lundi 11 juillet 2011

Le livre de mon enfance - par Julie (Ex. n° 18)


Le livre qui a marqué mon enfance est lié à l’instituteur qui me l’a fait découvrir, dans le Loiret du milieu des années 80. Je ne connais que son prénom, c’était un tout jeune remplaçant d’origine vietnamienne : Dang. Je suppose qu’il était arrivé avec ses parents à la fin des années 70, parmi les boat-people. C’était un excellent instituteur, qui savait nous captiver, nous apprendre des choses sans qu’on s’en rende compte, nous faire regarder le monde avec émerveillement (capacité facile à susciter chez des enfants de CE2, surtout qu’elle avait été bien préparée l’année d’avant par un autre excellent instituteur, oui, chantons les louanges des bons professeurs qui ont croisé notre route). Le moment que nous avons très vite attendu avec impatience, pour la majorité d’entre nous, était la toute fin de matinée, avant de partir manger à la cantine ou chez nous. Nous nous installions par terre sur des coussins (ou ma mémoire a-t-elle transformé en une image de bien-être physique un grand bonheur que nous éprouvions assis simplement à nos places habituelles ? C’est possible), Dang s’asseyait sur un coin de son bureau et ouvrait un livre dont il nous lisait un passage – était-ce un chapitre entier ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’il nous a initiés aux plaisirs de la lecture à haute voix et à celui de suivre un feuilleton. J’ai perdu mes camarades d’école de vue mais je pense bien que nous sommes plusieurs à les perpétuer à l’âge adulte. Dang terminait toujours en prenant un air mi-malicieux mi-mystérieux qui éveillait notre gourmandise pour la séance de lecture du lendemain, mâtinée de regret (c’était déjà fini !), et le frisson du suspense parcourait nos colonnes vertébrales. Pourtant, ça n’était pas un polar qu’il nous lisait. C’était bien mieux. Sacrées sorcières de Roald Dahl.


L’histoire (illustrée par Quentin Blake, Dang s’interrompait parfois pour nous montrer ses dessins nerveux et pleins de mouvement) commençait normalement. Un enfant prenait la parole, nous emmenait dans son quotidien, proche du nôtre. Et un jour il rencontrait une femme étrange qui essayait de l’attirer dans un piège – pas bête, l’enfant comprenait tout de suite à qui il avait affaire, alors que les adultes passaient totalement à côté. Je me souviens aussi que cet enfant avait une grand-mère exceptionnelle qui, elle, connaissait l’existence des sorcières – je crois même qu’elle savait les reconnaître. L’histoire se terminait bien, l’enfant à force de ruse et avec l’aide de sa grand-mère venait à bout des affreuses sorcières qui tenaient une convention dans sa ville.
Je suis surprise de voir que j’ai oublié bien des détails et des péripéties de l’intrigue, alors que le souvenir global en est si vif dans ma tête. J’ai encore nettement l’impression du temps suspendu alors que la belle voix claire de mon instituteur s’élève dans la classe silencieuse pour nous raconter l’histoire de cet enfant intrépide. Il nous invitait aussi (c’étaient les temps bénis de la rédaction, bien avant les disserts lycéennes, comme l’a remarqué MW) à inventer la suite de certains passages qu’il nous avait lus, avant de nous livrer ce que Roald Dahl lui-même avait imaginé. Qu’est-ce donc qui m’a tant marquée, pourquoi est-ce ce livre-là que j’ai choisi d’évoquer, alors que d’autres me sont restés en mémoire, de la même époque ou après ? D’abord, le talent de Dahl, certainement, et son humour extraordinaire, que j’ai retrouvé plus féroce encore dans ses nouvelles pour adultes il y a quelques mois. J’ai emprunté cette année-là à la bibliothèque tout ce que j’ai pu trouver de lui (toujours les Folio Junior illustrés par Quentin Blake), j’ai demandé à mes parents de m’acheter Sacrées sorcières pour avoir le plaisir de le relire moi-même, et j’ai le souvenir magique d’après-midi d’été passées assise sur la balançoire ou planquée entre deux arbustes dans le jardin à rire avec Les deux gredins ou Georges Bouillon, à pleurer à grosses larmes sur la fin du Bon Gros Géant, à m’émouvoir de l’injustice qui frappait Matilda. Mais aussi, la relation que Dang nous a permis d’établir avec la lecture ou dont en tout cas il nous a montré l’existence : une relation active, affective. On pouvait imaginer la suite des histoires, refaire la fin, reprendre les personnages et leur faire vivre d’autres aventures. On pouvait éclater de rire, sentir son cœur se serrer ou les larmes commencer à nous picoter les yeux, simplement parce qu’on lisait un livre qui nous parlait. On pouvait voir l’auteur de ces livres comme quelqu’un d’aussi proche de nous qu’admirable pour son imagination et son style. Un homme, comme nous, mais un homme qui nous tirait vers le haut, nous apprenait à réfléchir, à sentir plus et mieux, et donc à devenir plus humains. J’y pense encore.

Julie