Alors même qu'on est un écrivain "professionnel" - j'entends, quelqu'un qui fait ça
tout le temps, pour gagner sa vie --- et attention, qu'on ne se méprenne pas, je pense que les
écrivains qui écrivent sans publier ou vivre de leur plume
sont des écrivains tout autant, et qu'ils sont capables d'écrire comme des
pros, mais ce ne sont pas des écrivains professionnels, si vous voyez ce que je
veux dire (et par professionnel, là, j'entends même un peu "mercenaire", mais c'est une autre histoire).
Donc, parfois, on n'écrit pas
Donc, parfois, on n'écrit pas
Pendant un bon moment. Des jours, des semaines.
C'est troublant de ne
pas écrire quand on a passé la plus grande partie de sa vie à le faire empêché, ou à se battre pour pouvoir le faire librement.
Bien sûr, il y a des
tas de raisons pour lesquelles on peut ne pas écrire alors qu'en principe on
gagne sa croûte avec ça.
D'abord (c'est le meilleur
des cas) on peut ne pas écrire parce qu'on a gagné beaucoup d'argent, et on
décide qu'on n'a pas besoin d'écrire en ce moment pour gagner sa croûte.
Pour ce qui me
concerne, c'est une situation hypothétique. Même quand j'ai gagné beaucoup
d'argent (juste après la publication de La Maladie de Sachs), j'ai écrit
beaucoup. Le fait d'avoir gagné beaucoup d'argent m'a incité à écrire des
livres que je n'aurais pas pu écrire auparavant, comme Contraceptions mode d'emploi, par exemple. Je me
suis dit : "Si je ne les écris pas maintenant, il est bien possible que je
ne puisse plus le faire plus tard, quand je devrai de nouveau écrire pour
gagner ma vie."
Mais j'imagine que
quelqu'un qui est fatigué d'écrire, qui est "vidé" d'avoir écrit
beaucoup et qui n'a pas de souci matériel peut avoir envie de faire une pause,
de partir en voyage, de s'occuper de ses enfants s'il/elle en a ou d'un(e)
conjoint(e), ou d'un parent âgé, ou d'une association caritative, par exemple.
Au fond, un écrivain qui décide de ne pas écrire pour se consacrer à d'autres
activités, ça n'est pas différent d'un acteur qui, entre deux films, prend du
temps pour faire autre chose.
Je me demande par
exemple ce que fait J.K. Rowling depuis qu'elle a fini ses Harry Potter. Bon, elle a publié un autre
livre (des contes, je crois) mais on ne peut pas dire qu'elle sature le paysage
éditorial. J'ai lu il n'y a pas très longtemps qu'elle n'écartait pas (ou plus
?) la possibilité de faire revenir Harry dans d'autres livres. Et je dois dire
que ça m'a fait plaisir. Pourquoi ? Parce que j'ai le sentiment que cette femme
est un écrivain populaire pour la vie, et ça me faisait mal au coeur de penser
que ses sept volumes avaient pu la lessiver complètement.
Et ça me réjouit de
penser que si elle écrit un nouveau livre (ou un nouveau cycle ) ce ne sera pas
parce qu'elle a besoin d'argent (elle en a gagné assez pour vivre dix vies) ni
pour avoir plus de gloire (elle est tranquille de ce côté là aussi) mais parce
qu'elle a envie d'écrire. Parce qu'elle a d'autres histoires à raconter. Et ça,
ça fait vraiment chaud au coeur.
Si ça n'est pas parce
qu'on n'a pas besoin (financièrement) d'écrire, on peut ne pas écrire parce
qu'on ne peut pas.
Parce qu'on ne sait
pas quoi écrire (ou par quel bout prendre ce qu'on a eu l'idée d'écrire). Parce
qu'on doute de l'intérêt de ce qu'on imagine qu'on pourrait écrire. Parce qu'on
a le sentiment qu'on est vide et creux (comme si on venait de terminer le Harry
Potter 7...) Parce qu'on ne voit pas à quoi ça sert. Parce qu'on se demande à
quoi sert quoi que ce soit. Parce qu'on n'a pas envie d'ajouter un énième livre
aux dizaines de milliers de livres qui sont publiés chaque année, en France
seulement... Parce qu'on ne pourra jamais faire aussi bien que les écrivains
qu'on lit et qui nous font tant de bien quand on se contente modestement de
lire, au lieu de prétendre se mesurer à eux. Parce que de toute manière,
tout ce qu'on écrira, bon ou mauvais, sera noyé dans la masse et touchera moins
de lecteurs que les livres promus à grands renforts de passages à la télé et de
panneaux dans les couloirs de métro. Et d'ailleurs, il faudrait d'abord qu'on
le finisse, ce foutu... Ce foutu quoi, d'ailleurs ? Livre, essai, conte,
recueil de nouvelles, modeste (cent vingt-cint pages seulement, mais dites moi,
est-ce qu'on peut vraiment dire des choses intéressantes en si peu de pages) ou
imposant (sept cents pages cette fois-ci, mais dites moi, peut-on avoir autant
de choses à dire, vraiment, sans ennuyer le lecteur ?). Parce que de toute manière,
ça ne sera jamais aussi beau, aussi profond, aussi réussi une fois sur le
papier que ça voudrait l'être là, dans la tête...
On n'écrit pas, parce
qu'on n'a pas la force. Parce qu'on est écrasé par la tâche. Parce qu'au lieu
de mettre une pierre sur l'autre, on n'arrête pas de voir (enfin d'imaginer) le
résultat fini, et justement ça n'est pas possible. On ne peut pas voir le
résultat fini parce qu'écrire un livre, ça n'est pas comme construire une
maison ou paysager un jardin. Il n'y a pas de dessin préparatoire qui te montre
le produit fini à l'échelle, en long en large et en travers.
Écrire un livre,
comme (j'imagine) écrire une symphonie ou faire un film, ça ne peut se
planifier que très approximativement. Toutes les listes, tous les
"déroulés", tous les plans – The
best laid plans of mice and men – s'évanouissent à mesure qu'on écrit.
Tiens, moi qui vous
parle, par exemple, j'ai des "notes préparatoires" à tous mes romans.
Des dizaines de pages, rédigées à la main (sur des carnets moleskine, depuis
que c'est redevenu à la mode, j'en ai acheté au moins une trentaine) ou dans
des fichiers informatiques contenant des milliers de signes.
Seulement, de toutes
ces notes, je n'ai le plus souvent gardé que des fragments, des bribes, et j'ai
tout négligé - voire pas relu la moindre ligne, ou alors embrayé sur une phrase
ou un chapitre et vogué comme ça librement.
Et donc, préparer le
grand-roman-du-grand-tout-qui-va-révolutionner-la-littérature-d'aujourd'hui-et-de-demain-que-même-Michel-Houellebecq-il-en-reviendra-pas,
ça ne se fait pas comme ça, simplement, à coups de notes, même si les notes en
question prennent des pages ou des dizaines de feuillets virtuels.
Alors, on n'écrit pas, on note. On tourne
autour du pot. On réfléchit. On lit. Des livres ou des articles qui n'ont pas
trop de relation avec ce qu'on veut écrire. Ou qui en ont, mais qui vous
donnent la sensation que ça vous fait avancer dans la pensée du livre-à-écrire.
Qui n'en finit pas de s'échapper et de se faire désirer, ce salaud.
Et parfois on regarde des films ou des
séries télé ou des documentaires animaliers ou des émissions scientifiques ou
des dessins animés, ou n'importe quoi
Et puis parfois, quand on en a marre de
tourner autour du pot et de lire les autres et de regarder les histoires des
autres et de ne pas écrire, de ne rien écrire, de ne rien arriver à écrire, ni
le roman-du-grand-tout ni autre chose,
parfois, on en a marre et on s'énerve et on
se dit que c'est pas parce qu'on ne va pas bien qu'il faut rester seul dans son
coin, y'a pas de raison de pas en faire profiter (ou de pas enquiquiner) les
autres avec ça.
Alors, on s'assied à son clavier et on se
met à écrire que parfois on n'écrit pas. Pas pour gagner de l'argent, ni même
pour accroître sa renommée. Mais juste comme ça.
Pour la rage et le plaisir.
D'écrire.