dimanche 9 mars 2014

Le métier d'écrivant (18) - Ecrire et partager en ligne


Dans quelles circonstances avez-vous créé votre site internet, « Winckler’s Webzine » ?

Après l’arrêt un peu brutal de la chronique de France Inter, j’ai reçu beaucoup de courriels de soutien, venus en particulier de la communauté des utilisateurs de logiciels libres. J’avais en effet écrit trois chroniques sur le sujet, à la suggestion de quelques utilisateurs, d’ailleurs. Or, j’étais un des premiers chroniqueurs de radio qui expliquaient ce qu’étaient les logiciels libres, l’open source et autres démarches et productions communautaires liés au web.  

Quelques jours après la fin de la chronique, Vincent Berville,   internaute et par ailleurs auditeur, lecteur et web designer, me demande pourquoi je ne poursuis pas mes chroniques sur un site internet personnel. Je lui réponds que je n’ai pas le temps de m’investir dans la conception d’un site. Il me répond quelques semaines plus tard m’envoyant le lien d’un site « clé en main » élaboré rien que pour moi ! 

Il m’avait demandé au préalable comment je verrais mon « site idéal », je lui avais répondu immédiatement « Comme un petit journal », et c’est exactement de ça qu’il a l’air : de ce qu’on appelait un fanzine – un journal de fan – avant l’ère des sites et des blogs. Il est facile à entretenir : on écrit un texte, on l’insère dans une rubrique, on le met en forme, on clique – et voilà ! J’ai commencé par y poster les textes de mes chroniques, mais très vite je suis passé à autre chose : articles sur la contraception, points de vue sur les maltraitances médicales, contributions de soignant(e)s ou d’usager(e)s de la santé, critique des médias, etc. Plus tard, à la demande pressante de Vincent, j’ai ajouté les pages consacrées à la sortie de mes livres, une bibliographie…

Vincent a d'ailleurs raconté cette rencontre à sa manière dans un texte publié sur le site. 

Il y a des centaines d’articles consacrés à la contraception sur ce site. Pourquoi livrer ces informations gratuitement alors que vous avez écrit des livres sur la contraception ? Est-ce que ça ne dessert pas leur diffusion ?

A mon sens, le savoir médical n’appartient pas aux médecins – ou aux auteurs de livres -, il appartient à tout le monde. Bien sûr, je suis content que mon Contraceptions mode d’emploi se soit bien vendu, mais j’ai toujours pensé qu’on ne doit pas restreindre l’accès d’informations aussi cruciales que les méthodes contraceptives. 

Au moment où j’ai publié le livre, l’information institutionnelle sur le sujet était maigre, et il n’existait pas d’ouvrage pratique, détaillé et destiné au grand public sur le sujet. Quand j’ai animé la chronique sur France Inter, j’ai fait trois interventions sur la contraception – j’en aurais volontiers fait d’autres, mais le Directeur de l’antenne m’avait demandé expressément de ne pas « trop parler de médecine » car il avait déjà une chroniqueuse qui s’en occupait. Lorsque la chronique s’est arrêtée, la contraception m’est apparue comme le sujet auquel je pouvais consacrer des articles sur mon site. Je n’ai pas repris purement et simplement les chapitres du bouquin, j’ai décidé de présenter les choses autrement, dans un style plus direct, plus vif, en apportant beaucoup d’anedcotes. 

Et j’ai vu très vite que non seulement les internautes trouvaient ça intéressant, mais n’hésitaient pas à me poser des questions. Pendant plusieurs années, j’ai posté les questions anonymisées et les réponses car je pense que tous les cas particuliers ont valeur d’enseignement pour un grand nombre. Le site a grandi lentement mais sûrement, c’est devenu une banque de données sur la contraception, mais aussi un lieu d’expression personnelle : des étudiants, des usagers m’ont écrit, j’ai publié des lettres de collègues qui me reprochaient telle ou telle prise de position, mais aussi "Le médecin patraque", un feuilleton écrit par un médecin qui souffrait d’un cancer et qui voulait expliquer en quoi cela avait changé sa perception du monde… 

J’ ai aussi publié des textes inédits, en particulier l’intégralité des Cahiers Marcoeur, mon grand roman inédit, grâce à des étudiants qui me l’avaient suggéré et à une amie, Fanny Malovry – qui avait d’abord été une lectrice – qui a tout retranscrit et mis en ligne à ses heures perdues. J’ai aussi hébergé pendant quelques mois les textes d’une association d’adultes autistes et "Chroniques carabines", feuilleton d’une étudiante en médecine, "Scarabée" avec qui j’ai noué des liens d’amitiés après la publication du Chœur des femmes. Bref, c’est un site sur lequel j’ai mis beaucoup de moi-même, mais auquel beaucoup de personnes ont contribué, et c’est une de mes grandes fiertés. Je sais que je peux écrire seul ce que je veux, mais j'ai accueilli, avant la généralisation des blogs,  des projets qui n'avaient pas de lieu d'expression et qui pouvaient s’élaborer librement sur mon site. 

Vous avez aussi fait des expériences de radio en ligne. Qu'est-ce que ça vous a apporté ? 

J'aime vraiment beaucoup la radio. J'aime parler, et j'aime improviser au micro - tout comme en conférence, d'ailleurs. 

Après ma chronique à Inter - qui m'a ouvert décidément beaucoup de pistes (j'ai parlé de Spirou précédemment), j'ai été abordé un jour, dans le métro parisien, par un jeune journaliste de radio, Thomas Baumgartner, qui m'a proposé de venir faire une chronique unique sur Arteradio.fr. J'étais en train de terminer la rédaction des Trois médecins, et j'avais très envie d'en parler, alors j'ai sauté sur l'occasion. Le directeur d'arteradio.com, Silvain Gire, m'a alors proposé de faire une chronique régulière, deux fois par mois. Et j'ai fait ça pendant trois ans. La première série est reprise dans un livre-CD intitulé J'ai mal là... ; les deux suivantes dans Histoires en l'air. Ca aussi ça a été une grande expérience. La beauté de la chose, c'est que les chroniques sont toujours en ligne et le resteront toujours, puisque arteradio est un édifice qui se construit par accumulation, une sorte de grande base de données sonores, un labyrinthe. D'ailleurs, pour trouver toutes les chroniques, faut passer un certain temps, leur site est très fouillis... on dirait un coffre à jouets. On ne sait jamais sur quoi on va tomber. 

L'autre expérience de radio en ligne marquante a eu lieu à Montréal, au CREUM, le centre de recherches en éthique où j'ai passé trois ans entre 2009 et 2012. Là, avec le fondateur et premier directeur du centre, Daniel Weinstock, on a mis en commun notre amour des séries pour faire Ethique en séries, une suite de causeries autour des fictions qu'on aimait le plus. 

Je dois dire que j'aime beaucoup l'idée de faire des chroniques comme celles-là en vidéo, on m'a souvent suggéré d'en faire sur la contraception, par exemple. Je devrais peut être. En tout cas, l'internet m'a apporté une liberté extrêmement grande pour exprimer des choses qui m'importent, sans avoir besoin de passer par un éditeur ou de me soumettre à un diffuseur dont la politique risque, tôt ou tard, d'opposer des résistances à ce que j'ai à dire. Mon expérience à France Inter était un hasard, je pense, mais le fait d'avoir été poussé dehors ne l'est pas. J'ai le sentiment que c'est un motif récurrent de mes expériences institutionnelles en France... 

Ce que m'ont également apporté les expériences radio, c'est d'apprendre la concision dans ce que je dis. Je pense que ma capacité à synthétiser verbalement - en conférence, en particulier - doit beaucoup à mes expériences radiophoniques. 


Pourquoi avez-vous décidé de créer « Chevaliers des touches », ce "blog pour écrivants" ? 

Parce que je me suis rendu compte que je ne parlais nulle part de mon métier d’écrivant. Il y a quelques articles épars sur le Webzine, mais rien d’organisé, rien de systématique comme les prises de position sur la médecine. Au début, je ne parlais même pas de mes livres, je trouvais ça immodeste. Il a fallu que Vincent Berville, mon webmestre, me suggère d’afficher la liste de mes livres, l’annonce de leur sortie, des liens vers des articles ou des vidéo. Il m’a très justement dit : « Ca vous paraît peut être inintéressant, mais ça intéresse les internautes qui vous lisent en dehors du web ! » J’ai dû reconnaître qu’il avait raison.
Et puis le temps a passé et un jour, en 2009, Florence Noyer, qui dirige à présent Gallimard Ltée à Montréal, m’a parlé du blog de Catherine Mavrikakis et m’a demandé pourquoi je n’en consacrais pas un à mon travail littéraire. Alors je m’y suis mis, mais j’étais mal à l’aise à l’idée de remplir ça tout seul, alors je l’ai tout de suite ouvert à d’autres, j’ai posté des exercices et j’ai publié les textes qu’on m’envoyait sans en changer une virgule. C’est pour ça qu’il s’intitule Chevaliers des touches, au pluriel. Entre deux séries d’exercices, j’écrivais des billets pour parler du Chœur des femmes, des réactions des lectrices, de mon travail d’écriture en général. Sur le blog, j’ai pu parler d’écriture au jour le jour, littéralement. Ça m’a libéré, moi aussi. Je m’y suis senti beaucoup plus libre d’écrire ce qui me passait par la tête que je ne l’étais sur le Webzine, où j’avais le sentiment que je devais écrire « utile ». Et les questions que m’ont envoyé les internautes m’ont donné l’idée de ce livre-ci.

Votre site médical est gratuit, vous donnez des exercices aux internautes sur votre blog et vous publiez leurs textes sans hésitation. Que cherchez-vous à prouver avec cette générosité ?


On peut aussi voir ce que vous nommez de la générosité comme une manière de me mettre en valeur – et ce ne serait pas faux, je ne suis pas mécontent qu’on voie que je défends les mêmes choses à la ville que dans mes livres. Et, pour parler très franchement, ça me fait plaisir d'emmerder via l'internet des gens qui, par ailleurs, préfèreraient que je me la boucle. Je n'ai pas oublié ma frustration des années soixante-dix devant l'impossibilité d'exprimer la moindre critique, la moindre revendication, la moindre opinion sur les pouvoirs, quels qu'ils soient. Aujourd'hui, je peux le faire, et je ne m'en prive pas. 

Mais il y en a une autre raison, beaucoup plus importante : tenir le site et le blog m’a demandé beaucoup d’énergie, et si je le fais c'est par sentiment d'obligation de solidarité et de reconnaissance  envers les personnes qui m’écrivent – mais je le fais aussi pour moi. Ce que vous appelez de la générosité (et ce que j'appelle de la liberté d'expression) n’est pas du sacrifice. J’en tire des bénéfices importants d'un point de vue moral. 

J'ai envie de "faire des choses bien", et mes sites sont une manière concrète de le faire - en partageant des informations, en donnant la parole, en ouvrant ma gueule pour dénoncer des choses qui restent habituellement sous le radar. Et permettre à d’autres de s’exprimer sur mes sites, non seulement ça ne m’empêche pas, moi, d’y écrire, mais ça me stimule, ça alimente ma réflexion, ça me donne du grain à moudre. Ce que j’espère avoir donné à des écrivants débutants sur ce blog, je le reçois aussi quand ils me confient un texte, une réflexion, ou leur sentiment en réponse à ce qu’ils ont lu. Si je publiais seul j’aurais le sentiment de m’écouter parler, ou de vouloir imposer mes points de vue, alors que j’ai envie de les mêler à ceux des autres. 

Tous les sites internet sont des "agoras" où beaucoup de personnes peuvent s'exprimer simultanément, c'est assez réjouissant. Et, contrairement aux radios, aux télés et aux journaux de la fin du 20e siècle, personne n'est obligé de s'y référer. Ce sont des lieux de contre-pouvoir, d'expression libre et privée, de rencontre, de partage - non contrôlés, dans leur immense majorité. Et ça me fait bien plaisir. Bien sûr, cette médaille a un revers : on peut trouver aussi des sites haineux ou sordides sur l'internet. Mais auparavant, beaucoup de personnes de bonne volonté ne pouvaient pas s'exprimer parce que les médias de chaque pays étaient contrôlés par le pouvoir. Ce n'est plus le cas. On ne peut que s'en réjouir : c'est l'internet qui permet aux citoyens de pays non démocratiques de recevoir des informations d'autres pays. 

C'est aussi l'internet qui permet, dans un même pays, de réduire un peu (mais même un peu, ça compte) les disparités en matière d'accès à l'information. Un jour, au début des années 2000, j'ai reçu des questions sur la contraception posées par une femme d'origine maghrébine, qui ne savait pas écrire ou lire le français, rédigés par sa fille de douze ans sur l'ordinateur de sa bibliothèque municipale. C'était tout simplement impossible cinq ans plus tôt. Mais là, j'ai pu la rassurer sur sa contraception, et répondre à des questions qu'elle n'osait pas poser à son médecin - et auxquelles, il faut le dire, un trop grand nombre de médecins ne veulent pas répondre. 

Rien que ça, ça suffit à justifier à mes yeux toute l'énergie que j'ai mise dans mes sites... énergie que je n'ai pas mise dans des projets lucratifs comme écrire pour des revues ou publier des livres. Mais la satisfaction morale ça vaut plus que l'argent. 

Avez-vous d'autres projets de sites internet ? 

Oui, plusieurs. J'ai tenté brièvement de monter un blog nommé "L'école des soignants". Il n'a pas décollé (faute de temps) mais j'aimerais m'y remettre un prochain jour. Ce serait un site écrit par des soignants au sens large (professionnels ou non), à l'intention des soignants en formation ou de ceux qui veulent savoir ce que font les professionnels d'autres domaines du soin. Je vois ça comme un site coopératif, auquel toute personne concernée par l'apprentissage du soin pourrait apporter sa pierre, y compris les non-professionnels bien entendu. Il y aurait des textes pratiques  techniques (Comment prescrire une pilule, comment poser un DIU) et non-techniques (comment aider une femme qui vient d'accoucher à allaiter) ; il y aurait des réflexions sur le soin, la bientraitance et la maltraitance ; il y aurait des témoignages de soignants et de patients sur des expériences positives et novatrices de formation aux soins ; il y aurait des "lectures" de livres, de films, d'émissions de télévision, de documentaires, etc. Il y aurait, bien sûr, des informations juridiques ou administratives et des débats... Il y aurait des annuaires : les médecins qui posent des DIU aux nullipares, les chirurgiens qui pratiquent vasectomies et stérilisation "Essure" en respectant les patient.e.s qui le demandent, conformément à la loi ; les médecins qui sont "trans-friendly" et soutiennent les personnes transgenre ou intersexuées, et. 

Bon, tous ces exemples viennent de mes champs d'intérêt, mais ce ne sont que des exemples. Les articles seraient écrits par de contributeurs volontaires de toutes les spécialités et tous les champs du soin. 

Bref, ce serait une sorte d'école ouverte, multi- et trans-disciplinaire,  à l'intention des soignants et des patients en France. 

Le principal obstacle à ce genre de site, qui s'apparente à une revue en ligne, au fond, c'est qu'on ne peut pas faire ça seul. Il faudrait que je constitue un noyau central de "chefs de rubrique", qui commanderait les articles mais les mettrait aussi en ligne, les éditerait, etc. Ca exigerait d'avoir quelqu'un qui fasse le secrétariat de rédaction du site, un webmestre, etc. Donc, même si c'est moins lourd et beaucoup moins coûteux que monter une revue, c'est quand même du boulot, et je ne ferai pas ça tout seul. Mais c'est un projet auquel je tiens. Un jour, si les conditions s'y prêtent, au gré de rencontres avec des personnes qui aimeraient s'investir là-dedans avec moi, ça verra le jour, j'espère.