqu'un fut l'instant de quelques nuits mon maître, mon souffle, ma faim, ma toute folie.

Ne vous fiez pas à sa légèreté d'objet-livre, car elle est inversement proportionnelle à la gravité de son contenu.

Je ne m'aimais plus que pour l'autre, ce qui revenait à me perdre, en quelque sorte, comme si je n'existais pas.

Ne vous fiez pas à la brièveté des paragraphes en le feuilletant sur la table de votre libraire. Ce livre n'est pas un traité ou un essai, c'est une suite poétique qui parle du deuil que chaque amour porte en lui, dès son commencement, et longtemps après sa fin.

J'ai aimé parler avec quelqu'un que j'ai tant aimé.

Ne vous fiez pas au titre. Il est comme une première (ou dernière) ironie douloureuse à l'égard du contenu, et probablement du mouvement qui a fait sortir ce texte des doigts de l'auteur.

J'ai aimé jusqu'à ne plus savoir qui j'étais ni qui j'aimais.

Ne vous fiez pas à mon sentiment sur ce livre : il est partiel, partial et ambivalent. Je l'ai lu trois fois parce que chacune de mes lectures me laissait dans la bouche ce goût de cendre que Frédéric Boyer mentionne à deux reprises au moins, et parce que je ne voyais pas comment l'atténuer, sinon en cherchant obstinément sa cause et sa cure dans ces phrases ourlées qui, à travers mes yeux, se sont chargées de tristesse et d'amertume.

Mais je ne saurai jamais à quoi tient le fait que ce soit cette personne-là précisément et pas une autre.

Si je l'ai lu et relu, et relu encore, c'est pour tenter vainement de faire mien ce que Frédéric Boyer a déposé sur le papier comme on insère des fleurs fanées entre deux pages. Mais ses phrases ne sont ni fanées ni sèches à la lecture ; elle s'élèvent, tels des éphémères, lumineuses et intimidantes au point qu'on se refuse à tendre la main vers elles, par crainte de les détruire à force de les désirer.

Comment ce geste, cette position de la main, ce mouvement des lèvres, cette lumière du regard, peuvent-ils être l'expression de l'amour ? Après tout, ce n'est qu'une main, qu'un regard.

Si je l'ai lu et relu et aimé le relire et pleuré en le relisant, c'est parce que la littérature n'est pas un moyen de connaître l'amour, de le retenir ou de le prolonger – pas plus que l'amour n'est un moyen de connaître, de retenir ou de posséder l'autre. La littérature et l'amour sont, l'une et l'autre, insaisissables.

Je peux l'aimer de mémoire.

M.W.
(Toutes les phrases en italique ont été empruntées au livre.)