samedi 18 janvier 2014

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (11) - L'éditeur et Le Festival du Premier Roman

D'abord, en aparté, il faut que je précise à quel point la publication de ce feuilleton (en réalité un livre déjà écrit, mais que j'ai décidé de ne pas publier) me fait plaisir. D'abord parce que c'est un juste retour des choses : ce texte est né d'entrées et de questions publiées sur le blog, il est logique qu'il y apparaisse. Ensuite parce que j'aime reprendre chaque "chapitre", le relire, le modifier, le compléter, l'illustrer. C'est une ré/re-création, et y'a rien de mieux que la récré. 
Et maintenant, vous pouvez continuer votre lecture... 
Mar(c)tin 

L’editeur


Comment votre premier roman, La Vacation, est-il arrivé chez P.O.L ?

Par la poste. Ça paraît surprenant, mais c’est vrai, pour moi comme pour beaucoup d’auteurs de la maison, et en ce qui me concerne, c’est une très belle histoire. (Je l'ai déjà racontée sur ce blog, mais en voici une nouvelle version. Les bonnes histoires supportent qu'on les raconte plusieurs fois. Enfin, vous lisez si vous voulez. Moi, je vous oblige pas...)

En 1983, année où il m’est arrivé beaucoup de choses, comme je l’ai dit plus tôt, Paul Otchakovsky-Laurens quitte le groupe Hachette pour créer sa propre maison. Il prend pour logo de la maison P.O.L, le "Ko" (ou Eternité), une figure constituée par sept pions du jeu de Go, qui apparaît dans un des chapitres "Escaliers" de La Vie mode d'emploi. Je repère immédiatement l'hommage et, pris d'un sentiment mêlé de gratitude, de reconnaissance, de complicité et de réparation, j'envoie à Paul Otchakovsky-Laurens une lettre manuscrite pour lui dire en substance "Moi qui ne suis qu'un lecteur lambda, j'ai été touché que vous rendiez hommage ainsi à Georges Perec, qui était très important pour moi." Je lui demande s'il sait quand (et si) le roman inachevé de Perec, 53 jours, sera publié. Et je signe : Marc Zaffran. 

Il me répond presque aussitôt, très ému lui aussi, par une lettre très chaleureuse et me dit que la publication de 53 Jours prendra du temps mais que tout le monde y travaille. Je garde sa lettre soigneusement, je peux même dire religieusement : je la colle dans un de mes cahiers, comme j'avais collé la lettre d'Asimov dix ans auparavant. Cinq ans et un certain nombre d'événements personnels plus tard, en 1988, lorsque je termine La Vacation, je me demande à qui envoyer le manuscrit. Comme je le fais presque toujours, j'explore toutes les possibilités avant de me lancer (je devais d'ailleurs les avoir explorées depuis un certain temps, mais ça se télescope dans ma mémoire). 

J’avais lu dans l'annuaire d'une association d’écrivants, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte contre le Racket de l'Edition !!! - qui a disparu depuis mais dont le site est toujours debout...) que l'attitude la plus raisonnable consistait à envoyer mon manuscrit aux deux ou trois éditeurs des livres et des auteurs que j'aime et apprécie, et à deux ou trois petits éditeurs, qui ont toujours envie de découvrir de nouveaux auteurs. Ma liste est courte : la collection « Fiction et Cie » au Seuil, les éditions de Minuit, deux maisons régionales et enfin les éditions Maurice Nadeau. (1) J’imprime cinq manuscrits et je prépare cinq enveloppes.
 
Un week-end – je crois que c’éatit un samedi et un dimanche après-midi – France Culture diffuse une émission en deux fois quatre heures, "Le bon plaisir..." dont l'invité est Paul Otchakovsky-Laurens. Je guette chaque occasion de l’entendre s’exprimer alors j'enregistre l'émission pour pouvoir l'écouter dans ma voiture. Le lundi suivant, en partant pour mon cabinet médical, je pose mes enveloppes sur le siège du passager car la  poste est sur mon chemin. Avant de démarrer, j'insère la cassette de la première émission et, avant même le générique de présentation, j'entends Jean Daive, qui produisait et présentait l’émission, demander (je cite de mémoire) : 
- Qu'est-ce qu'un écrivain ? 
Paul O-L : "C'est quelqu'un qui permet à la langue de ne pas mourir. "
Daive : " Qu'est-ce qu'un éditeur ?"
Paul O-L : "C'est quelqu'un qui propose des écrivains aux lecteurs..."

En entendant ça, je me dis : « Le Maurice Nadeau d'aujourd'hui, c'est lui.» Je remplace l’enveloppe destinée aux éditions Maurice Nadeau par une enveloppe P.O.L et j'accompagne mon texte d'une lettre manuscrite, que je signe "Martin Winckler". C'est une simple lettre de présentation. Je ne donne pas mon vrai nom, je ne mentionne pas notre échange de couriers de 1983, je ne parle pas de Perec, auquel mon pseudo et quelques lignes du roman, en revanche, font un clin d’œil. 
Les jours passent et peu à peu, le « baby blues » aidant, je me mets à penser : " De toute manière je ne serai jamais publié, inutile de me fourrer le doigt dans l’oeil, le truc que j'ai écrit n'a pas grande valeur à côté de ce qui se publie aujourd’hui, autant me faire une raison." Un soir, alors que je sors de voiture au retour de mes visites à domicile, je me surprends à penser sombrement : Un de ces jours, je trouverai une lettre me disant "Nous avons le regret..." 

En mettant le pied hors de la voiture, j'aperçois sur le pas de la porte mon épouse d'alors, toute souriante, qui, me voyant m’approcher, me dit : "Tu as reçu un coup de téléphone de Monsieur Paul Otchakovsky-Laurens, des éditions POL" D’assez mauvaise humeur, je lui réponds : "C'est pas gentil de te moquer de moi". Et elle : "Non, non, c'est vrai. Il a demandé quand il pouvait te joindre, je lui ai dit de te rappeler demain matin à 7h30."
Nous avions deux lignes téléphoniques. L’une, destinée aux patients, figurait dans l’annuaire : l'autre, réservée aux appels privés, était sur liste rouge. Dans ma lettre signée "Martin Winckler", j’avais donné le numéro sur liste rouge. 
Le lendemain, à 7 h 30 c'est la ligne privée qui  sonne, mais quand je réponds, j'entends :
"J’aimerais parler au Docteur Zaffran."
Quoi ? Comment ce patient a-t-il eu mon numéro privé ? 
Agacé, je réponds "C'est lui-même. Que puis-je faire pour vous ?" 
- Ici Paul Otchakovsky-Laurens.
Je reste sans voix un instant, puis : 
- Ah, ça ! Mais comment ???... Je vous ai pas donné mon nom dans la lettre ! 
- Non, mais je vous ai reconnu. Et d'abord, poursuit-il, je voudrais que vous m'excusiez. J'ai mis du temps à vous répondre parce que P.O.L a déménagé, vous m'avez envoyé votre roman à notre ancienne adresse, sinon je vous aurais appelé plus tôt, parce que voyez-vous, j'ai ouvert votre manuscrit dès que je l'ai reçu, avec un pseudonyme comme "Martin Winckler", forcément, ça a attiré mon attention, je l'ai lu très vite et en le lisant, je me suis souvenu de la lettre que vous m’aviez écrite à la naissance de la maison d’édition, je me suis rappelé que vous étiez médecin. Or, je garde tout, j’ai ressorti votre lettre de mes archives, j'ai comparé l'écriture, j'ai su qui vous étiez... Voilà. »
Grand silence.

« Et… poursuit-il, j'aimerais vous rencontrer. J'aime beaucoup votre manuscrit, mais prendre la décision de publier un livre, c'est plus difficile que de le refuser, et j'aime rencontrer les auteurs avant de prendre une décision... » Et moi « Bien sûr, mais oui, quand vous voulez, tout de suite ! » - ou quelque chose d'équivalent. Car je comprends sa réserve et à aucun moment je n'ai le sentiment qu'il veut d'abord voir ma tête pour savoir s'il me publie ; c'est autre chose. 

(Aujourd'hui, je pense, très simplement, que c’est parce qu’il ne veut pas seulement publier des livres qu'il "aurait voulu écrire", comme je l'ai entendu dire de sa bouche, il veut accompagner et soutenir les auteurs de ces livres, et il leur offre son amitié. Il n'oublie jamais qu'il a affaire à des personnes. Alors, avant tout, il veut nouer un contact. La première rencontre est faite pour ça. Il aime savoir qui il publie. Il ne publie pas juste des textes, il publie des personnes.)

Il ajoute, un peu inquiet :
- A qui avez-vous envoyé votre manuscrit ?
 Je lui donne les quatre autre noms sur ma liste.
 - Minuit... Bon, si Jérôme Lindon (2) vous appelle, vous voudrez bien en parler avec moi avant de lui donner une réponse ?
- Non, réponds-je du tac au tac ! Si jamais Jérôme Lindon m'appelle, je lui dirai que c'est vous qui me publiez !
La réponse m'est venue comme ça. Il faut préciser qu'à l'époque, P.O.L est une petite maison, qui n'a que cinq ans d'âge et n'a pas encore acquis sa réputation d'aujourd'hui – et qu'avait Minuit à l'époque. En 1988, avec Marguerite Duras - dont il n'est pas le premier éditeur -, l'auteur P.O.L le plus connu est René Belletto : Sur la terre comme au ciel (1982) a été adapté par Michel Deville au cinéma en 1985 sous le titre de Péril en la demeure ; L'Enfer a remporté le Prix Fémina en 1986. Mais du point de vue de la "notoriété" littéraire (me fera remarquer, après que j’ai raccroché, mon épouse d’alors) il serait bien plus valorisant de paraître sous couverture Minuit. Seulement, je m'en fous complètement. Après avoir parlé avec Paul(et aujourd'hui, je ne me souviens que de ces bribes de conversation, pas d'une seule des choses positives qu'il m'a probablement dites au sujet de mon manuscrit) j’ai pensé : "J'ai bien fait de ne pas reparler de notre échange de lettres d’il y a cinq ans dans ma lettre. Il a lu mon livre, il l’a aimé et c’est après l’avoir lu qu’il m’a reconnu. C’est un signe. Je ne veux pas être publié par quelqu'un d'autre que par cet homme-là. " (3)
Le sentiment de reconnaissance mutuelle s’est fortifié le jour où je suis allé le rencontrer dans les locaux de la Villa d'Alésia que la maison P.O.L occupait à l'époque. Je revois Paul poser la main sur le manuscrit et me dire : "Je le publie sans que vous changiez une virgule…" - j'en ai changé quelques-unes tout de même, faut pas déconner... - "et je voulais vous dire, j'espère que vous n'allez pas le prendre mal – que je l'ai lu comme un roman d'Agatha Christie."
Je l'aurais embrassé. 
Etre publié chez P.O.L m’a valu aussi la joie de faire partie d’un groupe d’hommes et de femmes liés par l’amitié. Paul Otchakovsky-Laurens est un homme exceptionnel. Editorialement et humainement. Il est courageux, engagé, intègre, fidèle à lui-même et aux auteurs qu'il publie, loyal en toutes circonstances et pour qu'il envisage de rompre avec l’un d’eux qu’il publie, il faut que celui-ci l’ait mis dans une situation impossible ou l’ait blessé profondément. (Chaque fois que j'ai entendu parler d'une "brouille" entre Paul et un auteur – et j'ai entendu ça, à tout casser, trois fois en vingt-cinq ans – ce n'était jamais un "différent littéraire" qui en était la cause, mais bien la rupture de la relation d'amitié.) 

Et ce n’est pas un éditeur complaisant : il ne publiera jamais un livre qu’il n’aime pas et cette éthique est fondamentale à mes yeux comme, j’imagine, pour tous les auteurs P.O.L. Du coup, je sais que chaque nouveau livre est publié parce que Paul le trouve – c’est son mot - sensationnel, et seulement pour ça. Alors je suis toujours heureux de voir un nouvel auteur arriver, ou un écrivain de la maison recevoir une reconnaissance publique. 

Je me souviens de mon bonheur lorsque Marie Darrieussecq a rencontré un succès aussi stupéfiant que surprenant avec Truismes, ou lorsque Camille Laurens a reçu le Fémina pour Dans ces bras-là. Ces dernières années, lorsque Atiq Rahimi, Patrick Lapeyre, Mathieu Lindon, Emmanuel Carrère - et tout dernièrement, Marie Darrieussecq ont remporté à tour de rôle les quatre grands "prix de l'automne". Quoi que je pense des prix en question, je suis heureux que des écrivains que j'estime soient honoré et dans ces circonstances, je me suis sens toujours personnellement gratifié, parce que ce sont des auteurs que j’aime et des auteurs de la maison. C'est aussi pour ça que, lorsque Jean-Marie Le Pen a traîné Mathieu Lindon en justice pour diffamation à l’occasion de son roman Le procès de Jean-Marie Le Pen, je suis allé témoigner devant les juges, aux côtés de Marie Darrieussecq et de Jean Echenoz, en faveur de la liberté d’écrire et de publier, mais aussi par solidarité.

L’un des éléments déterminants pour la qualité des relation que P.O.L entretient avec ses auteurs, c’est la petite taille de son équipe : cinq personnes en tout. Tout le monde connaît les auteurs, et les auteurs connaissent tout le monde. On est confiant du fait que tous les messages, tous les appels téléphoniques aboutissent. Que tous les courriers, toutes les informations importantes nous parviendront en temps et en heure. Et on se sent en sécurité. C’est possible parce que c’est une petite entreprise dont les membres se sont choisis librement, et il en a toujours été ainsi. 

Comment La Vacation a-t-il été reçu ?  

Plutôt bien, compte tenu du fait que ça n'a pas été un succès d'édition. Il y a eu deux ou trois bons papiers, dans Libération et Le Monde, en particulier, mais il s'en est vendu très peu (850 exemplaires, si je me souviens bien). Le sujet est difficile, le traitement n'est pas très gai (même si le livre joue volontiers avec ironie et sarcasme). Mais j'ai eu la surprise (et la joie) de le voir repris par un éditeur de poche (Pocket, à l'époque) et traduit en allemand. (Ein Kind Aus Papier, Argon Verlag). La traduction, elle, m'a valu d'être invité en Allemagne. Et tout ça m'a tout de même rapporté de l'argent (les éditeurs de poche et de traductions versent des droits dont la moitié revient aux auteurs). Beaucoup d'auteurs de premier roman n'ont pas tout ça. Bref : j'ai été gratifié à tous égards. 

Du côté personnel et familial, ça a été plutôt positif aussi : beaucoup de mes proches étaient très fiers que je publie dans une maison respectée ; certains ont trouvé le roman très réussi ; d'autres "un peu dur" (je les comprends) ; quelqu'un m'a dit : "Bon, c'est pas mal, mais c'est au deuxième roman qu'on voit l"écrivain", ce que j'ai trouvé particulièrement désagréable à l'époque, et plutôt idiot aujourd'hui. Mes collègues de Prescrire ont été plutôt réticents (j'en ai parlé dans un épisode précédent), mais en revanche, plusieurs de mes confrères du centre d'IVG où je travaillais ont apprécié le livre, parce qu'ils y ont retrouvé beaucoup de sentiments personnels.


J'ai eu aussi une chance formidable : celle de faire partie des lauréats du Festival du Premier Roman de Chambéry en 1990. Des comités de lecteurs avaient lu tous les premiers romans de l’année précédente, ils en avaient retenu une douzaine et avaient invité les auteurs à rencontrer les lecteurs qui les avaient lus et élus démocratiquement. Les membres de « mes » comités de lecteurs étaient d’autant plus heureux de me rencontrer qu’ils avaient dû batailler pour faire lire La Vacation, dont le sujet était encore, à l’époque, sulfureux et tabou. J’y suis retourné dix ans plus tard, cette fois-ci en tant que « parrain » de l’édition 2000. Chaque fois, j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à bavarder à bâtons rompus avec des lectrices, des lecteurs et des écrivants débutants, pendant les rencontres proprement dites mais aussi après, autour d’un verre. (4)





Et j'y ai rencontré d'autres (alors jeunes) auteurs : Christophe DeshoulièresVictor Bouadjio, Jean-Louis Bailly, Bernard Fauconnier, Olivier Targowla que j'ai lus avec plaisir et qui m'ont beaucoup apporté. Christophe et Victor, qui ne sont pas médecins, m'ont prêté leur silhouette pour les personnages de Christophe Bloom, l'Athos des Trois Médecins et Edmond Bouadjio, le remplaçant et futur associé de Bruno  dans La Maladie de Sachs






De sorte que, même si je n'ai pas publié de nouveau roman pendant les neuf années qui ont suivi, les gratifications qui ont suivi la publication La Vacation ont dépassé de beaucoup ce que je pouvais en espérer. 


(A suivre...)




Note :  Les romans dont les couvertures figurent sur cette page sont les premiers romans de mes cinq camarades, à l'exception de celui de JL Bailly, car je n'ai pas trouvé d'image de L'Année de la bulle (Robert Laffont, 1989). 



(1) Né en 1911, et disparu en 2013 à l’âge de 102 ans, Maurice Nadeau est probablement le plus grands critique et éditeur français du vingtième siècle par son influence et sa longévité. On lui doit entre autres la découverte d’un grand nombre d’auteurs étrangers majeurs, la création de La Quinzaine Littéraire, la publication en 1965 du premier roman de Perec, Les Choses et, en 1976, de W ou le souvenir d’enfance, et en 1994 le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte.  
(2) Directeur des Editions de Minuit de 1948 à sa mort en 2001. 
(3) Et de toute manière, Jérôme Lindon n'appela pas et les autres maisons refusèrent le manuscrit... ou m'écrivirent après sa publication chez POL qu'elles étaient "bien contentes" que j'aie trouvé un éditeur...  
(4) Dix ans plus tard, après la sortie de La Maladie de Sachs, le Festival m'a réinvité, cette fois-ci pour être le "parrain" des premiers romanciers invités. Une autre belle expérience.