C’était il y a vingt ans. J’étais un jeune écrivain. Jeune parce que je n’avais pas mûri. Jeune parce que mon premier roman avait été publié un an auparavant. Ça n’avait pas été un succès de librairie malgré toute l’énergie et tout l’espoir que j’avais mis dedans. Mon second roman (commencé avant mais terminé après) avait été refusé par Paul Otchakovsky-Laurens. Je m’habituais, lentement mais sûrement, à l’idée d’être l’homme d’un seul roman.
Je fréquentais souvent la maison P.O.L, non seulement parce qu’on m’y avait confié des traductions mais aussi parce que c’était le seul endroit où j’avais le sentiment, en y mettant les pieds, que j’étais un écrivain.
Paul et Jean-Paul et les autres sont des gens généreux. J’y étais toujours bien accueilli (ça n’a pas changé...) et j’en repartais souvent avec les livres fraîchement arrivés de l’imprimerie. Ce jour-là je repars avec le premier roman d’une inconnue. Sur la couverture, des rails de chemin de fer. Et je me mets à lire le livre dans le train. Il y est surtout question des carrefours imprévus de l’existence mais aussi (anecdotiquement) de trains.
Je ne sais pourquoi, je me suis mis à voir dans le récit de multiples allusions à mon propre roman, La Vacation, dont une partie de l’action se passe en train. À partir de cette apparente ressemblance, je me suis mis à en voir d’autres, si nombreuses qu’au bout de ma lecture, j’en ai été convaincu : l’auteure m’avait lu, et elle me faisait signe.
Cette idée m’a enflammé. On m’avait lu ! Et pas n’importe qui : une auteure P.O.L. J’avais beau en être un, moi aussi, tous les autres auteurs maison me paraissaient plus brillants, plus imposants, plus importants, plus littéraires. Peu importait que celle-ci fût plus « jeune » que moi dans la maison, éditorialement parlant. Mon premier roman était engagé et sombre. Ce premier roman-ci était brillantissime. C’était dégoûtant. Mais au moins, elle m’avait lu et multipliait les clins d’oeil à chaque page.
J’appelai Paul. Qui était cette femme ? J’avais envie de la rencontrer. Pour en avoir le coeur net.
Paul me répondit qu’elle vivait à l’étranger, que le nom sur la couverture était un pseudonyme (« Ah ! Elle aussi, elle porte un nom d’emprunt !!! »).
Pourrais-je la rencontrer ?
Oui, elle venait à Paris de temps à autre. Il lui donnerait mes coordonnées. Elle m’appellerait si elle avait, elle aussi, envie de me voir.
Elle appela. Comme le studio où elle séjournait lors de ses passages à Paris était minuscule, elle proposa qu’on se retrouve dans un café.
Nous sympathisâmes immédiatement : elle était aussi heureuse et stupéfaite que moi d’avoir été publiée par P.O.L et de côtoyer des écrivains qu’elle lisait et admirait.
Mais avant que j’aie pu lui citer, le sourire en coin, tous les clins d’oeil que j’étais certain d’avoir vu dans son texte, elle me déclara, très embarrassée : « Je suis désolée, je n’ai pas lu La Vacation, Paul me l’a donné hier en me disant que c’est un très beau livre, mais je n’ai pas eu le temps... »
Je ne sais pas comment, ensuite, ni avec quel embarrassement, je lui expliquai que mon désir de la rencontrer n’était pas seulement guidé par mon appréciation du livre mais aussi par... mes projections... mais je me souviens parfaitement que ça la fit rire aux éclats. Et que ça me fit rougir de confusion. J'en rougis encore.
À partir de ce jour-là j’ai lu tous ses livres et elle a sans doute lu certains des miens. Je l’ai reçue chez moi et elle m’a reçu chez elle quand elle est venue vivre en France. J’ai essayé de la soutenir moralement à travers plusieurs crises qu’elle avait bien voulu me confier. Bref : nous sommes devenus amis.
Rétrospectivement, je ne suis pas étonné d’avoir imaginé que certaines phrases, certaines situations, certaines allusions de ce roman « parlaient de moi » : je croyais voir des signes partout, à l’époque. Je me souviens ainsi avoir cru mordicus, phrases à l’appui, que Dans la Tour, un roman de Danielle Mémoire, parlait de (mon admiration pour) Georges Perec !
Il faut dire que je lisais beaucoup de littérature anglo-saxonne depuis longtemps et que ses auteurs ne cessent de citer les autres écrivains, de leur faire des clins d’oeil, d’intégrer des citations à leurs textes. Le premier (que je sache) à procéder ouvertement de même en France était justement Perec qui, à la fin de La Vie mode d’emploi donne la liste de tous les auteurs dont des citations « plus ou moins modifiées » sont insérées dans son roman.
L’allusion, l’influence, l’hommage étaient donc à mes yeux des composantes presque obligés de toute composition littéraire, et le sont, aujourd’hui encore, des miennes : Les Trois Médecins est un « remake » affiché des Trois Mousquetaires ; Le Numéro 7 est écrit en hommage à Terminus les étoiles d’Alfred Bester... lui-même fortement inspiré par Le Comte de Monte-Cristo ; l’une des « B stories » de Un pour Deux lorgne du côté du scénario de Bullitt, quant au Choeur des femmes il revendique aussi bien l’influence de Barberousse de Kurosawa que celle de Buffy the Vampire Slayer et de The Princess Bride, le film de Rob Reiner.
C’est cet état d’esprit, constant depuis que je lis et que j’écris, qui explique sans doute pourquoi, à aucun moment je n’ai pensé à mal en lisant ce premier roman qui semblait évoquer le mien. Ce qui me faisait faire le rapprochement était la relation de chacun avec la langue, les jeux de mots, l’humour grinçant de certains passages... et l’histoire d’un manuscrit baladeur et d’un train. Mais les deux livres sont aussi différents que possible. Il m’aurait semblé ridicule de penser que l’auteure s’était inspirée de mon bouquin, ou qu'elle en avait plagié certains aspects.
Et pourtant, « Il y a plusieurs bénéfices à s’affirmer plagié », remarque Marie Darrieussecq dans son essai, Rapport de police : « le manque de reconnaissance peut y trouver une certaine consolation ; on certifie soi-même son authenticité, puisque, bon plagié, on se place tacitement hors des méchants plagiaires ; on affirme implicitement être un auteur qui compte ; on se rêve fondateur. » (p. 306).
Cette description recouvre tout à fait mon état d’esprit de l’époque et me permet aujourd’hui de comprendre pourquoi, en certaines circonstances, un auteur peut s’imaginer qu’il a été plagié.
Cette illusion – et les excès, commis de bonne ou de mauvaise foi, qui en découlent parfois – est l’un des aspects que développe Marie Darrieussecq dans cet essai passionnant, mais ce n’est pas, et de loin, le principal.
Après avoir brièvement et très factuellement rappelé que Marie NDiaye l’accusa de « singerie » pour Naissance des fantômes et Camille Laurens de « plagiat psychique » pour Tom est mort, lui reprochant d’avoir repris dans ce dernier roman les mots, les phrases, les sentiments qu’elle-même exprimait dans Philippe, un récit autobiographique dans lequel elle raconta la mort de son premier-né après un accouchement saboté par un gynécologue incompétent et imbécile, Marie Darrieussecq déclare tout de go que le plagiat, en lui-même, « ne l’intéresse pas, mais qu’elle y a été sensibilisée » par les accusations dont elle a fait l’objet.
Et, de fait, tout le livre vient appuyer cette précision liminaire et démontrer que ce qui l’intéresse est ce qu’il y a derrière l’accusation de plagiat : bien plus que le reproche d’avoir « copié ».
C’est un livre étonnant que Rapport de police. Ce n’est pas, en effet, un essai sur le plagiat en tant que tel : son sujet est plus précisément ce qu'elle nomme la "plagiomnie" - mot-valise né de plagiomanie (fantasme d'être plagié) et de calomnie - et la souffrance de ceux qui en sont les cibles. Ce n'est pas non plus un réglement de compte : elle parle précisément, mais peu de l'accusation portée par Camille Laurens ; elle ne parle pratiquement pas de celle de Marie NDiaye, au point que le lecteur, lui non plus, n'a rien à en dire à la fin de sa lecture... et ne le regrette pas. Tout le livre est en revanche une réflexion rigoureuse sur ce qu’est l’écriture de fiction, ce qu’elle met en jeu dans le regard des lecteurs – qu’ils soient écrivains ou non – et en quoi la fiction peut, à des moments cruciaux, mettre en danger les certitudes toutes faites et les dogmes culturels de certaines sociétés.
Évoquant la figure et l’itinéraire de plusieurs écrivains accusés de plagiat (Freud, Celan, Ossip Mandelstam, Danilo Kis, Daphné du Maurier et d’autres), Marie Darrieussecq nous fait non seulement voyager dans l’histoire de la littérature grâce à une narration d’une grande richesse, mais décrit également, par touches discrètes et humbles, ses goûts de lectrice et son métier d’écrivain. Elle revendique la fiction comme son seul mode d’expression, expliquant qu’elle n’aurait probablement pas écrit cet essai si elle n’avait pas été accusée, et qu’elle n’en écrira probablement pas d’autre. On le regrette vivement, car cet essai est un coup de maître.
Loin de décortiquer le plagiat en tant que tel, Rapport de police s’attache en effet essentiellement à ce qui motive cette accusation : le désir de reconnaissance ou de réparation d’un écrivain ; mais aussi un « dispositif idéologique, qui oppose d’un côté l’originalité, de l’autre l’usurpation : inauthentique, l’écrivain qui ne prétend pas écrire ‘avec son coeur’ et ‘selon la nature’ est perçu comme l’usurpateur d’une expérience qui n’est pas la sienne. » (p. 164) L’exigence d’une originalité en littérature, rappelle Marie Darrieussecq, est née à la fin du XVIIIe siècle en France et en Allemagne, avec Rousseau et son « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » des Confessions.
Mais l’originalité est une chimère, comme elle le démontre avec force exemples, et surtout celui-ci, éclairant : prenant un volume au hasard sur une étagère, elle lit cette phrase : « Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussière emplissait les yeux continuellement. » Dans un autre, pris au hasard également, elle lit : « Le soleil était brûlant et nulle brise ne venait déranger la poussière tamisée. » Le premier ouvrage est Une partie de campagne, de Maupassant. Le second, Les raisins de la colère de John Steinbeck. Après avoir donné de multiples autres exemples de « duplication » des phrases dans ces deux livres, « J’affirme », écrit Marie Darrieussecq, « que deux livres totalement étrangers l’un à l’autre présenteront toujours des ressemblances troublantes. Les ressemblances s’exacerbent, c’est une évidence, quand les deux livres traitent des mêmes thèmes (ici aussi originaux que la campagne, les champs, la route, le départ...) (...) J’affirme que deux livres, n’importe lesquels, lus parallèlement dans une optique malveillante ou paranoïaque, pourront toujour passer pour plagiat l’un de l’autre. » (P. 153-154)
Marie Darrieussecq, qui envoya son premier roman à P.O.L parce qu’il publiait Camille Laurens et qui ne s’est jamais cachée d’avoir été très émue par la lecture de Philippe, a-t-elle pour autant « plagié » le livre emblématique de l’auteure qu’elle admirait ?
Pour avoir lu Philippe dès sa publication, et l'avoir lu une seconde fois attentivement juste après une lecture tout aussi attentive de Tom est mort afin d’en avoir le coeur net, il me semble surprenant qu’on se pose seulement la question. Les deux livres ont beau avoir (à première vue) le même thème, la douleur à la mort d’un enfant, ils n’ont rien de semblable. Le ton, l’approche, la langue sont différents. Le premier est un livre autobiographique. Le second, manifestement, ne l’est pas plus que Truismes (que je sache, M.D. ne s’est jamais transformée en cochonne) ou que Naissance des fantômes (elle n’a pas perdu son mari). Et surtout ceci : ces deux écrivains n’ont pas la même écriture...
Quand on est une auteure reconnue, quand on sait « qu’un livre ce ne sont pas des mots mis les uns à côté des autres (...) » qu’un livre c’est « une tension, un seul geste, un mouvement, ce qu’on appelle le style », qu’est-ce qui peut pousser un écrivain doté d’un style aussi personnel que l’est Camille Laurens à retrouver dans le livre d’une autre des phrases qu’elle a écrites ?
Dans le texte accusateur qu’elle écrivit en 2007, (« Marie Darrieussecq ou le syndrome du coucou », Revue Littéraire, éditions Léo Scheer, septembre 2007), Camille Laurens cite en exemple les phrases de Tom est mort qu’elle reproche à M.D. de lui avoir « volées »: « ‘Faites un enfant, nous disaient nos proches. (...) Retomber enceinte de Tom. Je ne voulais pas de bébé, je voulais Tom.’ Je n’ai pas eu besoin d’aller chercher Philippe dans ma bibliothèque pour me souvenir que j’y ai écrit, répondant aux gens qui nous disaient d’ ‘en faire un autre’, ‘Je ne veux pas d’un autre. Je veux le même. Je veux lui.’ »
Loin d’afficher sa propre expérience douloureuse pour répondre directement à l’accusation injuste et cruelle selon laquelle elle « parle de ce qu’elle ne connaît pas » (il faut lire attentivement Rapport de police pour comprendre, à demi-mot, que Tom est mort été inspiré à Marie Darrieussecq par la mort de son propre frère, et la douleur de sa propre mère, et non par la lecture de Philippe...) l’accusée réplique avec délicatesse et simplicité : « Après la mort d’un enfant, tout ce que les gens trouvent à dire, c’est : ‘Faites-en un autre.’ Et ce que répondent les mères c’est : ‘Pas un autre, lui, le même.’ Je le sais. Je ne le sais pas de la connaissance de Camille Laurens. Mais je le sais. (...) Mes romans ne racontent pas mon histoire privée mais ils naissent évidemment d’elle. Cette trace, la forme de mon imaginaire en est aussi déterminée que celle de mon corps et celle de ma mémoire : ces trois dimensions ne sont pas séparables. » (p. 160-161)
Et elle poursuit en citant les mêmes mots de douleur dans Pour un tombeau d’Anatole de Mallarmé et insiste : « Qu’on compare, si on y tient tant, les phrases de Camille Laurens (et les phrases qu’elle incrimine chez moi) aux phrases de Duras écrivant sur la mort de son fils. Et quel mal y aurait-il à y trouver des échos, puisque dans ce très court texte matriciel, de deux pages, Duras ouvrait le chemin à ce dire-là, sur ce que les femmes, sans doute, devaient écrire, après que les hommes n’ont pas toujours su le faire. » (p. 162)
C’est que, comme le démontre résolument et avec une grande humilité cet essai formidablement documenté, on n’écrit jamais que dans l’écho des autres. Pas d’un autre, mais de tous les autres, qui ont déjà tracé leurs mots avec la plume trempée dans l’encre ou le sang de l’expérience humaine. On écrit dans la trace des livres qui nous ont accompagnés et emplis.
Sans s’étendre sur les accusations de plagiat dont elle fit l’objet (elle n’y fait allusion que de loin en loin, sans amertume ni alacrité, toujours avec à-propos), l’auteur de Truismes pousse sa réflexion sur des pistes beaucoup plus sérieuses. Revenant longuement sur les figures de Mandelstam et de Chalamov, elle explique comment l’accusation de plagiat s’inscrit aussi dans une volonté de décréter ce qui « peut » et « doit », ou non, être écrit et, plus précisément encore, comment la fiction fait, dans les sociétés totalitaires, l’objet d’une surveillance, d’une tentative de contrôle dont le traitement de la littérature en Union Soviétique fut l’exemple le plus monstrueux.
À l’imaginaire, toutes les polices de la littérature opposent le réel. À la fiction, le témoignage. Les premiers seraient impurs, immoraux. Seuls les seconds seraient respectables et parleraient du monde. Ce à quoi Marie Darrieussecq répond : « S’il y a écriture, la fiction devient un équivalent-monde. La fiction – témoignage de l’imagination – devient vraie. Et il n’y a plus de frontière valide entre fiction et non-fiction. Il n’y a plus que des livres – ou des faux livres. » (p. 254).
De même, reprenant les accusations portées contre Jonathan Littell lorsqu’il décide de faire raconter Les Bienveillantes à la première personne par un bourreau nazi, elle rappelle que « ceux qui accusent Littell de complaisance, voire de « sadisme » (!) sont ceux-là mêmes qui confondent narrateur et auteur, témoin et personnage, romancier et historien. L’énonciation est le lieu exact où passent la liberté et la morale de la fiction. »
Je ne peux qu’adhérer à cette vision des choses, car si l’écrivain n’avait le « droit » de parler que de ce qu’il a vécu, alors comment un homme qui n’a jamais avorté de son ventre aurait-il le droit d’écrire La Vacation ? Comment admettre qu’un généraliste quinquagénaire et barbu fasse raconter Le Choeur des femmes à la première personne du singulier par une chirurgienne intersexuée trentenaire ? Et de quel droit ai-je donc pris la parole pour faire parler Madeleine, la paysanne morte allongée sur la table de dissection des Trois Médecins ?
« (...) Il y a l’écriture qui recueille la parole des morts. », écrit Marie Darrieussecq, « Cette écriture est nécessairement d’imaginaire. Donner voix aux fantômes ce n’est pas parler à la place de l’Autre. (...) Mais les morts parlent en nous. Parler pour, voilà ce que peut être le témoignage imaginaire. Parler pour celui qui n’a pas la parole, pour celui qui est empêché de parole. (...) Non pas pour faire parler les morts, ni parler à leur place, mais parler pour eux. Vers eux. Cela demande une écriture. Et une éthique de l’écriture. » (p 255.)
Et elle conclut ce très beau chapitre intitulé « Le témoignage imaginaire » par ces mots : « Ecrire pour celui qui n’écrit pas, c’est, aussi, écrire pour le lecteur. Ni à sa place, ni pour lui plaire ; mais pour lui faire une place : un creux dans le livre, une possibilité d’identification et de questionnement. Un chemin à plusieurs dans la neige. »
Rapport de police, livre au titre surprenant mais d’une vigoureuse polysémie, est un bouquin à la fois engagé et réconfortant. Son auteure n’est ni revancharde ni amère, elle est animée d’une colère contenue, à l’égard non de celles qui l’ont accusée, mais de la petitesse, de l’immaturité de ces accusations, en regard de tout ce qui devrait révolter les écrivains, et de tout ce qui opprime la fiction : la calomnie, les baîllons politiques, idéologiques et économiques, le silence, le mépris, les exécutions sommaires, les exils.
Ce qu’elle partage dans ce livre avec nous, avec une modestie, une clarté, une générosité et une rigueur documentaire que j’ai, pour ce qui me concerne, rarement trouvés dans un essai littéraire écrit en français par un "non-professionnel de la critique" (bibliographie et index occupent cinquante pages à eux seuls), ce n’est pas, cette-fois-ci, son imaginaire de romancière, mais son éclairante expérience de lectrice et son amour des livres, comme en témoignent les dernières et magnifiques phrases du texte :
« À lire, on est moins seul. À lire, on pense. Lire m’emplit du désir d’écrire. La lecture, c’est l’Autre de l’écriture. L’espace que l’Autre ouvre en moi me permet de (lui) parler, sinon je serais folle. (...) Merci à tous les livres que j’ai lus. Sans eux, je n’aurais pas écrit. Ma vie n’y aurait pas suffi. »
En refermant Rapport de police je me demandais comment j’allais pouvoir rendre compte justement de cet « équivalent-monde », de ce livre étonnant.
À moins de les recopier servilement en tout ou en partie, ou de les paraphraser sans la moindre intelligence, on ne vole pas les livres (les enfants) des autres ; on les adopte et ils enrichissent notre vie et nos pensées, nous éclairent ou nous renforcent. Comment, alors, s’étonner qu’ils résonnent en ce que nous faisons, ce que nous écrivons, et en ceux qui nous lisent ?
Et puis, je me suis soudain souvenu de l’anecdote par laquelle j'ai inauguré ce compte-rendu. Et j'ai fait la grimace devant l'ironie de ce souvenir. Car, voyez-vous, le premier roman publié par P.O.L dans lequel j’avais cru me (re)trouver s’intitule Index. Son auteure se nomme Camille Laurens. Vingt ans après, je bénis le ciel de n'avoir pas plongé dans mon fantasme en croyant qu’elle m’avait (très bien ; trop bien ?) lu, mais d'avoir pris le risque d'aller à sa rencontre, pour, en fin de compte, la faire rire de ma confusion et nouer une amitié qui dura très longtemps.
En 2007, j'ai regretté vivement que Camille Laurens n'ait pas senti que ce qui lui faisait mal dans Tom est mort (et qu'elle a pris pour "un vol d'enfant", un plagiat) était la résurgence d'une douleur trop intense pour pouvoir être éteinte complètement par la seule écriture. Aujourd'hui, je regrette profondément qu'elle ne soit pas allée rencontrer Marie Darrieussecq pour lui dire ce que ce roman réveillait en elle.
Elles n'auraient sans doute pas ri - car le thème de leurs livres est trop grave - mais elles auraient pu – pourquoi pas ? – mesurer ensemble ce que Philippe et Tom et mort ont à la fois de différent et de commun, qui ne doit rien à un quelconque plagiat : la sensibilité et l’intelligence de deux femmes, de deux écrivains.
Martin Winckler
vendredi 15 janvier 2010
Something happened, 2 - par Gilda
J'aimerais rentrer tôt pour une fois ce soir. C'est l'investiture de Barack Obama. Un moment qu'on sent historique ne se dédaigne pas.
La responsable du service où je tente de conserver un sens à un boulot d'informaticienne qui n'en a plus, a encore planté un processus de mise-à-jour avec des scripts de commandes automatisées.
Je ne veux pas d'ennuis. Il reste deux ans et demi de maison à payer.
Après je partirai.
Mon salaire sert à rembourser les prêts. Des contraintes liées à mon contrat font que si je démissionne il me faudra le faire en mode anticipé.
Je ne veux pas d'ennuis, elle a fait planter la mise-à-jour, ça n'est pas la seule fois. Les données au lendemain doivent être disponibles : je dois donc rester "after hours" pour réparer.
Barack, raté ; même si je travaille vite et bien.
Les plantages générés par les maladresses d'autrui sont plus longs à diagnostiquer : on ignore ce qu'ils ont précisément effectué. Il convient de procéder par essais ou étapes dissociées.
La cheffe déboule dans le bureau, furieuse. Comment ça pas encore fini.
Sans l'accuser directement j'essaie, Telle commande n'a pas été acceptée par le système, il faut reprendre le processus.
Sa colère hélas dès en entrant était incontrôlable. Contre elle-même ? À cause de tout autre chose ?
J'ai conscience d'encaisser parce que je suis là, seule à être restée tard.
Ça aide à ne pas perdre le contrôle ni répondre à la violence verbale par la violence physique. Je sens pourtant qu'en gardant calme je pompe sur des réserves profondes, celles que la dureté des années précédentes, les deuils, les maladies, les ruptures dont celle qui a failli m'achever, ont tant asséchées.
Et à présent les cris de cette femme à qui l'entreprise confie charge de hiérarchie alors que sa psychorigidité et son instabilité d'humeur confinent au pathologique, et qui depuis deux ans use également mes collègues et quelques hautes hiérarchies qui se prétendent impuissantes et ferment leur bureau à clef quand elles la savent sur zone.
Ce soir-là, je lui laisse le dernier mot, un très sec On en reparlera, censé m'effrayer, et pars en saluant. Je sais qu'elle dormira mal cette nuit ou avec l'aide de la chimie. Je n'ai à me reprocher que d'avoir fait preuve d'un trop grand sérieux.
Dans la rue, m'abat la rage devant l'injustice. Je l'ai trop contenue. Elle se venge en intensité. Je paie pour l'incompétence d'une personne bien plus que moi payée.
À l'instant où je quitte le bâtiment une décision se prend en moi de toute fermeté : je n'y remettrai plus les pieds, c'est fini d'être traitée comme un punching-ball ou une serpillière, pour l'argent comment on fera, mais cet esclavage s'arrête là.
Je n'ai pas décidé, ça se décide en moi.
Et pas même pour venir rechercher mes affaires personnelles.
L'animal interne intime a senti rôder la mort. Depuis 4 ans elle tente toutes sortes d'approches et de séductions. Je ne veux ni tuer, ni me tuer.
Cette fois-ci il ne s'agit pas d'une maladie, ni de peine infligée par quelqu'un qui compte - je ne vois cette personne que par contrainte professionnelle -, j'ai un degré de liberté qui est de cesser ma présence en ces lieux. Je le saisis. Éloignement. Aucun job ne vaut de mourir, sauf ceux qui consistent à risquer pour sauver.
J'appelle une amie qui pourra m'aider - et le fera, grâce lui soit rendue, elle n'a rien à y gagner que certains ennuis -, une autre qui ne comprendra pas - mais ça ne m'étonne pas -. Le lendemain je vois notre médecin de famille, auquel mon état n'échappe pas. J'ai peu à dire, il voit.
Plus tard je consulterai un ami spécialisé dans l'aide aux salariés malmenés. Le dossier constitué ne servira pas : l'entreprise est grande et le service chargé du personnel se montrera à mon égard d'une correction parfaite.
J'avais pendant longtemps donné satisfaction.
Pendant 3 mois je dormirai sans arrêt. Mon bien-aimé en rit encore. J'encaisse 23 ans d'efforts faits dans un emploi qui ne me convenait pas. Jeune on s'embarque, en se disant le temps d'un peu puis je changerai ; les jours passent, la famille s'agrandit, il faut sans faille gagner sa vie. Adultes et raisonnables, on reste, on s'use, on subit.
Je pars désendettée. Le jour de la signature des remboursements j'ai perdu mes semelles de plombs. Il m'a fallu beaucoup d'efforts pour ne pas m'envoler. D'un seul coup délestée.
Un an après, quelques séquelles, légères. Certaines amnésies. Un chagrin d'amour (quel luxe !). Et un manuscrit, ou doit-il rester à l'état de fichier sans éclabousser du papier ?
Une vie simple, dépenses minimales. Du restant de ma prime je n'ai rien gardé. Certains de mes amis étaient plus mal lotis.
Une vie simple, mais la grande vie : mon temps, enfin, m'appartient.
Le jour d' Obama sera le dernier où je l'aurai vendu.
Si j'y parviens et s'il le faut je vendrai mon travail mais plus mes heures. À moins que pour aider ceux que j'aime.
Méfiez-vous de la liberté, quand on y a goûté, on ne peut s'en passer.
(spéciale dédicace au tenancier qui fait partie de ceux qui longtemps en amont m'ont aidée à piger qu'il ne fallait pas tout accepter et en revanche le faire des mots lorsqu'ils venaient, même maladroits et désordonnés).
La responsable du service où je tente de conserver un sens à un boulot d'informaticienne qui n'en a plus, a encore planté un processus de mise-à-jour avec des scripts de commandes automatisées.
Je ne veux pas d'ennuis. Il reste deux ans et demi de maison à payer.
Après je partirai.
Mon salaire sert à rembourser les prêts. Des contraintes liées à mon contrat font que si je démissionne il me faudra le faire en mode anticipé.
Je ne veux pas d'ennuis, elle a fait planter la mise-à-jour, ça n'est pas la seule fois. Les données au lendemain doivent être disponibles : je dois donc rester "after hours" pour réparer.
Barack, raté ; même si je travaille vite et bien.
Les plantages générés par les maladresses d'autrui sont plus longs à diagnostiquer : on ignore ce qu'ils ont précisément effectué. Il convient de procéder par essais ou étapes dissociées.
La cheffe déboule dans le bureau, furieuse. Comment ça pas encore fini.
Sans l'accuser directement j'essaie, Telle commande n'a pas été acceptée par le système, il faut reprendre le processus.
Sa colère hélas dès en entrant était incontrôlable. Contre elle-même ? À cause de tout autre chose ?
J'ai conscience d'encaisser parce que je suis là, seule à être restée tard.
Ça aide à ne pas perdre le contrôle ni répondre à la violence verbale par la violence physique. Je sens pourtant qu'en gardant calme je pompe sur des réserves profondes, celles que la dureté des années précédentes, les deuils, les maladies, les ruptures dont celle qui a failli m'achever, ont tant asséchées.
Et à présent les cris de cette femme à qui l'entreprise confie charge de hiérarchie alors que sa psychorigidité et son instabilité d'humeur confinent au pathologique, et qui depuis deux ans use également mes collègues et quelques hautes hiérarchies qui se prétendent impuissantes et ferment leur bureau à clef quand elles la savent sur zone.
Ce soir-là, je lui laisse le dernier mot, un très sec On en reparlera, censé m'effrayer, et pars en saluant. Je sais qu'elle dormira mal cette nuit ou avec l'aide de la chimie. Je n'ai à me reprocher que d'avoir fait preuve d'un trop grand sérieux.
Dans la rue, m'abat la rage devant l'injustice. Je l'ai trop contenue. Elle se venge en intensité. Je paie pour l'incompétence d'une personne bien plus que moi payée.
À l'instant où je quitte le bâtiment une décision se prend en moi de toute fermeté : je n'y remettrai plus les pieds, c'est fini d'être traitée comme un punching-ball ou une serpillière, pour l'argent comment on fera, mais cet esclavage s'arrête là.
Je n'ai pas décidé, ça se décide en moi.
Et pas même pour venir rechercher mes affaires personnelles.
L'animal interne intime a senti rôder la mort. Depuis 4 ans elle tente toutes sortes d'approches et de séductions. Je ne veux ni tuer, ni me tuer.
Cette fois-ci il ne s'agit pas d'une maladie, ni de peine infligée par quelqu'un qui compte - je ne vois cette personne que par contrainte professionnelle -, j'ai un degré de liberté qui est de cesser ma présence en ces lieux. Je le saisis. Éloignement. Aucun job ne vaut de mourir, sauf ceux qui consistent à risquer pour sauver.
J'appelle une amie qui pourra m'aider - et le fera, grâce lui soit rendue, elle n'a rien à y gagner que certains ennuis -, une autre qui ne comprendra pas - mais ça ne m'étonne pas -. Le lendemain je vois notre médecin de famille, auquel mon état n'échappe pas. J'ai peu à dire, il voit.
Plus tard je consulterai un ami spécialisé dans l'aide aux salariés malmenés. Le dossier constitué ne servira pas : l'entreprise est grande et le service chargé du personnel se montrera à mon égard d'une correction parfaite.
J'avais pendant longtemps donné satisfaction.
Pendant 3 mois je dormirai sans arrêt. Mon bien-aimé en rit encore. J'encaisse 23 ans d'efforts faits dans un emploi qui ne me convenait pas. Jeune on s'embarque, en se disant le temps d'un peu puis je changerai ; les jours passent, la famille s'agrandit, il faut sans faille gagner sa vie. Adultes et raisonnables, on reste, on s'use, on subit.
Je pars désendettée. Le jour de la signature des remboursements j'ai perdu mes semelles de plombs. Il m'a fallu beaucoup d'efforts pour ne pas m'envoler. D'un seul coup délestée.
Un an après, quelques séquelles, légères. Certaines amnésies. Un chagrin d'amour (quel luxe !). Et un manuscrit, ou doit-il rester à l'état de fichier sans éclabousser du papier ?
Une vie simple, dépenses minimales. Du restant de ma prime je n'ai rien gardé. Certains de mes amis étaient plus mal lotis.
Une vie simple, mais la grande vie : mon temps, enfin, m'appartient.
Le jour d' Obama sera le dernier où je l'aurai vendu.
Si j'y parviens et s'il le faut je vendrai mon travail mais plus mes heures. À moins que pour aider ceux que j'aime.
Méfiez-vous de la liberté, quand on y a goûté, on ne peut s'en passer.
(spéciale dédicace au tenancier qui fait partie de ceux qui longtemps en amont m'ont aidée à piger qu'il ne fallait pas tout accepter et en revanche le faire des mots lorsqu'ils venaient, même maladroits et désordonnés).
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