samedi 4 janvier 2014

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (7) - L'autre métier, suite et fin.

 L'autre métier, suite et fin

Plusieurs de vos romans sont inspirés par votre pratique médicale. Peut-on dire qu’ils sont autobiographiques ? 

Je ne pense pas qu’il soit possible d’écrire un roman qui ne contienne aucun élément autobiographique. Tous les textes de fiction en contiennent. Parfois, ce sont des détails comme la manière dont un personnage met du sucre dans son café ou parle à son conjoint. D’autres fois ce sont des événements marquants, comme la participation à un événement historique, ou une expérience très personnelle. Si l’on voit les choses ainsi, mes romans contiennent beaucoup d’éléments autobiographiques, importants ou ténus. Mais ils ne racontent pas ma vie, ni de loin, ni de près : ce n’est pas leur sujet. Dans les deux premiers romans qui le mettent en scène, Bruno Sachs est célibataire et n’a pas d’enfants. 

Quand j’ai écrit le premier, La Vacation, j’étais marié et j’en avais deux. Quand j’ai écrit le second, j’avais divorcé, j’étais remarié et, à nous deux, ma compagne et moi avions hui – le dernier est né un mois après la publication de La Maladie de Sachs. Et à ce moment-là ça faisait cinq ans que je n’exerçais plus à la campagne. Mes fictions ne sont pas non plus des « autofictions » dans le sens où ma vie n'est pas mon principal matériau narratif. Mes livres sont pétris de mon expérience, comme Vol de nuit a été inspiré à Saint-Exupéry par son expérience de pilote ou Le journal d’une femme en blanc à André Soubiran par ce qu’il savait de la pratique clandestine de l’avortement. Mais j'ai attendu longtemps pour écrire un roman qui décrive les études de médecine en France, car je ne voulais pas purement et simplement raconter les miennes. Je préfère faire vivre à des personnages des histoires que j’invente pour eux ! Ca m'amuse beaucoup plus et ça n'est pas moins signifiant à mes yeux. 

Pourriez-vous écrire des romans dont le personnage principal ne serait pas médecin ?

Je l’ai déjà fait. J’ai publié à ce jour treize romans. Certes, mes romans policiers tournent autour de la médecine – et de l’industrie pharmaceutique – mais la « Trilogie Twain » et Le Numéro 7, qui sont des romans de science-fiction, n’ont pas pour personnage principal un médecin. L’exercice de la médecine m’a donné l’occasion de réfléchir aux rapports humains qui me préoccupent le plus, en particulier l’attachement, le soin et le pouvoir. J’ai puisé beaucoup d’histoires et de thèmes dans mon expérience professionnelle parce que ces thèmes y sont omniprésents. Si j’avais été enseignant ou avocat, les thèmes auraient été les mêmes et j’aurais puisé dans ces expériences professionnelles-là. Il est des auteurs qui changent de personnage à chaque livre. D’autres qui conservent le même personnage, le même univers, pendant très longtemps – Simenon et Maigret, Conan Doyle et Sherlock Holmes ou Proust et le petit Marcel – au point de faire oublier qu’ils en ont inventé d’autres. 

Quand je vois l’écho qu’a eu et a encore Bruno Sachs parmi les lecteurs, mais aussi les médecins et les étudiants en médecine, je suis très heureux d’avoir créé une figure emblématique. Bruno Sachs est le personnage principal de quatre de mes romans – La Vacation, La Maladie de Sachs, Touche pas à mes deux seins et Les Trois Médecins. Dans les autres, il est mentionné, cité, évoqué, mais n’apparaît pratiquement pas. Mes deux autres romans médicaux, Le Chœur des femmes et En souvenir d’André, mettent en scène des personnages très différents, proches de Bruno Sachs par l’esprit – ils ont le même créateur, alors ça n’est pas très surprenant – mais qui n’ont ni la même expérience, ni la même attitude face au monde. Et cela, parce que précisément, je ne voulais pas enchaîner mes histoires à un seul personnage, si emblématique soit-il. Le personnage est là pour servir l’histoire. S’il la sert en étant médecin, qu’il le soit. Mais ce n’est pas un impératif. 

Cela étant, je pense qu’à partir de mon installation à Montréal, mes préoccupations ont changé, sans doute parce que je n’y ai pas exercé la médecine – je me suis consacré plutôt à l’étude et à l’enseignement. A l’heure où je vous parle, je suis en train d’écrire un autre roman de science-fiction, un Time Travel Romance – un roman sentimental avec voyage dans le temps – le personnage principal n’est pas médecin et l’histoire transpose le mythe d’Orphée. Un autre projet de roman concerne un professeur d’université et sa classe, pendant un cours de psychologie évolutionniste. Il n’y a pas de médecin dans l’histoire. J’ai un projet très ancien qui s’intitule Les Sept Soignants et qui se déroule dans un groupe Balint – un groupe de parole de soignants. (Je reviens sur les groupes Balint dans l'épisode 8).

Et le grand roman familial que j’ai le projet d’écrire d’ici un an ou deux se déroule dans les années soixante, au sein d’une famille de rapatriés d’Algérie dont plusieurs membres sont médecins ou pharmaciens. Ce n’est pas un « roman médical » au même titre que les romans précédents, mais bien sûr il y sera question de la maladie, l’amour, la mort, la transmission, et tous les thèmes que j’ai déjà abordés. Les thèmes m’inspirent les histoires, et les histoires appellent les personnages. Le fait qu’ils soient médecin ou non est l’un des éléments du processus de construction, mais ce n’est pas le seul, et ce n’est pas toujours essentiel.  

Vous considérez vous comme un médecin qui écrit, ou comme un auteur qui exerce – ou a exercé - la médecine ?

On m’a souvent posé la question, et tout ce que je peux répondre, c’est que je ne me vois pas de manière « compartimentée ». Toutes mes caractéristiques, qu’elles soient innées, héritées de ma culture familiale ou acquises au fil de la vie, font partie de moi. Il y en a qui sont très apparentes à certains moments, moins à d’autres. Lorsque j’écris un livre sur Dr House, je suis à la fois lecteur, spectateur, critique de téléséries, médecin et étudiant en bioéthique. Je ne suis pas plus médecin qu’écrivant ou l’inverse, je suis tout ce que je suis, et je mets tout ce que je suis en œuvre dans tout ce que je fais. J’ai eu la chance d’acquérir deux métiers passionnants, qui se nourrissent mutuellement, et depuis que je vis à Montréal, j’ai celle de pouvoir en exercer par intermittence un troisième, celui d’enseignant. Mais quand j’enseigne l’écriture narrative, je ne cesse pas d’être médecin ; quand j’enseigne l’éthique clinique, je ne cesse pas d’être écrivant et lecteur.

Qu’est-ce qui, à votre avis, relie deux activités aussi différentes que la médecine et l’écriture ?

Le lien le plus clair, à mes yeux, c’est tout simplement la narration. Quand je suis médecin, j’écoute les patients me raconter leur histoire – et cette histoire guide la démarche d’exploration dans laquelle nous nous engageons ensemble. Quand j’écris, je transpose, je réinvente – au sens où je redécouvre - mes histoires personnelles, celles qu’on m’a racontées, celles que j’ai lues, celles que j’imagine. Les deux activités ne sont pas seulement liées, elles correspondent aux deux volets de la même pulsion naturelle qui consiste à écouter et raconter des histoires.

Dans un cas comme dans l’autre (le soin, l'écriture), on partage du savoir, des idées, des sentiments dans le but de rendre la vie meilleure. La sienne et celle des autres. Dans mon esprit, on ne peut pas être soignant ou narrateur sans être doté d’une part d’altruisme – ce sont des activités de partage. On peut être écrivant sans vouloir partager, et garder ce qu’on écrit pour soi, mais on ne peut pas être soignant de manière égoïste, c’est impossible. Et je pense que les meilleurs soignants sont ceux qui aiment les histoires : celles qu’on leur raconte et celles qu’ils transmettent – et ce sont souvent les mêmes, d’ailleurs, enrichies par leur personnalité.

De vos deux activités, quelle est celle qui vous apporte le plus de satisfactions ?

Les deux, mon capitaine. Ça dépend des moments, de l’humeur, des circonstances. Et la vie est longue, alors il y a des périodes où on fait plutôt l’un ou plutôt l’autre. Et ça change avec le temps. J’ai passé mon adolescence à écrire puis, pendant les dix années suivantes, j’ai moins écrit pendant que je me formais au soin ; pendant les dix années d'après vantes, j’ai exercé et je me suis remis à écrire comme un fou. Pendant les quinze années qui ont suivi La Maladie…, l’activité d’écrivant a pris le pas sur l’activité de soin, mais j’ai eu beaucoup de plaisir à être médecin à temps partiel, dans un lieu relativement protégé, où je pouvais prendre mon temps car je n’avais pas à « faire des actes ». Les deux activités sont indissolublement liées, elles se sont déployées et se sont transformées en parallèle pendant toute ma vie. Aujourd’hui, je m’oriente plutôt vers une vie où j’alternerais écriture et enseignement. Quand j’exerçais la médecine en cabinet privé ou à l’hôpital, je passais déjà plus de temps à écouter les récits et à partager mes connaissances qu’à pratiquer des gestes médicaux proprement dits. Soin, écriture, partage des connaissances – dans mon esprit, tout ça va ensemble.

Tchekhov écrivait : « La médecine est mon épouse légitime, la littérature ma maîtresse. Quand je m’ennuie avec l’une, je passe la nuit avec l’autre. » Vous semblez adhérer à cette manière de voir…

Pas du tout. Tchékhov voit la médecine et la littérature comme des entités extérieures, avec lesquelles il a des relations amoureuses. Je ne suis pas amoureux de la médecine et de la littérature, qui sont des constructions arbitraires, très différentes d’une culture à une autre. Je ne suis pas devenu médecin pour pratiquer la médecine, je suis devenu médecin pour soigner des êtres humains. Et si je n’étais pas devenu médecin je serais devenu infirmier, sage-femme ou psychothérapeute. Je ne me suis pas mis à écrire pour produire des œuvres littéraires, je me suis mis à écrire pour m’exprimer et communiquer avec des êtres humains. Et si je n’avais pas été publié, j’écrirais tout de même. Je ne pense pas m’adonner à deux activités opposées, je pense être animé par deux pulsions qui me sont propres et qui coexistent très bien en moi. Je n’éprouve pas de tiraillement mais au contraire des affinités étroites entre l’une et l’autre. Car l’une et l’autre partent de l’intérieur de moi et se nourrissent de mes sentiments, non de ma fascination pour une idée ou une ambition.

Quels sont les écrivains-médecins que vous admirez le plus ?

Que l’auteur soit médecin ou non importe peu, c’est le livre qui compte. Alors bien sûr mon intérêt pour le soin et le partage me pousse vers certains types de livres, pas seulement médicaux. Et ceux qui m’ont marqué n’ont pas tous été écrits par des médecins. Je pourrais citer Le Passage de Jean Reverzy, Contre-visite de Marie Didier, Les hommes en blanc d’André Soubiran, les Doctor Stories de William Carlos Williams, les Contes de Jacques Ferron, Une éducation anglaise de Christian Lehmann ou Les Aventures de Sherlock Holmes mais aussi La ventriloque de Claude Pujade-Renaud, Hosto-Blues de Victoria Thérame, Le spectateur de Daniel Zimmermann, La Peste d’Albert Camus, Middlesex de Jeffrey Eugenides, Tom est mort de Marie Darrieussecq, Philippe de Camille Laurens, Mars de Fritz Zorn, La maladie humaine de Ferdinando Camon, La Maîtresse de Wittgenstein de David Markson, Cigarettes de Harry Mathews, Après le livre de François Bon, W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec… D’ailleurs, ma thèse de doctorat en médecine était dédiée à la mémoire du Docteur Bernard Dinteville, personnage discret de La Vie mode d’emploi ! Ce que j’admire, c’est le travail, l’intelligence, la sensibilité, l’engagement que je perçois dans les livres qui me touchent.  

Vous ne citez pas Céline…


Non. Je refuse de le lire. Je ne reprocherai à personne de le lire, et je m’opposerais à ce qu’on brûle ou censure ses textes, car il faut qu’ils puissent être étudiés – comme Mein Kampf, d’ailleurs – mais je déteste la haine, je lis par plaisir et pour m’éclairer sur le monde, et les « qualités » supposées de son écriture ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour que je m’immerge dedans. A mes yeux, les « accomplissements » artistiques d’un homme ne justifient jamais d’absoudre son comportement en tant qu’être humain, car ils ne lui sont pas extérieurs. Ce que raconte un écrivain et la manière dont il le raconte ne peuvent être séparés de ce qu’il est, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait. Dire : « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », cela laisse entendre que l’homme et ce qu’il produit peuvent être considérés selon des critères moraux distincts, a fortiori si le type en question est mort. Les valeurs morales d’un écrivain guident ce qu’il raconte et sa manière de le raconter, et survivent, dans ses textes, à son existence physique ; mais de plus, à mon sens, une pareille dichotomie n’est pas défendable, car elle sous-entend que la production artistique finit par s’affranchir des valeurs morales qui l’ont produite. Or, notre appréciation de l’art clame le contraire : il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que El Tres de Mayo de Goya ou Guernica de Picasso n’ont rien à voir avec leur sentiment de colère et d’injustice devant les atrocités que leurs tableaux décrivent. Il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl ou Octobre de Eisenstein ne sont pas des films de propagande. 

Ce que j’entends dans le « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », est à mon sentiment une déclaration complaisante qui suggère que le « style célinien », comme disent les exégètes, serait aujourd’hui – grâce à des vertus qu’il faudrait d’ailleurs définir – innocent et indépendant des intentions de l’auteur. Ou encore qu’il y aurait deux Céline, l’auteur des « chefs-d’œuvre » et l’auteur des pamphlets antisémites, lesquels n’auraient rien à voir l’un avec l’autre. On ne peut pas défendre d’une part que Céline est un humaniste dans Le Voyage et, d’autre part, qu’il s’abstient de l’être dans Bagatelles… S’il était montré qu’après avoir écrit Mort à crédit, Céline a pris des drogues hallucinogènes et qu’il a écrit Bagatelles pour un massacre et les autres pamphlets en état de délire paranoïaque permanent, on pourrait débattre. Mais ça ne résoudrait pas la question de savoir pourquoi, après son amnistie, il ne regrette pas publiquement avoir incité au massacre. Il dit avoir péché par vanité, mais il ne regrette rien. Cela aussi dénote une posture morale particulière. 

Rien, ni dans l’attitude de Céline, ni dans celle de ceux qui l’admirent, n’est parvenu à me convaincre que je peux me laisser pénétrer par la "grandeur" de sa prose sans valider implicitement l’hypothèse de « l’art innocent des intentions ». Cela équivaudrait à dire que les valeurs qu’il a assénées, dans ses « chefs-d’œuvre » comme dans ses pamphlets, n’ont plus d’importance aujourd’hui. Dire « J’ai lu Céline » c’est inviter à ce qu’on me demande : « Ah ! Le plus grand écrivain du 20e siècle !!! Et il était médecin ! Quel grand modèle ! Qu’en pensez-vous ? » et m’entraîner dans une discussion que je choisis de ne pas avoir. Phillip Roth revendique le droit de « suspendre sa conscience juive » à l’égard de Céline. Je respecte ce droit, et de mon côté je revendique celui de ne pas suspendre ma conscience d’individu en ce qui concerne le même auteur. Et cela, sans qu’on m’accuse d’obscurantisme littéraire. 

En résumé : je n'ai pas de mépris pour Céline et ses livres (et encore moins pour celles et ceux qui le lisent) car je n'ai de mépris pour personne (je peux être défiant ou en colère, mais je ne méprise pas) ; je ne nie pas son importance littéraire (ne l'ayant pas lu, je ne vois pas comment, et de toute manière, je ne suis pas un contrôleur de qualité) ; je refuse, tout simplement, de le lire et de discuter de ses livres. C'est aussi simple que ça. 

Après que j'ai posté une première version des paragraphes qui précèdent sur ce blog, un lecteur (Sylvain Ask) m'a fait remarquer très justement qu'un des personnages les plus attachants de La Maladie de Sachs s'appelle Madame Destouches. D'autres y avaient vu un hommage à Céline. Or, mon intention initiale était d"inverser les repères habituels : donner à tous les patients des noms d'auteurs parce que ce sont tous des narrateurs, donner à la maladie des soignants le nom d'un de ceux qui en souffre. J'ai baptisé "Destouches" une femme impotente, qui n'a rien et cependant protège jusqu'au bout son fils handicapé. Autrement dit, à mes yeux, un modèle d'altruisme méconnu et mésestimé - tout le contraire d'un "Hécrivain" panthéonisé (au sens propre ou figuré). Dans mon esprit, il ne s'agissait pas d'un hommage à Céline, mais d'un pied-de-nez. 

Cela étant, mes intentions n'engagent personne d'autre que moi ; un livre publié appartient à ses lecteurs, alors on peut le prendre absolument comme on veut... 


A suivre... 
(Prochain épisode : Claude Pujade-Renaud, Daniel Zimmermann et "Nouvelles Nouvelles")