lundi 20 mars 2017

Alors elle se tait - par Florence Braud


Coralie a 20 ans. Elle est élève aide-soignante. Dans le service d'orthopédie dans lequel elle effectue son stage, elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des gestes parfois brusques, des paroles blessantes. Mais Coralie ne dit rien. Parce qu'elle est stagiaire. Parce qu'elle doit valider son stage. Parce que ça n'est pas à elle, la petite jeune, de dire quelque chose aux soignants diplômés. Alors elle se tait.

Coralie a 22 ans. Diplômée depuis peu, elle effectue des missions d'intérim. Dans certains établissements, elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des moqueries, des toilettes vite expédiées. Mais ça n'est pas à elle, l'intérimaire de passage, de dire quelque chose. Alors elle se tait.

Coralie a 25 ans. Après quelques années d'intérim, elle aimerait se poser un peu. Elle enchaîne les CDD au sein d'un EHPAD, en espérant décrocher un CDI. Elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des petites humiliations quotidiennes, des repas trop vite expédiés. Mais Coralie espère un CDI, alors ça n'est pas le moment de se mettre l'équipe à dos. Et puis, ça n'est pas à elle, la remplaçante, de dire quelque chose. Alors elle se tait.

Coralie a 26 ans. Elle est enfin en CDI. Elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des sonnettes débranchées, des résidents qui restent dans leurs protections souillées trop longtemps. Mais bon, elle est en période d'essai, alors serait-ce prudent d'aller critiquer ses collègues en ce moment? Et puis, est-ce vraiment à elle de le faire? L'infirmière serait mieux placée qu'elle non? Alors elle se tait.

Coralie a 30 ans. Elle est toujours en CDI dans le même EHPAD. Elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Mais cette année, elle passe le concours infirmier et, si tout se passe bien, sa formation sera financée par son employeur. Ce serait dommage de passer à côté d'une si belle occasion pour quelques paroles malheureuses! Alors elle se tait.

Coralie a 32 ans. Elle est élève infirmière. Dans le service de gastro-entérologie dans lequel elle effectue son stage, elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des jugements, des sarcasmes, des "il l'a bien mérité". Mais Coralie doit valider son stage. Alors elle se tait.

Coralie a 35 ans. Elle est infirmière. De retour à l'EHPAD, elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Mais c'est compliqué, parce que bon, quand même, ça fait 10 ans qu'elle travaille ici, alors elle ne se voit pas jouer à la cheffe avec ses collègues. Alors elle se tait.

Coralie a 45 ans. Elle s'est habituée aux choses qui la mettaient mal à l'aise. Les jugements, les moqueries, les gestes un peu brusques... Elle s'est habituée à tout ça, parce qu'au fond, cette équipe est sympa, tout le monde se connaît depuis longtemps ici, c'est un peu comme une grande famille. Et puis, il faut avouer que certains résidents sont difficiles quand même, alors rire un peu entre collègues, ça détend, ça permet de supporter les conditions de travail et les horaires à rallonge. Alors elle se tait.

Coralie a 90 ans. Infirmière à la retraite, elle est en EHPAD. Mais maintenant, quasi grabataire, elle ne passe plus ses journées en salle de soins mais dans sa petite chambre. Et, du fond de son lit, elle voit et entend des choses qui la mettent mal à l'aise. Des gestes brusques, des paroles déplacées, des moqueries. Mais ni les stagiaires, ni les aides-soignants, ni les infirmiers ne disent jamais rien à personne. Et elle, Coralie, n'ose jamais se plaindre, parce qu'elle sait bien que les soignants sont débordés, parce que certains sont quand même gentils avec elle, et parce que ça pourrait être pire après tout. Alors elle se tait.