dimanche 2 novembre 2014

Le métier d'écrivant (25) - L'écriture au jour le jour (suite)


Faites-vous lire vos manuscrits à vos amis ?

En dehors de la personne avec qui on vit, et à qui on parle de ce qu’on écrit, je pense que la seule personne à qui il est à la fois indispensable et inévitable de faire lire son manuscrit, c’est l’éditeur à qui on le destine. Pour lire un manuscrit, il faut être non seulement un très bon lecteur, mais aussi avoir suffisamment de distance par rapport à l'auteur pour lui dire ce qu'on en pense sans laisser les sentiments s'interposer.

Il est toujours délicat de donner ses manuscrits à lire à ses amis (ou à ceux qu'on considère comme tels). Je le fais, mais parcimonieusement. Et "gratuitement" : ils n'ont pas à commenter ce qu'ils ont lu. Ils ne sont même pas obligés de lire, ça me fait plaisir de le leur envoyer, même s'ils n'ont pas le temps. Je suis précautionneux depuis La Vacation. A l’époque, je travaillais dans une revue médicale dont plusieurs membres étaient d’anciens soixante-huitards, qui avaient pratiqué des avortements clandestins avant la légalisation. Je pensais que mon texte les toucherait, et j’ai été stupéfait de les entendre dire, après avoir lu le manuscrit, que ça les dérangeait. Que ça présentait de l’IVG une autre image que celle qu’ils avaient voulu donner quand ils étaient dans la clandestinité, et quand ils avaient milité pour la légalisation. Ils étaient horrifiés que je dise qu’une IVG ça peut faire mal à tout le monde, sinon physiquement, du moins moralement. Dans mon esprit, ça n’est pas un argument pour refuser d’aider les femmes. C’est une manière de dire : quoi qu’il arrive, quand on décide d’aider les femmes à avorter lorsqu’elles l’ont décidé, il faut assumer la souffrance que ça peut – parfois, c’est loin d’être constant – représenter. Pour elles et pour soi.

Tout ça était clair dans ma tête, et ça l'est toujours, mais manifestement, mes camarades ne le voyaient pas ainsi, et mon livre en a horrifié beaucoup. Certains m’ont même accusé de donner des arguments aux « Pro-vie ». Je ne voyais pas en quoi, étant donné que la fin du livre ne laisse aucun doute quant aux choix que Bruno ferait à titre personnel. Par ailleurs, parmi toutes les réactions que j’ai reçues – ou les articles qui ont parlé de mes livres – je n’ai jamais vu évoquer la moindre ambiguïté sur ma position ou celle de mes personnage. Quand je parle d’un sujet « épineux », je sais ce que j’écris, et je n’ai pas de difficulté à le défendre.

De sorte qu’il ne me paraît pas utile de demander l’avis ou l’approbation de mes amis ou de mes collègues avant qu’un de mes romans soit publié. Ils peuvent le lire à parution, et m’en dire ce qu’ils veulent. Car, si je leur demandais leur avis avant publication, ils pourraient se sentir « coincés » ou se demander si leur avis modifiera mon texte. Bref : j’assume ce que j’écris dans mes livres et la seule autre personne qui devra l’assumer, Paul Otchakovsky-Laurens, a l’entière liberté de les publier ou non, ce qui me convient parfaitement.

Il y a une seule situation pour laquelle je peux être amené à faire lire un extrait d’un livre, c’est quand j’ai besoin d’une confirmation technique. Dans Le Numéro 7, le personnage principal est pilote d’hélicoptère. N’ayant jamais piloté, j’ai demandé à une de mes amies, dont c’est le métier, de relire les scènes qui se déroulent pendant un vol, afin qu’elle me dise s’ils étaient factuellement exacts. Elle m’a expliqué ce qui était plausible et ce qui ne l’était pas, et ça m’a permis de donner à ces scènes des « effets de réel » qu’ils n’auraient pas eu du tout si j’avais laissé libre cours à mon ignorance. Ça peut paraître anecdotique – combien y avait-il de pilotes d’hélico parmi les lecteurs de ce roman ? – mais à mes yeux, ça compte.

Pour conclure, je dirai ceci : tout écrivant – y compris les auteurs chevronnés, publiés, estampillés – doute de la qualité de ce qu'il écrit. Qu'il ait du succès ou non. Il faut être très vaniteux pour être sans arrêt certain d'être bon – ou extrêmement doué. Même Isaac Asimov, qui n'était pas réputé pour être modeste (il était extrêmement intelligent, et il le savait), doutait régulièrement de lui-même. Quand on est déjà publié, c'est un peu plus simple : on sait qu'on a un ou des lecteurs qui attendent le texte : des éditeurs, un rédacteur en chef, etc. Quand on ne l'est pas encore, on est à la recherche d'un lecteur bienveillant qui nous dira de bonnes choses sur ce qu'on a écrit. Qui nous dira surtout : "Ce que tu as écrit est suffisamment personnel/original/nouveau/inhabituel/plaisant à lire pour être publié." Or, aucune autre personne qu'un éditeur (ou, dans les pays où c'est la pratique) un agent littéraire ne peut dire ça. C'est pourquoi je refuse, depuis très longtemps, de lire les manuscrits des écrivants qui me le demandent. Je ne me sens pas capable de leur donner des conseils. Il m'est arrivé de conseiller des jeunes écrivants (dans le cadre d'un parrainage ou d'un cours) mais pas sur des textes achevés, sur des textes en travail - en les faisant parler de leurs difficultés à avancer dans le texte, ou en leur suggérant des pistes qu'ils n'avaient pas pensé à (ou osé) emprunter. Souvent, d'ailleurs, ils en empruntaient d'autres. Ce travail de soutien, je ne l'ai fait que de manière contractuelle : en tant que parrain indemnisé par l'UNEQ (Union des écrivaines et écrivains du Québec) ou en tant qu'enseignant (à l'U de Montréal, à l'U d'Ottawa, à McGill). Je ne le fais plus à titre personnel, en tant que mentor ou ami : c'est beaucoup trop difficile et la seule fois que j'ai accepté de le faire, ça a ruiné l'amitié que l'auteur avait pour moi, et je le regrette profondément. Je ne veux plus courir ce risque.

Alors, si vous avez un manuscrit achevé sous le coude, je vous conseille vivement de ne pas l'envoyer à un écrivain que vous aimez ou respectez (il risque de vous dire comment il aurait fait à votre place, et ce n'est pas ce que vous voulez) ; de ne pas le faire lire à vos proches (en dehors peut-être de votre compagnon ou compagne qui a probablement tout lu au fur et à mesure) mais de prendre le temps de faire trois ou quatre tirages et de les envoyer à des éditeurs dont vous lisez les livres, et dont vous connaissez la production. C'est le meilleur moyen, et le seul qui soit signifiant : si un éditeur aime votre manuscrit, il voudra le publier. (Le fait qu'il ne l'aime pas ne veut pas dire qu'il est mauvais. Ca veut seulement dire qu'il ne l'aime pas.) 

Si c'est un éditeur capable (la plupart le sont, sinon ils ne publieraient pas longtemps) ce sera à lui de le défendre à toutes les étapes – et d'abord en vous demandant de reprendre certains passages, ou de corriger certaines choses. Et il pourra le faire parce que (même si vous devenez amis par la suite) quand il s'agit de publier, il n'est pas votre ami : sa ligne éditoriale compte plus que l'amitié qu'il vous porte. Il ne trahira pas ses valeurs pour vous, et il aura raison. Si votre éditeur est prêt à trahir ses valeurs pour vous publier, fuyez. Car, un jour, il trahira les vôtres.  

Fin (provisoire ? )