mardi 2 juin 2015

Le métier d'écrivant (34) - Comment parler de ceux qu'on connaît sachant qu'eux aussi seront lecteurs ?

Ton article « Ecrire et parler de soi… » soulève des questions que je me pose souvent. Si l'écrivain ne connaît pas la plupart de ses lecteurs, il est quand même lu par ses proches, sa famille, ses amis, ses collègues ou ses relations. Et dans le cas d'un écrivain médecin, il peut même être lu par ses patients. Même si le romancier a transposé, une connaissance, proche ou lointaine, peut se reconnaître dans une situation ou un personnage. Et écrire un récit autobiographique implique ceux qui y figureront. Dès lors, l'écrivain doit-il se sentir une responsabilité par rapport à eux ? Si une expérience, une anecdote vécue ou un souvenir inspirent et excitent un écrivain mais lui font courir le risque de heurter, froisser un tiers, ou de trahir un secret, que choisir : l'histoire ou la personne ? D'abord, ne pas nuire, selon le serment d'Hippocrate. Mais peut-on écrire au risque de blesser quelqu'un ? Comment parler de ceux qu'on connaît sachant qu'eux aussi seront lecteurs ? (Antoine)

Cher Antoine,

Il y a plusieurs questions dans ce que tu m’écris. Je vais essayer de les envisager l’une après l’autre, en sachant que souvent, plusieurs questions sont intriquées.

Les mots et ce que nous en percevons

Il y a une quinzaine d’années, j’ai traduit un texte d’Alice Kaplan. Elle avait publié un beau livre autobiographique, French Lessons dans lequel elle racontait son expérience en tant qu’étudiante en France. (Le livre n’a jamais été traduit, en raison de dysfonctionnements dans l’édition française qui mériteraient, à eux seuls, un article entier.) Dans l’article, elle expliquait quelles conséquences inattendues son texte autobiographique avait eues. Elle racontait en particulier qu’une de ses amies avait été profondément choquée par la description (purement factuelle, sans ironie ni dérision) des sandales qu’elle portait lors d’une de leurs rencontres.

Cet incident – qui l’avait beaucoup affectée - m’a frappé : que signifie de se froisser en lisant la description d’une paire de chaussures qu’on portait autrefois ?

Quinze ans et pas mal d’événements plus tard, je ne suis plus étonné. Comme j’ai entendu plusieurs psychothérapeutes le dire : « Nous ne sommes pas responsables des perceptions des autres, mais nous sommes entièrement responsables de nos perceptions. »

Ce que ça signifie, c’est qu’au lieu de nous demander : « Qu’est-ce que l’autre a voulu dire ? »  - ce qui est notre réaction la plus commune – nous devrions plus souvent nous demander : « Comment est-ce que je comprends ce qu’il/elle a dit, et pourquoi est-ce que ça provoque en moi  ces sentiments-là? »

Et quand on y pense, on se rend compte que c’est le bon sens : nous ne pourrons jamais savoir à coup sûr ce que pensait une personne quand elle a dit telle ou telle chose. (Il est probable qu'elle même ne le sait pas exactement. Savons-nous toujours ce que nous voulons dire quand nous le disons... ?) Mais nous pouvons en revanche approcher de près ce que ça nous a fait : émotion positive ou négative, les effets des mots des autres se produisent en nous - c'est ça qui nous fait réagir, et non leur sens "dans l'absolu", puisque ça n'existe pas.

Un exemple. Si j'entends quelqu'un dire : "J'ai envie d'étrangler mes gamins", je peux le comprendre de différentes manières : "Il a envie d'étrangler son gamin", littéralement ; "Son gamin le fatigue" ; "Il est injuste, cet enfant est charmant" ; "Je le comprends, si j'étais lui, je l'étranglerais aussi." Notre perception consciente est l'effet de nos émotions inconscientes à l'égard de l'interlocuteur, de son gamin, de notre propre fatigue face à nos gamins si nous en avons, etc.

Alors bien sûr, quand les mots viennent d’une personne qui nous connaît et sait sur quels boutons appuyer, on peut se dire que c’est volontaire et dirigé contre nous. Venant d’un livre rédigé par un auteur qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, on sait que ça ne l’est pas. Mais, qu’ils soient vrais ou faux, justifiés ou non, délibérés ou involontaires, bienveillants ou agressifs,  il n’en reste pas moins que c’est en nous que les mots agissent et provoquent des émotions. Et si ces émotions sont désagréables, c’est à nous de faire quelque chose, pas à l’auteur de ces mots. Qu’il nous soit connu ou étranger, nous n’allons pas le changer. Mais nous pouvons changer, en nous, l’impact de ses mots. Quand il s'agit d'un livre, on peut décider de ne pas le lire, un point c'est tout. (Pour ma part, je ne me force jamais à lire un livre de Michel Houellebecq ou de Bernard-Henry Lévy : je sais que ça me fera du mal.)

L’écriture et les proches

Quand je me suis mis à écrire, entre douze et treize ans, je pensais sincèrement que ce que j’écrivais ne parlait pas de mes proches. J’inventais des histoires, sans m’interroger sur leur provenance. Je ne savais pas alors que nous avons un inconscient, que nous puisons dedans, et que, au début du moins, nous y puisons ce qui sert de support à nos écrits, en le transformant plus ou moins. Dans mon cas, plutôt plus que moins : je ne voulais surtout pas que ça parle de mes proches. (Je ne le savais pas alors, je le sais à présent.)

Ça n’a probablement pas été sans importance par la suite.

Aujourd’hui, je pense qu’écrire, c’est toujours parler de sa propre perception du monde  – puisqu'on écrit toujours à partir de ses expériences sensibles (physiques, psychologiques, imaginaires, vécues, entendues, lues ou observées) et de son expérience historique - à commencer, inévitablement, par nos figures parentales et notre environnement familial immédiat. On puise en particulier dans l’expérience et la connaissance (elle-même interprétative) qu’on a de ses proches plus ou moins intimes. Mais bien sûr, ça n’est pas toujours conscient, et quand ça l’est, on ne la transcrit pas toujours de manière directe, immédiate, lisible.

Lorsqu’on écrit, on court toujours le risque de blesser quelqu’un en faisant ouvertement allusion à sa personne, ou à une expérience commune. Que les mots soient positifs ou non, ils peuvent toujours être  perçus comme blessants parce que nous ne maîtrisons jamais ce que les autres ressentent. 

Dans La maladie de Sachs, j'ai "ré-écrit" le Kaddish, la prière qu'on dit rituellement à la mort de quelqu'un (et au cours des cérémonies de souvenir) pour indiquer, de manière paradoxale, que l'ami de Bruno, Ray, n'était pas mort. Cette réécriture était une sorte de défi, une manière de jouer avec une mélopée de mon enfance en lui redonnant son sens premier, celui d'une célébration de la vie, et non de la mort. A mes yeux, c'était une manière de la réhabiliter. J'ai reçu deux ou trois lettres - l'une d'un des cousins de mon père - me reprochant de l'avoir "profanée". Les émotions désagréables provoquées en eux par la lecture du chapitre-poème mêlant mon texte à la transcription phonétique du Kaddish leur avait fait percevoir autre chose que ce que j'y avais mis. On peut donc tout à fait blesser quelqu'un en parlant d'une expérience qui ne le concerne pas directement !!! 

Est-ce que ça doit empêcher d’écrire ? Pas plus qu'il ne faut s’empêcher de jouer du jazz parce que ses parents préfèrent le classique, ou de faire de la peinture parce que son père est photographe (ou l’inverse). On ne s’exprime pas de telle ou telle manière pour satisfaire ou emmerder les autres, on le fait parce qu’on est comme ça. Parfois, ce qu’on exprime fait plaisir ou non aux autres. Mais d’un autre côté, ce qu’on est, ce qu’on dit chaque jour et tous les choix qu’on fait dans sa vie sont susceptibles de déplaire, alors…

Le soignant-écrivant et les patients

Tout écrivant parle de ce qu’il connaît. Un écrivant qui est aussi soignant parlera de son expérience du soin. Et cette expérience s’appuie avant tout sur les gens qu’il a reçus, entendus, touchés, soignés, vus souffrir, guérir ou mourir. Alors je pense que pour un soignant qui écrit, il n’est pas possible de ne pas parler des patients qu’il a connus. Mais il est toujours possible de le faire de manière respectueuse et discrète.


Ce qui fait la force des histoires, c’est notre capacité à nous identifier à des personnages (encore une question de perception). C’est vrai en lisant un roman, en regardant un film ou une série qui se passe dans un autre monde, à une autre époque – alors pourquoi serait-ce soit moins vrai d'un roman « réaliste » ou d'une autobiographie dont on connaît (ou non) l'auteur  ? Le cerveau humain cherche des formes, des couleurs, du sens en permanence, et bien sûr, il voit les formes, les couleurs, le sens qui lui sont le plus familiers – parce qu’il est fait comme ça. Si je vois telle nuance de mauve alors que mon voisin ne la voit pas, ce n’est pas parce que j’ai raison et lui tort, c’est parce que nos yeux sont différents ! 

Si je raconte l’histoire d’un patient en faisant en sorte qu'on le reconnaisse dans l’intention d’en faire la risée du lecteur ou un objet de mépris, je suis une crapule. Si, en revanche, à partir de plusieurs rencontres avec des patient.e.s, je fabrique un archétype pour dire : « Voilà le type de personnes et de situations qu’on rencontre quand on est médecin », je dis ce que j’ai à dire, sans livrer en pâture les personnes qui m’ont inspiré. C’est ce que j’appelle être respectueux et discret : être témoin de ce que j’ai vu, entendu, appris, compris (ou pas compris) sans stigmatiser une personne particulière. L'effet de réel est le plus souvent lié au fait que n'importe quel lecteur peut connaître des personnes qui ressemblent (physiquement ou psychologiquement) à celles que les livres décrivent. Et il peut être tenté de projeter les histoires fictives sur les personnes réelles. Voyez ce qui se passe quand le bruit court qu'une personnalité (du cinéma, de la politique) a une liaison secrète. Tout le monde se met à se faire des films. Qu'on le veuille ou non, notre imagination galope. En permanence. Les figures (réelles ou imaginaires) sont des supports faciles, et nous nous en emparons sans hésiter. 

Dans Sachs ou Le Chœur des femmes, il y a beaucoup d’histoires que je n’ai pas du tout vécues, mais qu’on m’a racontées (ou écrites dans des courriels) et que j’ai réinventées – racontées à ma manière : en installant par exemple face à Jean ou à Karma quelqu'un que j'ai rencontré seulement de loin, par écrit. Ce qui m’étonne c’est qu’on me dise que ça « sonne vrai », parce que je me demande toujours si ce que j’écris tient debout. Comme j'invente beaucoup de choses, je me dis tout le temps : "Ils n'y croiront pas." Et j'ai eu la surprise de constater que mes histoires inventées ont l’air plus vraies que nature. Je crois que c’est le produit d’une illusion : plus l’émotion qu’elle fait naître en nous est forte, plus l’histoire nous semble « vraie ». Ce qui explique qu’une même histoire peut émouvoir une personne et en laisser une autre indifférente : ce n’est encore une fois qu’une question de perception.

J’ajouterai que la nature de ce qu’on écrit compte beaucoup. Affecter à un personnage des expressions, une manière de s’exprimer, une démarche que tout le monde peut voir ou entendre chez des personnes réelles, ça n’a rien d’indiscret puisque tout le monde peut les voir. Ce qui est discutable c’est de livrer les secrets qui vous ont été confiés en permettant de reconnaître ceux qu’ils concernent.

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la plupart des « secrets » que les patients semblent livrer dans mes romans sont inventés – ou puisés ailleurs que dans mon expérience médicale. J’ai fait dire à des personnages masculins des choses très intimes qu’aucun patient ne m’avait confiées - et qui me concernaient directement. Je défie quiconque de dire lesquelles. Je me suis également "mis dans le tableau" dans plusieurs de mes romans, y compris une fois ou deux sous la forme d'un cadavre en voie d'être autopsié. Ce n'est pas encore autobiographique mais ça pourrait être prémonitoire...  

Par ailleurs, les réactions à La maladie de Sachs m’ont fait découvrir quelque chose que je n’aurais pas soupçonné : des lecteurs se reconnaissaient dans des personnages imaginaires. Plus, en fait, que mes anciens patients (je n’exerçais plus à la campagne depuis cinq ans quand le livre est paru) ne se sont reconnus (ou ont cru se reconnaître). Je n’ai pas reçu une seule lettre de reproche me disant que j’avais « trahi » quelqu’un ou son secret. En revanche, j’ai reçu beaucoup de témoignages de lecteurs/trices inconnu/e/s de moi me disant s’être retrouvé/e/s dans ce que j’écris. Et des confrères médecins de l’autre bout du pays me demandant : « Comment as-tu fait pour décrire mes patients ? » 

Dans Sachs, parce qu’il s’agissait d’un livre avec beaucoup de personnages, entremêlés les uns aux autres, les phénomènes de reconnaissance étaient nombreux, et pour cela pas très spécifiques. Dans En souvenir d’André, il y a très peu de personnages-patients, et je pense que tout le monde comprend qu’il s’agit de personnages romanesques, et non de personnes réelles. Même si plusieurs m’ont été inspirés par des personnes réelles, aucune d’elles n’a terminé sa vie (ou partagé ses secrets) comme les personnages du livre. En revanche, beaucoup de lecteurs m’ont dit avoir « reconnu » des choses qu’un proche leur avait confié à la fin de sa vie.

Je pense donc que la question n’est pas de savoir si proches et/ou lecteurs peuvent se retrouver dans les figures d’un livre – on peut se retrouver dans le personnage d’un auteur mort depuis cent ans – mais ce qu’elles ressentent au cours de cette identification. Et cela dépend bien sûr de la perception du lecteur, mais aussi du travail de l’écrivant.


Responsabilités de l’écrivant

Le fait que tout lecteur soit responsable de ses perceptions ne signifie donc nullement, dans mon esprit, que l’écrivant n’a pas de responsabilité. C’est un peu comme un soignant face à un patient. Tout le monde n’a pas la même sensibilité à la douleur, mais le soignant a l’obligation de provoquer le moins de douleur possible chez chaque patient. Donc, par exemple, de toujours proposer d’anesthésier la peau avant de pratiquer une prise de sang. C’est au patient de choisir, comme c’est au lecteur de choisir ou non de lire un livre. La différence, c’est que le patient peut guider le comportement du médecin à tout moment (en tout cas, dans une relation respectueuse) tandis que le lecteur ne peut pas guider l’auteur pendant qu’il écrit : il recevra presque toujours le texte terminé.

Comme il appartient au lecteur de choisir quels textes il ou elle décide de lire, l’auteur (à mon sens) doit toujours être loyal à l’égard des lecteurs potentiels et annoncer très clairement la nature du texte qu’il propose. Fiction ou récit, c’est clair. Le terme d’ « autofiction » (qui me semble d’ailleurs être aussi fabriqué que « Nouvelle vague » ou « Nouveau roman ») est beaucoup moins précis, et source d'ambiguïté. Quand Danièle Sallenave écrit La vie fantôme, roman qui décrit les rencontres d’un couple illégitime, on se doute que c’est inspiré par une ou plusieurs expériences – la sienne peut-être, mais aussi probablement les récits qu’elle a entendus de certain(e)s ami(e)s - et que c’est la condensation de tous ces récits qui lui permet d’écrire le livre. Et c’est un beau roman. Quand Annie Ernaux écrit Passion simple, on sait qu’il s’agit d’une histoire vécue car elle le dit clairement. Et c’est un beau texte autobiographique.


Le terme d’autofiction, lui, semble ne pas vouloir décider entre les deux. Mais quand il s’agit de littérature, je ne suis pas sûr que ça ait une grande importance : un écrivant peut choisir la clarté ou l’ambiguïté qu’il veut. Ça fait, au fond, partie de sa personnalité. Le premier livre qu’on ait qualifié d’autofiction est fils de Serge Doubrovsky  et sa conception est si personnelle que c’est cela le plus important : la forme et non le fait que ça puise dans de l’expérience vécue. C’est un jeu d’écriture, et Doubrovsky le dit clairement (en quatrième de couverture de fils, éditions Galilée, 1977) :

« Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonnances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir. »



C’est aussi un jeu d’écriture dans les romans de Camille Laurens, dont on subodore qu’ils sont souvent inspirés par une ou plusieurs expérience vécues et dont l’intérêt ne réside pas dans leur caractère « croustillant » (on s’en moque, puisqu’on ne sait pas de qui elle parle) mais dans sa virtuosité à raconter, à jouer avec le sens des mots, à dire des choses graves sans en avoir l’air. 

Le problème, bien sûr, c’est que les proches des auteurs peuvent craindre (avant d’avoir lu) ou croire (après avoir lu) qu’ils ont été observés dans leurs pires moments aux seules fins d'être représentés. Bref, qu'on s'est servi d’eux. Et ça, c'est le lot de tous les proches d'écrivants - qu'ils travaillent sur un roman, une pièce, un film, une BD ou une télésérie. Dans l'un des coffrets de DVD de Everybody Loves Raymond, une série qui décrit la vie conjugale d'une femme coincée entre son mari et ses beaux-parents, les scénaristes racontent que le lundi matin, en arrivant au studio, ils racontaient pendant le premier tour de table tous les incidents domestiques ou familiaux qu'ils avaient recueillis dans le but de s'en servir pour écrire un épisode. Au point qu'à certains moments, ils avaient le sentiment de partir chez eux à la fin de la semaine pour accumuler des anecdotes. 

Alors il me semble que l’auteur devrait avoir la délicatesse d’annoncer la couleur : est-ce que les protagonistes sont des personnes réelles ? Sont-ils, au contraire, fictifs (même s'ils sont inspirés par des personnes réelles, ce qui est très souvent, voire presque toujours le cas...) ? Ou bien choisit-il, délibérément, de laisser tout le monde dans l'ambiguïté ? (Ce qui est un choix tout aussi respectable.) Quand au début de La maladie de Sachs ou En souvenir d’André, j’écris « roman », c’est pour bien signifier qu’on pourra chercher et trouver toutes les ressemblances qu’on voudra, ça reste un roman. Bien sûr que certaines histoires sont inspirées de mon expérience, mais elles ne sont jamais transposées de manière littérale, des détails autobiographiques sont affectés à d’autres que le personnage central, je prête à ce personnage des expériences que je n’ai pas vécues, et je raconte des histoires dont il est juste impossible – même pour moi, parfois – de savoir si elles sont réelles ou si, le temps passant, j’en ai inventé l’essentiel.

Quand j’écris Légendes ou Plumes d’Ange, j’annonce tout aussi clairement que ce sont des textes autobiographiques, et qu’il sera question de personnes réelles : mes parents, mes frère et sœur, mes camarades d’enfance, les femmes avec qui je me suis marié - et bien d'autres, moins proches, mais néanmoins réels. En ce qui me concerne, c’est là que j’ai le plus de précautions à prendre. Non pour ne pas « froisser » qui que ce soit (je ne me gêne jamais pour rentrer dans le lard des personnes qui m’indisposent, mais je le fais directement, je n’ai pas besoin d’écrire des bouquins pour ça), mais pour dire de la manière aussi juste qui m'est possible, ce que j'ai ressenti, et en prenant la précaution de préciser que ce que je me rappelle, ça n’est sans doute pas toute la vérité. Ce sont juste les émotions qui me reviennent. La perception qui m'en reste.


Je ne le fais pas pour procéder à un règlement de comptes. Dans Domicile conjugal de François Truffaut, si je me souviens bien, Claude Jade dit à Antoine Doinel à propos du livre qu'il veut écrire sur sa famille : " "Je suis assez ignorante mais je suis certaine d'une chose : une œuvre d'art ne peut pas être un règlement de compte ou alors ce n'est pas une oeuvre d'art." Quand on pense à certains chefs-d'oeuvre de la littérature, je pense qu'on pourrait plutôt dire : "ça ne peut pas être seulement un réglement de compte".



D'ailleurs, dire qu'un texte est autobiographique, ça ne signifie nullement que ce qui est raconté est vrai. Même si c'est l'intention affichée (et déterminée) de l'auteur. La mémoire n’est pas fiable : elle doit être réassemblée dans le récit au moyen d’éléments qui, le plus souvent, permettent de « remplir les trous » - mais peuvent être tout à fait inventés. Je peux me souvenir d’une interaction avec une patiente, un autre étudiant ou un confrère, et des sentiments que j’ai éprouvés, mais à moins de les avoir enregistrés ou notés juste après, je suis toujours obligé de reconstituer la conversation, les attitudes, les gestes, etc. Les spécialistes de la mémoire soulignent de plus en plus à quel point le souvenir est trompeur : tout souvenir est reconstruit mais perçu comme vrai.  

En tant qu’écrivant, ma responsabilité est cependant entière lorsque je décide d’écrire (et donc, de donner à lire) telle ou telle chose. Je m’efforce de produire (au moins pour une partie des lecteurs) tel ou tel effet et je choisis les moyens de produire cet effet. Par exemple, pendant les quarante premières pages du Chœur des femmes, je fais tenir à Jean un discours médical machiste, sans dire qu’il s’agit d’une femme. Beaucoup de lectrices m’ont dit avoir été tentées de laisser tomber, tant ce discours les insupportait. Je savais que je prenais un risque en commençant comme ça. Mais je n’ai jamais craint, par exemple, qu’on me prenne pour un médecin machiste, parce que d’autres personnages remettent en cause clairement le discours et l’idéologie dont Jean s’est imprégnée. (Je n'ai pas compris, non plus, la crainte de certains de mes camarades militants de l'IVG lorsque j'ai publié La Vacation, de voir mon propos "récupéré" par l'extrême-droite et les anti-IVG. Ca n'est pas arrivé parce que rien dans le roman ne laisse entendre que ma position sur l'IVG puisse être ambiguë...) 

La responsabilité de l’écrivant consiste à assumer sa position et à ne pas tenter d’entourlouper le lecteur ou de le le manipuler, de ne pas le tromper sur la nature de son entreprise. Il n'est pas loyal, il me semble, de laisser l'éditeur présenter le livre comme étant un roman, puis de dire : en réalité, c'est un texte autobiographique. Ou l'inverse.

Quand j’écris quelque chose, je sais ce que je veux dire, je sais que ça peut être interprété de manière différente, et j’accepte le risque, parce que je veux produire certains effets. J’assume et je suis prêt à défendre ma position à tout moment : je suis responsable de ce que j’écris. Mais je ne pars jamais du principe que le lecteur sera « convaincu » par mon point de vue parce qu’il est intelligent ou qu’il ne le « comprendra pas » parce qu’il est idiot. Ou bien que je pourrai lui faire passer ce que je dis d'une manière ou d'une autre en jouant sur les termes (Non, non, c'est pas de l'autobiographie, c'est de l'autofiction. Mon père ne m'a pas violée, mais il m'a violée symboliquement. Par exemple.)

J’écris pour ceux qui se sentent en affinité avec ce que j’écris, et que les autres ont parfaitement le droit de ne pas être de mon avis, de ne pas adhérer à ma vision du monde, de laisser tomber et de lire autre chose. Et pour qu'ils puissent le décider, il faut que les choses soient claires. 

Et, encore une fois, toutes les perceptions sont valides – qu’on apprécie mes livres ou non. Quand il est arrivé que quelqu’un me dise, par exemple : « Vous écrivez des livres démagogiques qui nuisent à l’image de la médecine », j’ai répondu : « Je suis désolé que vous ayez ce sentiment, ça n’était pas mon intention, mais c’est votre droit et je ne chercherai pas à vous convaincre du contraire. Et ça m’intéresserait de savoir ce qui, dans mon travail, vous incite à penser ça. » Mais je ne leur ai pas rétorqué : "Vous n'avez rien compris" (sous-entendu : "Vous êtes trop stupide pour avoir compris.") 

Il y a bien sûr des effets que je ne veux pas produire, et quand je vois que je les ai produits sans le vouloir, je rectifie. Ainsi, comme je l’ai raconté précédemment, lorsqu’une amie m’a fait remarquer que je n’aurais pas dû utiliser le terme de « mongolien » pour parler d’une personne trisomique, j’ai modifié le texte des éditions de poche de La maladie de Sachs : je n’avais aucune intention d’être blessant mais celle d’être descriptif. D’autant que la scène en question (une femme âgée accompagnée de son fils trisomique adulte) était destinée à évoquer l’attachement entre ce parent et cet enfant et la durée de cet attachement. En procédant à cette rectification, il ne s’agissait pas d’être « politiquement correct », mais de manifester mon respect aux premiers intéressés. 

La responsabilité de l’écrivant est importante : elle consiste à assumer de quoi il parle, à accepter que chacun peut penser ce qu’il veut (et, en particulier, du mal de son travail) ; l'un et l'autre nécessitent de respecter le lecteur. On peut jouer avec, ou pour le bénéfice du lecteur. Se jouer de lui est déloyal. 

La responsabilité du soignant-écrivant

Dans un livre consacré à son expérience de psychanalyste (je ne donne pas le titre, vous comprendrez pourquoi), J.-B. Pontalis parle d’un patient qu’il nomme "Pierre G." si je me souviens bien. Comme le livre n’est pas un roman mais un récit, on sait que le patient est réel. Il donne beaucoup d’éléments biographiques à son sujet et il suffit d’inverser les initiales pour subodorer - à juste titre - qu’il s’agit de Georges Perec ; bien entendu, tous les amateurs de Perec l’ont vu. Je trouve ça inadmissible, non parce qu’il a parlé d’un patient, mais parce qu’il l’a fait sans prendre les précautions nécessaires pour que ce patient ne soit pas identifiable. De fait, le texte semble conçu pour qu’on se délecte d’avoir deviné de qui il s’agit. Et en plus, il l’a fait longtemps après la mort de Perec, qui ne pouvait donc plus aller lui dire sa façon de penser. (Soit dit en passant, le secret professionnel, dans le code de déontologie médicale, ne disparaît pas avec la mort du patient. Qu'en est-il pour le code de déontologie des psychanalystes ? ) Je regrette que Pontalis soit mort lui aussi, car j’aurais aimé lui exprimer ma façon de penser. Quand je lis la biographie d'une personne, je choisis de la lire. Dans le cas du bouquin de Pontalis, je n'avais rien choisi. En lisant ce livre sans savoir ce que j'allais y trouver, j’ai eu soudain le sentiment qu'on me montrait une photo intime d'une personne que je connaissais. Je ne veux pas qu’on fasse de moi le complice d'une trahison de l'intimité. 

La responsabilité du soignant-écrivant découle, par conséquent, de sa posture par rapport au matériau qu’il transpose, et par rapport à ceux qui l'en ont fait dépositaire. Parler de patients, ça n’est pas parler de n’importe qui, mais de personnes qui se sont confiés à vous pour des raisons professionnelles. Ce n’est pas la même chose que parler de ses parents ou de son conjoint. La nature de l’intimité n’est pas la même. Dans le cas des proches, quand on parle d’eux, on parle aussi des relations compliquées qu’ils ont eues avec nous. Vivre en famille ou en couple, ça peut souvent prendre l’allure d’un match de boxe et parfois, l'écriture est la seule manière de dire ce qu'ils n'ont jamais voulu entendre. Mais la relation d’un soignant avec ses patients est complètement différente : le patient est à tout moment en position d’infériorité. Et, de ce fait, il est facile au médecin de le ridiculiser ou de l’humilier, quand il parle de lui après coup. Ecrire ses patients, quand on est un professionnel du soin, ça ne peut être que trois choses :
a) témoigner (et donc, écrire pour ceux qui n'ont pas pu parler) ;
b) exprimer ses sentiments (pas besoin de trahir les secrets) ;
c) rapporter une « histoire de chasse » (et donc, prendre de haut).
Les deux premières sont acceptables. La troisième ne l'est pas. 

Je ne veux pas dire qu’un soignant n’a pas à exprimer ses sentiments (je ne me prive jamais de le faire dans mes romans), mais que le fait d’écrire et de publier ne doit pas servir à prendre avantage de l'asymétrie inhérente à sa fonction professionnelle. Un médecin ou un psychanalyste sont les témoins de milliers d’histoires et de trajets de vie. Qu’ils écrivent à ce sujet, c’est non seulement inévitable, mais ça peut être important : comment, sinon, certaines expériences humaines seraient-elles transmises ? Ce qui n’est à mon sens pas acceptable, c’est d’utiliser les histoires des autres à leurs dépens et pour son seul profit. Et ce risque est constant, pour tout soignant qui écrit. D’autant qu’on peut, « en toute inconscience » et avec la meilleure volonté du monde, révéler des secrets sans l’avoir voulu.


L’inconscient est toujours là

Un jour, dans le train, je me rendais à une rencontre avec des lecteurs dans une librairie ou une bibliothèque, et je choisissais des extraits à lire. Je me suis mis à relire un chapitre d’un de mes romans en me disant : « Oui, ça c’est bon, c’est une histoire plus vraie que nature et je l’ai totalement inventée. Quel bon romancier je suis ! » et d’un seul coup je me suis rendu compte que je ne l’avais pas inventée du tout mais que c’était la transposition claire (même si elle ne l’était que pour moi) d’un secret qu’on m’avait confié en dehors de mon activité professionnelle. Autrement dit : quand on « invente », on découvre - dans les deux sens du terme. C’est presque inévitable puisqu'on ne peut pas écrire à partir de rien. On ne fait que recomposer à partir de ce qu’on a perçu.

Je suis incapable de décrire une robe de femme ou un meuble, comme le faisait Balzac, parce que je ne vois pas les objets. J’ai beau les scruter, je suis infoutu de les décrire. Sur le bureau d’un personnage, dans mes romans, on ne trouvera pas une « lampe de bureau de style kitsch, au corps en forme de diabolo allongé, et dont la partie supérieure articulée peut être dirigée dans n’importe quelle direction » mais « une lampe de bureau », point final. En revanche, je peux écrire le monologue d’une femme qui parle de ses relations difficiles avec sa fille/son mari/sa belle-mère/son oncle abusif/son patron dont elle est amoureuse parce que des histoires comme ça, j’en ai entendu des douzaines, et elles se superposent, et leurs éléments saillants, leurs éléments communs en font des histoires que tout le monde a entendues, et que beaucoup ont vécues.

Comment parler de personnes réelles en sachant qu’elles nous liront ? 

Il y a plusieurs variables à prendre en compte.
Première variable : ça dépend si on a des choses négatives ou positives à dire. Pour moi, c’est assez simple : qu’elles soient positives ou négatives, je les écris. Les choses positives, je les affiche de telle manière que mes proches les voient ; les choses négatives, je les inscrits à des endroits où ils ne les verront pas. Ce qui compte, à mes yeux, c'est de les dire, ce n'est pas de les leur balancer dans la gueule. Dans Les Trois Médecins, j’ai dit ce que je pensais d’une personne puissante et détestable avec qui j’avais travaillé (ou plutôt dont j’avais été l’employé) en lui faisant habiter le corps d’un patient complètement démuni. Ça m’a fait rire (même si la situation du patient, elle, n’est pas risible du tout, les protagonistes ne s’en moquent pas, d’ailleurs) et ça m’a fait du bien, parce que moi seul sais quel visage le personnage a dans ma tête.

L’autre variable, c’est l'avantage énorme qu’on a quand on écrit face aux personnes qui, elles, n’écrivent pas et n’ont aucun moyen de répliquer ou de se défendre. Encore une fois, pour ce qui me concerne, je refuse que ce soit un règlement de compte pur et simple – je veux que ça dise autre chose, que ça dépasse le reproche ou la rancœur, que ça les transcende. Je refuse aussi de désigner du haut d'un de mes livres quelqu'un qui ne peut pas se défendre. Je me souviens qu’en apprenant que j’écrivais un roman, ma mère s’est écriée : « J’espère que tu ne dis pas du mal de moi ! » Elle avait peur que ça soit une sorte de Vipère au poing contemporain expliquant qu’elle était une mauvaise mère. Ça m’a fait rire – je n’aurais jamais voulu écrire du mal de ma mère – mais je n’aurais pas dû rire : sa crainte m’en disait plus sur l’image qu’elle avait d’elle-même que sur la manière dont elle voyait mon activité d’écrivant. Elle avait peur des mots et de ce qu’ils sont capables de dire. Et elle avait peur de ce qu’on pouvait dire d’elle, pour des raisons que je ne connaîtrai jamais.

La forme est indissociable du fond – et, entre autres, des intentions

L’écriture (je veux dire : l’acte d’écrire et de communiquer par écrit) a ceci d’épatant qu’on peut s’en servir de plusieurs manières. On peut écrire pour soi dans un journal (je l’ai fait pendant très longtemps) ; c’est une activité intime, comme le rêve ; on ne le partage qu’avec qui on veut. On peut envoyer des lettres (d’amour, d’insulte, informatives ou non…) et ça reste privé – seul l’entourage très proche y aura accès – et ça peut être détruit, comme un journal d’ailleurs. On peut aussi inventer des histoires de (presque) toutes pièces ou écrire un récit factuel ou un pamphlet, ou une chanson qui dit exactement ses sentiments et les publier. Et je pense que la forme qu’on choisit dit tout du fond – en l’occurrence, de l’intention et de l’effet qu’on veut produire, sur les lecteurs en général ou sur des personnes spécifiques.

L’écrit a un tel statut dans les sociétés occidentales que, quand on écrit, on dispose d’un avantage important sur ceux qui n’écrivent pas. Et s’en servir de manière telle qu’on les expose à la vindicte publique, ça ne doit pas se faire sans réflexion. Quand on se décide à parler de ses parents ou de ses ex-conjoint(e)s par « autofiction » interposée, il est permis de penser que le combat est inégal : la version de celui qui écrit sera toujours plus entendue (lue) que celle de l’autre. Ça ne peut se justifier (à mon sens) que dans une seule situation : la personne dont il est question est infiniment plus puissante que celle qui écrit et exposer ce qu’elle a fait est le seul moyen d’obtenir réparation (au moins à titre symbolique). La forme qu’on choisira (roman, récit ou « autofiction ») est, en elle-même, représentative de ce qu’on veut produire : transposer, attaquer de front ou laisser planer le doute n’aura pas les mêmes effets sur des lecteurs. 

Quand certains auteurs utilisent de manière à peine voilée la vie privée d'un proche (ou d'un ex-proche) pour en faire le sujet central d'un de leurs livres, je ne suis pas étonné qu'ils se retrouvent avec un procès aux fesses. C'est le seul moyen, parfois, dont dispose la personne abusée (car c'est de cette perception-là qu'il s'agit) pour leur répondre.

Il y a quelques mois, j’ai écrit un texte intitulé Je viens de perdre un ami. Je l’ai fait essentiellement pour dire ce que je ressentais, non pour dire « Regardez ce type, c’est une mauvaise personne ». Je n’ai donné aucune indication qui permette de l’identifier – très peu de gens savent de qui il s’agit, car je les ai bassinées avec ça pendant des jours et des jours.

Est-ce que cet ami perdu lira mon texte ? Ce n’est pas sûr (je ne lui ai pas dit que je l’avais écrit et posté) mais c’est possible. Comme je lui avais déjà dit ma façon de penser, rien de ce que j’y écris ne le surprendra. Et surtout, il n’aura pas à en parler à qui que ce soit, sous peine de révéler qu’il en est l'objet. Le propos du texte n’était pas de l’insulter ou de le soumettre à la vindicte des lecteurs – comme l’aurait fait un.e amant.e trompé.e avec son ex-ami.e en publiant des photos compromettantes sur Facebook, par exemple – mais de dire combien cette rupture m’a fait souffrir. Et pour ça, je n’ai pas besoin qu’on connaisse son nom. 

J’ai en projet un texte qui parlera d’une personne qui m’a été très proche autrefois. Nous avons eu une relation difficile, et j’ai mis beaucoup de temps à comprendre comment j’étais, de mon côté, responsable de ces difficultés. Je ne sais pas encore comment je vais l’écrire, car mon but n’est pas de dire "j'avais raison, tu avais tort" mais de décrire la relation et les processus qui étaient en jeu en parlant de ma responsabilité. Ça sera difficile, mais j’y pense souvent et j’espère y parvenir.

Enfin, pour ce qui est de ta dernière question (« Entre le secret et la personne, qui choisir ? ») je pense que la réponse réside dans le défi que représente toute narration. Il y a toujours moyen de dire la vérité en racontant des histoires inventées. Un jour, on m’a proposé de réinventer un conte de Perrault sous une forme moderne. J’ai choisi Le petit Poucet. Ce conte de frères abandonnés dans la forêt et d’ogre cannibale égorgeant ses propres petites filles s’est transformé, sous ma plume, en histoire de mort subite du nourrisson à répétition et d’abus sexuels. Sombre, me diras-tu ? Mais pour ce que nous en savons, Le petit Poucet était peut-être déjà la transformation d’une ou plusieurs histoires horribles mais réelles, beaucoup plus sombres encore, en conte-qui-se-finit-bien. La marâtre de Cendrillon n’est-elle pas, clairement, le symbole de tous les ressentiments éprouvés par un enfant dont la mère est morte et qui doit composer avec la nouvelle conjointe de son père ? Tout peut être transposé. Et l'essentiel, encore une fois, c'est de dire la vérité des émotions.

Ce que je veux dire c’est qu’au fond, on ne parle jamais aussi bien de ceux que l’on connaît qu’en les transformant en personnages de fiction. Et en choisissant soigneusement le personnage sous lequel on les représente et le cadre fictionnel dans lequel on les inscrit. 




L'idéal pour un écrivant, c'est tout de même de mettre au monde un personnage increvable, plutôt qu'un personnage détestable. Mais parfois, réussir à "flinguer" quelqu'un, c'est pas désagréable...

L’une de mes plus grandes satisfactions d’auteur, je l’ai eue en entendant l’histoire suivante : une personne (réelle) s’est reconnue (sans pouvoir en être tout à fait certaine) dans un personnage (caricatural) d’un de mes romans. Le fait est, je pensais à elle en décrivant le personnage, mais je n’en ai parlé à personne, parce que ça me servait seulement d’échafaudage pour l’écriture, c’est tout : il s'agit d'un personnage haut en couleurs, mais somme toute secondaire à l’intrigue ; il est là pour servir de « bruit de fond ». La situation dans laquelle j’ai mis le personnage en question est hilarante – mais moralement pas reluisante. Plutôt grotesque et assez pitoyable. Pour la plupart des lecteurs du livre, c’est une saynète drôle, mais sans grande importance quant à la structure du livre. Pour la personne qui s’est reconnue (d’après ce qu’on m’a dit), c’est une gifle cuisante. Comme il s’agit d’un personnage de fiction assez outré, elle ne peut pas être sûre qu’il s’agit d’elle ; et elle ne peut pas me demander de le lui confirmer, ni me le reprocher : ce serait ridicule. Et cependant, comme son ego a été froissé, elle n’a pas pu s’empêcher d’en parler – et c’est arrivé jusqu’à moi. Inutile de te dire que je biche comme un pou. 


Voilà, je ne suis pas sûr d’avoir correctement répondu à tes questions. Je ne suis même pas sûr d’avoir fait le tour de tout ce qu’elles m’ont inspiré, mais je te remercie de m'avoir lancé sur cette voie ; j’espère que ça te donnera du grain à moudre. Et des mots à écrire.

Marc