L'aventure du Livre Inter
Mon deuxième roman arrive en librairie au mois de
janvier 1998. Quelques semaines plus tard, il fait l’objet (si je me souviens
bien) de trois papiers louangeux, le premier - et non le moindre - dans Le
Magazine Littéraire. Cet article signé Daniel Martin aura des conséquences
considérables, car il incitera Michel Deville à lire le roman et à en faire un
film (j’y reviendrai dans le prochain épisode). Le deuxième article
paraît dans Les Inrockuptibles, le troisième dans Libération. A
cette occasion, j’ai découvert le rite étrange des séances photo. Un peu avant
que le livre ne sorte, P.O.L m’a proposé de prendre rendez-vous avec son
photographe attitré ; à l'époque, c'est John Foley. Ce n’est pas la première
fois qu’on se rencontre : il m’a photographié en 1988 pour La Vacation.
Je ne tenais pas à me montrer alors, mais, de toute manière, personne n’a
demandé ma photo. John est très grand, très mince, extrêmement courtois et
profondément sympathique. Il m’emmène me balader dans les rues les plus calmes
du Quartier Latin et sur les bords de la seine, et me fait parler pour me faire
oublier qu’il me mitraille. Je passe avec lui deux heures très agréables, sans
me douter que mes séances photos sont loin d’être terminées. Car alors même que
P.O.L fait faire des photos de tous ceux de ses écrivains qui le veulent bien,
les revues et périodiques qui publient des critiques de livres tiennent souvent
à publier des photos prises rien que pour ça. Les Inrocks décident de
puiser dans le travail de John, mais Libération m’envoie un autre
photographe, et choisira un portrait « romantique » d’un Martin
Winckler sans lunettes, la main posée sur son cœur tel un jeune Victor Hugo.
Jamais je n’aurais cru, en prenant cette pose, que le quotidien choisirait
celle-là ! Au fil des mois, je serai de plus en plus sollicité par des
périodiques divers et variés et par des photographes indépendants qui désirent
« m’avoir dans leur banque d’images ». Je comprends la nécessité pour
les photographes, dans ce monde visuel, de produire leurs propres
images, mais je ne peux pas m'empêcher que pour
quelqu'un qui ne vit pas de son image mais de sa plume, prendre la pose est du
temps perdu.
En dehors des deux organes de presse cités plus haut,
la presse parle peu de La maladie… Cependant, le livre fait son chemin.
Les libraires l’apprécient beaucoup et le recommandent à leurs clients. C’est
une bonne nouvelle, s’agissant du deuxième roman d’un inconnu.
La sélection pour le Livre Inter, annoncée au mois de
mars 1998, si je me souviens bien, est une autre bonne nouvelle. Mon roman fait
partie d’une liste de dix titres, retenus par une quarantaine de critiques
(dont le nom est tenu secret) parisiens et provinciaux. Les romans récompensés
par un prix à l'automne sont exclus de la sélection. Le Livre Inter, cette
année-là, sera décerné au début du mois de mai.
Je connais le Livre Inter, bien sûr : quelques
années plus tôt j’ai, comme beaucoup de Français, écrit à deux ou trois
reprises des lettres à France Inter dans l'espoir de faire partie du jury. Les
vingt-quatre jurés sont des auditeurs, le président est un écrivain. C’est lui,
d’ailleurs qui, en début d’année, lance l’appel à participation des lecteurs.
Cette année-là, c’est Daniel Pennac, lui-même lauréat du Livre Inter quelques
années auparavant, qui assume cette noble fonction.
Très tôt après la sortie du livre, je suis invité à
France Inter pour enregistrer, comme tous les autres écrivains sélectionnés, un
des entretiens diffusés chaque matin pour présenter les livres de la sélection.
Un autre jour, je suis invité au journal de 13 heures pour répondre aux
questions de Gérard Couchelle et de Vincent Josse, l'un des chroniqueurs
littéraires d'Inter. Tous deux ont manifestement beaucoup aimé le roman et, si
j’en crois ceux de mes proches qui ont écouté l’émission, ça se sentait dans
leur voix. Le jour de cet entretien, la responsable du service culturel, Maryse
Hazé, m’accueille avec une chaleur impressionnante. Elle a adoré le livre, elle
me fait faire le tour de tous les bureaux et me présente à tout le monde.
De mon côté, j’ai peine à croire que je peux remporter
le prix. Parmi les autres sélectionnés figurent entre autres Iégor Gran,
auteur d’un premier roman épatant, Ipso Facto, également chez P.O.L, et
François Bon (pour Impatience, il me semble). Si je me souviens bien,
parmi les noms retenus figurent également François Weyergans, Marc Villard et
d’autres écrivains chevronnés. Mon bouquin ne pèse pas bien lourd devant ces
pointures. D’autant que c’est le plus long, le plus rébarbatif, le plus déprimant
de la liste - litre parle de maladie… Personne ne va lire ça
!
Je me trompais, et j'en ai la preuve bien avant que le
jury du Livre Inter se réunisse. Entre janvier et mai 1998, il se sera vendu
presque huit mille exemplaires du roman, ce qui était déjà un beau succès pour
le deuxième livre d’un inconnu. Principal responsable de ce succès : le
bouche-à-oreille et le travail des libraires – qui, au fond, sont des lecteurs
comme les autres : ils veulent gagner leur vie en vendant des livres, bien
sûr, mais de préférence les livres qu’ils aiment. Et beaucoup de libraires
aiment beaucoup La maladie de Sachs. Or, beaucoup de lecteurs
interrogent les libraires avant d’acheter des livres. Et les bons libraires
connaissent les goûts de leurs habitués ; ou, s’ils ne les connaissent
pas, savent les identifier en les faisant parler de ce qu’ils ont aimé.
Je devrais souligner que 1998 est, commercialement
parlant, une année très différente de ce que sont les années 2010-2011 en
matière de vente de livres. La même année, parallèlement aux livres de Paolo
Coehlo et de Mary Higgins Clark, best-sellers assurés, un roman de Michel
Houellebecq (Les particules élémentaires), un autre de Françoise
Chandernagor (La première épouse) vont se vendre à plusieurs centaines
de milliers d’exemplaires, tandis que La première gorgée de bière de
Philippe Delerm, publié l’année précédente, est un phénomène de librairie qui
dépasse ces chiffres ! L’époque est propice aux livres, beaucoup plus que ces
dernières années.
Le succès initial de La maladie de Sachs est
évidemment très gratifiant pour moi. Le livre se vend, ça se voit sur les
relevés quotidiens que POL reçoit : il en « sort » (autrement
dit : les libraires en commandent) entre 50 et 100 par jour, et les gros
vendeurs comme la FNAC en commandent à plusieurs reprises plusieurs centaines.
Les gratifications sont aussi plus personnelles, plus intimes. Un jour,
je signe au Mans à la librairie « Plurielles » (anciennement
« La Taupe »), ma librairie d’élection depuis que je vis dans la
Sarthe. Parmi la dizaine de personnes qui ont entendu parler de mon livre et
viennent me le faire signer, entre une jeune femme d’une trentaine d’années
accompagnée par ses parents, un couple de sexagénaires.
La jeune femme m’explique : « Je viens de
lire votre livre. Je l’ai acheté après vous avoir entendu en parler au journal
de Gérard Courchelle. Je suis médecin. Auparavant, j’étais interne en
neurologie. Et puis, après avoir fait des remplacements, je n’ai pas voulu être
neurologue toute ma vie. J’ai décidé de me tourner vers la médecine générale. Quand
j’ai pris cette décision, ma famille s’est étonnée, elle ne comprenait pas
pourquoi je voulais changer de spécialité, aller travailler à la campagne,
faire des visites à domicile. Et puis, vous avez publié votre livre, je l’ai lu,
je l’ai offert à mes parents… » A ses cotés, sa mère prend la parole et
ajoute : « Et depuis que je l’ai lu, moi aussi, je comprends… »
D’abord sceptique à l’idée de remporter le Livre
Inter, je me mets à y croire. C’est un prix important, le seul que je respecte
sans réserve. Même si le président du jury et le 26e membre (le
lauréat de l’année précédente) sont écrivains, il est décerné par des lecteurs indépendants. Et, cette
année-là, ils voteront sans la double voix du président. Car Daniel Pennac,
plusieurs fois sollicité par le service culturel de France Inter pour présider
le jury, n’a accepté de présider qu’à la condition expresse de ne pas voter. Il
tient à n’avoir aucune influence sur la décision finale.
Les débats du Livre Inter sont enregistrés. Chaque
auditeur reçoit, dans les jours qui suivent l’attribution du prix, les
cassettes de l’enregistrement. L’une des auditrices membre du jury, quelques
mois plus tard, me fera une copie des siennes. Dès le début de la réunion, on
entend Pennac expliquer qu’il ne donnera pas son opinion sur les livres – qu’il
a tous lus, comme les jurés – et ne votera pas. Pour sa part, Nancy Huston,
lauréate de l’année précédente, ne s’exprimera que brièvement, par téléphone,
car elle se trouve à l’étranger le jour du vote. Cette année-là, le prix
est attribué à l’issue d’un débat entre les jurés lecteurs, et eux seuls.
S’il ne participe pas aux débats, Daniel Pennac a néanmoins
une opinion. Il aura l’occasion de l’exprimer clairement une fois le prix
décerné, je ne trahis donc pas un secret en révélant que, quelques semaines
avant l’attribution du Livre Inter, il écrit à l’équipe de P.O.L une lettre enthousiaste
qui dit en substance (je cite de mémoire) : « Quand j’ai reçu les dix
bouquins sélectionnés, j’ai décidé de me débarrasser du plus gros en commençant
par lui. Après l’avoir lu, je me suis demandé comment les neuf autres allaient
pouvoir l’emporter. »
Il est terriblement bon de recevoir les compliments
des lecteurs et d’un écrivain qu’on admire beaucoup. Quand on se met à espérer
un succès hypothétique, c’est aussi terriblement douloureux. Quelques jours
avant le Prix, je me sens désespéré : personne ne peut jamais prédire à
l’avance le résultat d’un vote aussi passionné que celui du Livre Inter. Chaque
fois que j’ai entendu des jurés du Prix raconter leurs débats, ils ont insisté
sur leur vivacité et le fait que nombreux sont les jurés qui arrivent à France
Inter avec « leur » livre et veulent que ce soit celui-là, et pas un autre,
qui soit élu. Lorsque deux livres se détachent franchement et séparent les
jurés en deux groupes égaux ou presque (ce fut le cas en 1999, Livre Inter dont
j’étais le juré d’honneur), les débats se font très vifs et la voix du
président, qui compte double, peut faire la différence. Autant dire que rien
n’est joué. Or, je me suis mis à croire à ce prix et à mon livre, mon désir de voir ses qualités reconnues
– et avec elles, mes qualités d’écrivain – est très fort, et j’associe
intimement ce désir de reconnaissance à la relation que j’avais avec mon père.
Le livre lui est – avec trois autres médecins – dédié. Contrairement à ma mère,
qui m’a vu publier La Vacation, mon père ne saura jamais que je suis
devenu écrivain et que j’ai écrit un roman profondément marqué par ce qu’il m’a
enseigné et légué symboliquement. J’ai toujours eu le sentiment que ses
qualités humaines n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Or, ce livre est
écrit à sa mémoire, Bruno Sachs est habité par le douloureux mélange d’humanité
et de tristesse que je voyais en lui. Et je suis pris d’un sentiment de
désespoir très intense à l’idée que, très probablement, le Livre Inter sera
attribué à un autre livre que le mien, car ni le soutien des libraires et des
lecteurs, ni l’appréciation de Daniel Pennac ne garantissent en rien que les
vingt-quatre jurés seront du même avis qu’eux. D’ailleurs, si j’étais juré au
Livre Inter, je ne voudrais pas que quiconque – libraire ou écrivain ou autre
lecteur – influe sur mon choix.
Je me sens tellement désespéré que j’écris à Paul pour
lui faire part de mon abattement, et il me répond, une fois encore, avec amitié
et intelligence (il l’a déjà fait, il le fera encore). Aucun prix n’a valeur
absolue et le Livre Inter n’échappe pas à cette réalité ; s’il couronne un roman,
il ne dit rien des qualités de son auteur ; s’il met un écrivain en valeur, il ne
dit rien de ce qu’il a écrit ou écrira ensuite. C’est un accident, non un
jugement définitif. Et il ajoute : « Venez passer la soirée à Paris avec
Jean-Paul et moi le dimanche où le Jury se réunit. Si vous remportez le Prix on
ira dîner avec les jurés. Sinon, on noiera notre chagrin dans des alcools
divers et variés. »
Ce message me réconforte et contribue à lever mon
angoisse et le sentiment d’indignité que je ressens en désirant si fort ce prix
et en me sentant si abattu à l’idée de ne pas le recevoir. Le jour dit, je me
rends à Paris, très détendu à l’idée que, de toute manière, je vais passer une
soirée avec deux amis.
Après une attente que mes hôtes trouvent longue mais
que je ne vois pas passer, car l’apéro m’a mis en verve et je me suis mis à
beaucoup parler (on n’a jamais besoin de me pousser, faut dire…) le téléphone
sonne. Un membre du service culturel de France Inter nous annonce que le jury
vient de nous attribuer le Livre Inter.
Je dis « nous » car à mes yeux, publier chez
P.O.L a toujours été une entreprise collective. J’ai raconté ailleurs sur ce blog l’histoire de ma relation
personnelle avec Paul Otchakovsky-Laurens, mais je ne dirai jamais assez
combien l’atmosphère de la maison et les relations que j’entretiens avec chacun
de ses cinq membres et certains de ses écrivains est, en elle-même, essentielle
à mon travail. C’était vrai avant que je devienne un écrivain connu, ça l’est
encore plus depuis. Comme je l’ai dit à de nombreuses reprises, pour tous les
écrivains P.O.L qu’il m’est arrivé de rencontrer, le succès d’un auteur de la
maison n’est pas seulement le succès de l’auteur, mais celui de toute la
maison. Les succès passés ou récents de René Belletto, Marie Darrieussecq,
Emmanuel Carrère, Emmanuelle Pagano, Atiq Rahimi, Iégor Gran, Robert Bobert et
bien d’autres m’ont fait chaud au cœur car ils ont permis à la maison de
continuer à publier en restant dans la ligne exigeante de Paul. Lorsque Paul a
répondu au téléphone, ce soir là, il a levé le bras et dit « On
l’a. » Et on a tous sauté de joie. Je me suis empressé d’appeler MPJ pour
la prévenir (nos grands l’entouraient et étaient tout excités eux aussi) et
puis, tout guillerets, nous nous sommes rendus à la maison de la radio.
Dans un grand hall où l’on avait installé de grandes
tables rondes, les vingt-quatre jurés, l’équipe du service culturel d’Inter et
quelques invités nous ont accueilli avec beaucoup de chaleur. Evidemment, j’étais
euphorique et je n’arrêtais pas de parler. (Plus tard, deux jurés qui n’avaient
pas voté pour (ou pas aimé) mon livre m’ont même dit avec le sourire : « Ca
fait plaisir de voir à quel point vous êtes heureux, ça nous console… »)
Je me souviens du plaisir de Daniel Pennac, qui
n’avait rien laissé entendre de ses préférences (les jurés me l’ont confirmé ce
soir-là et j’ai pu le vérifier en écoutant l’enregistrement des débats quelques
semaines plus tard), de s’être senti plus lecteur qu’écrivain en voyant que La
maladie… était plébiscitée par les jurés. Je me souviens aussi (et ça me
fait vraiment marrer, aujourd’hui) de la poignée de main et des paroles du
Président de Radio-France et de Jean-Luc Hees (alors directeur de France
Inter) me félicitant « officiellement ». Mais je ne me souviens plus
très bien du reste de la soirée, ni bien sûr de la nuit, perdue dans les brumes
du champagne et des conversations.
Je me souviens en revanche très bien de l’annonce du
Livre Inter le lendemain midi à la fin du journal de 13 heures. Daniel Pennac
annonce le titre du roman couronné par le Livre Inter, plusieurs jurés parlent
des débats et, en me passant la parole, Gérard Courchelle me demande ce que je
ressens. Je réponds que je suis extrêmement honoré de recevoir le plus grand
prix de lecteurs existant en France et que, vieil auditeur d’Inter, j’ai déjà
plusieurs fois écrit pour faire partie du jury. En vain. Mais cette fois-ci,
j’ai écrit une lettre de cinq cents pages et je vais enfin pouvoir être juré…
l’année prochaine. A la fin de la conversation, Courchelle me dit :
« Je crois que vous êtes un grand amateur de la série Urgences ? »
Il l’a dit sur un ton amical mais amusé, faisant ainsi allusion à la présence de
l’auteur et des personnages d’Urgences dans les remerciements du roman.
Je réponds, avec un sérieux qui le surprend sans doute, qu’Urgences est
une immense série, à laquelle j’ai déjà consacré plusieurs articles importants
(dans Génération Séries et dans Les Nouvelles séries 1996-1997)
et qu’à mes yeux la fiction télévisée est une forme d’expression artistique à
part entière, qui mériterait plus de respect.
J’ai répondu cela du tac au tac, sans me poser de
questions. Cette phrase me sera de nombreuses fois rappelée par des lecteurs
venus me rencontrer dans les salons du livre et les librairies pendant les mois
qui suivent. Des hommes et des femmes de tous les âges s’approcheront de moi
timidement, un exemplaire de Génération Séries ou un volume des éditions
Huitième Art à la main en me demandant si « je veux bien » le
dédicacer. Et, chaque fois, ils me diront en substance : « Avant que
vous vous exprimiez ainsi sur l’antenne de France Inter, j’avais honte de dire
que je regardais des séries télévisées. Entendre un écrivain reconnu dire que
regarder des séries n’est pas ridicule ou stupide, ça m’a fait un bien
fou. »
Ces confidences m’ont mis du baume au cœur. De même
que Georges Perec m’avait, sans le savoir, déculpabilisé d’avoir lu
essentiellement de la littérature populaire, je pouvais à mon tour
déculpabiliser des spectateurs de leur goût pour la fiction télévisée.
Vous me direz que ce genre de gratification semble
secondaire en regard de la célébrité qu’apporte un prix littéraire, mais comme
je l’ai expliqué dans les épisodes précédents, ma « carrière » de
critique de télévision a pris beaucoup de relief parallèlement à mon succès
d’écrivain. Les deux séries de souvenirs sont par conséquent très liées.
D’où vient le succès ? Il ne fait aucun doute que
le Livre Inter a beaucoup fait pour La maladie de Sachs, pour moi et
pour la maison P.O.L. Du jour au lendemain, le roman – qui se vendait déjà très
bien, pour le bouquin d’un inconnu – s’est mis à partir comme des petits pains.
On le trouvait partout en France, y compris dans les tout petits points de
vente de livre des plus petits villages. Tous les matins à neuf heures, pendant
des mois, Paul ou Jean-Paul m’appelaient pour me dire : « Il en est
sorti (un chiffre astronomique), on en réimprime (un chiffre encore plus
astronomique). » Et on se mettait à rire comme des baleines. C’était le
rire des enfants qui n’en reviennent pas de ce qui leur arrive. Un jour, Paul
me présente un écrivain qu’il publiait déjà bien avant de fonder P.O.L.
L’écrivain en question (dont j’étais un lecteur depuis longtemps…) me dit avec
un grand sourire « Ah, c’est vous qui nous nourrissez, à
présent ! » Et je me sens fier de pouvoir contribuer, à mon tour, à
la renommée et à la santé de la maison.
Je peux savourer le succès avec d’autant plus de
plaisir et d’autant moins d’arrières-pensées que, une fois encore, il s’agit du
Livre Inter, non d’un prix remis par un jury inamovible, toujours suspect
d’avoir été influencé. D’ailleurs, en dehors des trois articles mentionnés au
début de ce texte, la plupart des médias « institutionnels »
consacrés aux livres n’ont pas, ou peu, parlé de La maladie de Sachs. Le
succès populaire d’un livre publié par P.O.L semble en surprendre plus d’un. Certains
critiques, d’ailleurs, ne cachaient pas leur perplexité. Daniel Pennac me
confiera avoir entendu un critique renommé parler de mon roman, en le
qualifiant de « livre de plage » (il est vrai qu’on le lut beaucoup
sur les plages, cet été-là et je me souviens à plusieurs reprises avoir signé avec
plaisir des exemplaires encore pleins de grains de sable…) ; un autre
critique confie à Pennac qu’il ne comprend pas que tant de lecteurs lisent un
livre « aussi difficile ». Ce à quoi Pennac répond : « Si
vous pensez qu’il est difficile, c’est parce que vous ne l’avez pas lu. »
Dans Le Monde, le seul article important qui le mentionnera ne le fera
pas dans le cadre du Monde des Livres, mais en aparté, au mois de
juillet 1998, deux mois après le Prix, essentiellement pour faire part de sa
surprise. (Voir cet article.) Dans Télérama, il
faudra attendre septembre pour qu’un entrefilet dise à peu près « Bon, vu
le succès, vous l’avez sûrement déjà lu, mais on voulait vous dire qu’on l’aime
aussi beaucoup, ce livre… ». La respectable revue Le Matricule des Anges (créée en 1992) n’y fera aucune allusion. Quand
à Lire, Daniel Pennac y publiera, le
mois suivant le Livre Inter, une chronique qui exprime clairement son
appréciation personnelle du roman, mais c’est le seul article que le magazine consacrera
au roman (ou d’ailleurs à la quasi-totalité de mes livres par la suite…), et il
s’agit d’un "coup de coeur", non d’une critique à proprement
parler. (Et non, La maladie de Sachs ne
figure pas dans la liste des « vingt meilleurs livres de l’année » élus
par Lire en 1998.)
Autre anecdote significative : aucune des
émissions télévisées littéraires de l’époque ne m’invitera à parler de mon
livre. En septembre 1998, pour sa rentrée, Bernard Pivot consacre le premier
« Bouillon de Culture » de la saison à des médecins-écrivains et à
des livres consacrés à des médecins. Quand j’en entends parler, je pense
naïvement être invité, mais ce ne sera pas le cas. Bernard Pivot se contentera
de citer à la fin de l’émission « le livre dont tout le monde a déjà
entendu parler ». Au cours des dix années qui suivront, je ne serai jamais
invité dans une émission littéraire télévisée pour parler d’un de mes romans, à
l’exception de Un livre, un jour, l’émission-vignette de trois minutes
diffusée chaque jour sur F3.
On ne peut donc pas dire que le succès de Sachs (pas plus que ma notoriété ultérieure) soit
dû aux émissions littéraires. Il n’est pas dû non plus à la seule influence de
France inter. Certes, la chaîne se fait l’écho du livre qui porte son label,
mais elle l’a fait pour tous les lauréats, et aucun des livres primés
auparavant ou par la suite n’a remporté de succès comparable en termes de
ventes. Ajoutons que parmi les huit romans que j’ai publiés depuis 2004, trois
ont rencontré un franc succès (plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires
vendus), sans qu’aucun ait fait l’objet du soutien de la télévision ou de
France Inter. Mon dernier roman en date, Le
Chœur des femmes, a été chroniqué favorablement par de nombreux journaux et
blogs mais (sauf erreur) par aucun média audio-visuel classique. Une fois
encore, son succès (60 000 exemplaires vendus, ce qui est considérable pour
l’économie du livre de 2009) s’explique essentiellement par le travail des
libraires et le bouche-à-oreille. J’en viens à me demander combien de livres,
aujourd’hui, doivent leur succès à la télévision ou à la radio…
Quand, en 1998, on me demandait comment j’expliquais
le succès de mon roman, je répondais en souriant : « C’est peut-être
parce que la maladie de Sachs est une maladie contagieuse… »
Plus sérieusement, je pense que le succès d’un livre
ne peut pas s’expliquer simplement. Il est le produit d’un faisceau de
circonstances. La nature et le contenu du livre en font partie, ainsi que la
personnalité de l’auteur mais les conditions économiques, les préoccupations
collectives du moment, les libraires, les lecteurs eux-mêmes sont des éléments
déterminants impossibles à mesurer. Pour comparer ce qui est comparable : La
première gorgée de bière (qui s’est vendu beaucoup plus que La maladie) n’avait bénéficié d’aucun écho
particulier dans les médias avant de rencontrer son nombreux public, tandis que
le succès des Particules élémentaires (qui, en édition courante du moins,
ne s’est pas vendu autant que Sachs)
fut la conséquence d’un lancement extrêmement bien planifié par son
éditeur, d’un support médiatique massif – alimenté par les controverses autour
de l’attribution du Goncourt - et d’un bouche-à-oreille indéniable. (Peu
importe ce qu’on peut penser des Particules élémentaires, il serait
insultant et stupide de dire qu’il ne s’est vendu que parce qu’il faisait
scandale. Il n’aurait jamais eu ce succès s’il n’avait pas touché un grand
nombre de lecteurs, en France et ailleurs.)
Quoi qu’il en soit, le succès recontré par mon livre
a fait de moi, du jour au lendemain, un écrivain connu et sollicité. Ce qui
signifiait deux choses : d’une part, que j’allais être être appelé à faire
acte de présence et à donner mon avis à d’innombrables occasions ; d’autre
part, que j’allais désormais avoir beaucoup de travail.
Pendant les dix années qui ont suivi, j’ai publié
beaucoup, beaucoup, beaucoup. Je reviendrai sur les multiples raisons de cette
hyperactivité éditoriale, mais à l’époque, le succès a très vite déclenché deux
réflexions. D’abord, et en sachant qu’il s’agissait très certainement de
circonstances favorables, j’ai pensé que pareil succès colossal de ce roman
(330 000 exemplaires en édition P.O.L, cent mille chez France-Loisirs, plus de
cent mille en poche, une quinzaine de traductions, un film !), ne m’arriverait
plus jamais. Ensuite, j’avais en tête plusieurs livres qui me tenaient à cœur
et que je n’avais jamais pu écrire auparavant. Je me suis dit :
« C’est le moment de t’y mettre. »
Et c’est ce que j’ai fait.
(A suivre…)