Chère mémoire,
Tu vois l’enfant
que j’étais ?
Il scrute un peu tes formes sans nom et il
n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche, le souvenir d’un livre. A cette
époque, il n’en y avait pas beaucoup à la maison, il y avait des manuels
scolaires que la fratrie se relayait au fil des années. Le père faisait de son
mieux pour rattraper le train perdu, il fallait qu’il se souvienne de ce qu’il
avait appris à l’école coranique du village avant de la quitter pour voler des
pans entiers de l’enfance, vite devenir adulte et chercher à manger. C’était
plus qu’une urgence, il était tenaillé par les procès qui se suivaient et on
lui avait signifié que la Loi ne protégeait pas les ignorants. Son excellente
mémoire n’avait pas failli, il réussit à
lire ces indigestes sentences inscrites pour l’éternité à l’aide du papier
carbone et qui faisaient peur à toute la famille.
Le père conserva son écriture d’enfant. Ses
vraies lectures, il les avait faites en prison à l’âge de soixante ans, juste
après sa retraite.
Le père l’emmena un jour à la casse. Ils
marchèrent longtemps et là, il lui dit devant un semblant de bouquiniste de
‘’La ferraille’’ de prendre les livres qui l’intéresseraient. Même si le père
insistait, l’équation envie, désir et moyens aboutit à deux, le premier avait
l’air rustique et portait le titre ‘’Al Khawirdj’’ qui échappait
et de loin à la connaissance du père et du fils. Le deuxième était en français,
car il fallait bien progresser dans la langue de l’élite, et traitait de
mignons lapins aux prises avec un renard dans de belles illustrations.
La sœur aînée se souvint de la bd !
Apparemment, le maigre argent de poche y passait. Elle lui fit remarquer qu’il
n’avait pas à se plaindre car il était le seul à en avoir. Mais la bd ne
correspondait à ce qu’il lui demandait, elle devrait savoir que les Blek, Kiwi, Zembla, Rodéo etc. n’étaient
pas des livres. La preuve, ils s’entassaient chez tous les ‘’Ma’line Azariâ’’,
les vendeurs de cacahuètes et pois chiche grillés et lui, il faisait partie de ceux qui lisaient des
films à l’âge de la puberté, toujours pour être bon en français. De toutes les
façons, il n’y avait rien d’autre pour nourrir l’imaginaire de ces gosses et
leur soif d’apprendre. Ils n’avaient pas de quoi payer non plus. Elle lui dit
qu’il y avait les romans arabes égyptiens qu’il dédaignait parce que c’étaient
des trucs pour filles. Enfant, enfant, il insistait. Elle trouva qu’il râlait
tout le temps et elle raccrocha.
Quel culot ! Il appelait de l’étranger,
quand même !
Il y avait ces deux livres là, tout vieux,
rabougris et écornés, qui n’avaient ni début ni fin. Ils doivent bien s’en
souvenir, personne ne les lisait chez lui et tous insistaient pour que, lui,
les lise. Le livre pour contes commençait à le 33ème page, culminait
à la 675ème en plein climax et mourrait. Les contes ou nouvelles
étaient évidemment en français, cela donnait l’air d’une punition. Le livre
arabe, était tout autre chose, certainement pas une lecture pour enfants sages.
Menu, de couleur rouge brique, il traitait d’ésotérisme avec tous ces voyageurs
dans des contrées lointaines et désertes luttant contre l’indicible monde
parallèle, djinns, démons et autres créatures des ténèbres.
Il cou rait et il savait qu’il ne pourrait jamais
rattraper ses camarades fonçant tout droit chez le libraire près de l’école
pour acheter le dernier numéro, un truc hebdo pour gamins. Mais la guerre
arrêtait tout. Les maisons d’édition dans ce là-bas arabe qu’ils voyaient à la
télé fermaient à cause des bombes et il ne leur restait plus que leurs manuels
scolaires. ‘’Extrait’’, et l’intriguant ‘’Bi Tassarrouf’’
terminaient les textes à lire en classe.
Pendant longtemps, il garda ‘’Livre unique’’ que
sa sœur aînée lui ramena ''min laqdim'' c’est à dire du marché de
fripes. Ce serait bien pour le français, il avait aimé ces extraits de textes
et les illustrations marron et blanc qui allaient avec. La France y était très
belle.