C'était il y a un peu plus de vingt-cinq ans, au mois de novembre 1997. Un matin, dans le courrier, j'ai reçu un gros volume de presque six cents pages, au texte imprimé serré (on n'imprime plus comme ça aujourd'hui) et d'aspect (à mon avis) un peu rébarbatif. La couverture était blanche, le texte de quatrième plutôt elliptique et le titre, à bien y réfléchir, avait de quoi vous faire froncer les sourcils.
J'ai feuilleté le bouquin pendant plusieurs minutes et j'ai soupiré très fort. J'étais heureux d'avoir enfin publié un second roman (le premier datait de 1989 et j'avais longtemps cru qu'il serait le seul), et c'était un roman, certes, pas un livre de médecine, mais qui allait bien pouvoir avoir envie de lire un truc aussi indigeste ?
J'avais passé plusieurs années dessus. Les premiers chapitres remontaient au moins au début des années quatre-vingt-dix. Je l'avais écrit et envoyé en feuilleton, en plusieurs fois, à Paul Otchakovsky-Laurens qui m'avait dit, à plusieurs reprises, qu'il était à la fois intrigué et surpris. Qu'il ne voyait pas bien où l'histoire allait. Que le personnage principal - un médecin de campagne - lui semblait parfois "un peu trop parfait"... Mais qu'il attendait la suite avec impatience.
Après avoir fini de l'écrire, j'avais passé plusieurs mois à le relire, le corriger, le récrire, couper des passages, en ajouter d'autres et, les dernières semaines, à chercher le "bon" ordre dans lequel ordonner les derniers chapitres. Et puis, un matin, la "solution" était venue toute seule, tout naturellement, comme si elle tombait sous le sens.
Après l'avoir reçu, Paul m'avait appelé en disant : "C'est le livre que j'attendais de vous." Il n'était jamais dithyrambique avec ses auteurs, mais il savait toujours leur dire la chose qui allait les toucher, leur faire sentir qu'ils étaient chez eux dans sa maison, qu'il était non seulement leur éditeur mais leur ami en plus d'être leur premier lecteur.
Comme je vivais au Mans, et qu'il avait un faible pour la Sarthe (il y avait grandi), il m'avait demandé si j'accepterais de le recevoir une journée pour parler du livre en général et en détail. Il avait ajouté qu'il ne faisait jamais ça - aller voir les auteurs chez eux pour leur parler de leur livre - et qu'il ne fallait pas que j'en parle. J'avais répondu : "Je serai une tombe et bien sûr, vous êtes le bienvenu." Et ce jour-là j'avais annulé tout ce que j'avais de prévu. Nous avons passé une bonne partie de la journée ensemble, à parler de tout et de rien - et presque pas du livre, à quelques détails près. Il n'avait qu'une réserve, c'était le titre. La Relation, ça lui semblait un peu vague, un peu générique. Mais c'était mon titre, je n'en avais pas d'autre, et il avait dit - comme il le faisait toujours - que l'auteur était seul maître, et qu'il se rangerait toujours à ma décision.
Nous avons convenu, ensemble, que le bouquin serait publié en janvier. Je n'étais pas un auteur assez connu pour être publié en septembre et il avait peur que cette sortie soit noyée par la déferlante de la "rentrée littéraire". Ca m'arrangeait bien : je n'avais aucune envie de me faire du souci et je n'étais pas pressé. De toute manière, j'avais du boulot : quatre livres de vulgarisation médicale à rédiger, un projet de dictionnaire des séries télévisées, une ou deux traductions.
Quelques semaines plus tard, lors d'une journée à Paris, je suis entré dans le Virgin mégastore qui se trouvait à l'époque aux Champs-Elysées et où j'allais chercher des VHS de vieux films américains en VOST. Le mégastore avait une librairie au sous-sol. J'y suis descendu. Le poste informatique du libraire était libre. Par jeu, j'ai tapé le titre de mon livre. A ma grande surprise, j'ai vu une référence apparaître. La Relation, par Catherine Salti, au Mercure de France.
Quand je suis rentré chez moi j'ai appelé Paul. Il m'a dit que c'était ennuyeux, il risquait d'y avoir des confusions : deux livres dont les éditeurs avaient le même diffuseur et portant le même titre. Il me fallait en trouver un autre.
J'ai passé plusieurs jours à tourner en rond. J'aimais bien mon titre, parce qu'il était polysémique. La relation (ou "Les relations", comme j'ai hésité à le retitrer) dont il est question dans le titre est multiple : relation entre un médecin et les personnes qu'il tente de soigner, relation d'amour, relations familiales, relation entre les histoires, entre les lignes. Et puis "relation" ça signifie "récit"...
Un jour, en relisant un passage du texte, j'ai eu une illumination. Le personnage principal se demande pourquoi on donne aux maladies le nom des médecins qui les ont décrites et non celui des personnes qui en ont souffert. Et il s'insurge : "Comment peut-on être fier de donner son nom à une saloperie ?"
J'ai fait une fausse page de garde, avec en haut mon pseudonyme, en bas "P.O.L" et au milieu, surmontant le mot "Roman", le titre qui m'était venu : La Maladie de Sachs.
J'ai glissé la page dans mon fax et je l'ai envoyée à Paul. Cinq minutes plus tard, le téléphone a sonné.
A l'autre bout du fil, j'ai entendu Paul dire : "Génial !!!"
Le livre est arrivé en librairie en janvier 1998, il y a juste vingt-cinq ans.
Je me souviens qu'un de mes fils, qui n'avait pas quinze ans à l'époque, m'a dit : "Ca va marcher". J'ai répondu : "Tu sais, mon fils, on ne sait jamais si les livres vont marcher." Il m'a répondu avec un grand sourire : "Papa, y'a que deux solutions. Ou bien il marche. Ou bien il marche très bien."
Il a eu quelques bons papiers, en particulier un dans Les Inrockuptibles, un autre dans Libération, un troisième dans Le Magazine Littéraire, et celui-là allait avoir une importance considérable.
Quelques semaines plus tard, en mars je crois, Frédéric Maria qui s'occupait alors des droits dérivés chez P.O.L m'appelle en disant :
- Après avoir lu la critique de Daniel Martin dans Le Magazine Littéraire, Michel Deville a lu votre roman et il aimerait en faire son prochain film... Mais je ne sais pas...
- LE Michel Deville ? Celui de Péril en la demeure et du Paltoquet ?
- Oui... Vous pensez qu'il pourra en faire un film ?
- C'est un cinéaste formidable. Il a adapté un roman inadaptable qui s'intitule Le Dossier 51. Si quelqu'un peut faire un film de mon roman, c'est lui !
Et il en a fait un film.
Je me souviens de beaucoup de moments privilégiés, pendant les mois qui ont suivi la publication du livre.
Je me souviens d'une signature à "Plurielles", la librairie du Mans où j'achetais mes livres depuis plus de quinze ans. Une jeune femme est venue accompagnée de ses parents. Elle voulait être neurologue et avait changé d'orientation, elle était devenue généraliste. Ses parents ne comprenaient pas.
"Et puis, a dit sa mère en me tendant le livre pour que je le signe, notre fille nous a fait lire La Maladie de Sachs. Et à présent, on comprend pourquoi elle fait de la médecine générale."
Je me souviens des cinq minutes que j'ai passées à France Inter pour le présenter, quand il a été sélectionné pour le prix du Livre Inter.
Je me souviens du souper avec le jury du Livre Inter. (Et, une heure avant, je me souviens de Paul répondant au téléphone et levant le poing en disant : "On l'a !!!")
Je me souviens que Daniel Pennac, que je n'avais jamais rencontré, m'a dit quelques jours après la remise du Prix : "J'ai accepté de présider le jury à condition de ne pas voter. Et je suis très content, parce que ce prix a été décerné par des lecteurs et des lectrices, et seulement par eux et elles."
Il m'a confié aussi que lorsqu'il a reçu les dix romans sélectionnés, il s'est dit : "Je vais commencer par le plus gros, pour m'en débarrasser..."
Je me souviens de "La Boîte à Livres", la librairie où j'allais étudiant à Tours, pleine à craquer lors d'une rencontre peu après la remise du Prix. Il y avait des gens assis partout, sur les escaliers, par terre... Je me demandais s'iels ne s'étaient pas trompées de signature.
Je me souviens des médecins qui venaient vers moi en me disant : "Comment as-tu fait pour décrire mes patients ?" Et de ceux qui disaient : "Je n'ai pas pu le lire, j'avais le sentiment de retourner au boulot. Mais ma femme l'a lu, et elle m'a dit qu'elle comprend mieux pourquoi je rentre crevé le soir."
Je me souviens des amis qui me disaient : "On est contents comme si ça nous était arrivés à nous !" et qui m'appelaient de leur petit village de vacances d'été en disant : "Il est en pile chez le marchand de journaux !!!"
Je me souviens de Paul et Jean-Paul qui, pendant les semaines qui ont suivi le Livre Inter m'appelaient tous les lundis pour dire : "Il en est sorti encore dix mille la semaine dernière, on va réimprimer à quinze mille." (Et ils n'appelaient pas que le lundi...)
Je me souviens de Paul me disant : "Grâce à vous, l'an prochain, les éditions P.O.L vont payer des impôts pour la première fois de leur histoire." Et je me souviens de l'auteur qui, dans les bureaux de P.O.L, me croisa un jour en disant : "Ah, c'est vous qui nous nourrissez cette année !"
Et le libraire a conclu son histoire en disant : "J'en ai plein d'autres comme ça. Et ça ne m'étonne pas. C'est un livre qui aime les lectrices."
Je me souviens que des étudiantes en médecine de Rennes ont monté une adaptation théâtrale du livre et m'y ont invité. Et j'y suis allé. Et j'ai pleuré et j'ai ri comme rarement je l'ai fait au théâtre. Et je pleurais parce que j'avais le sentiment que le spectacle était interprété par mes camarades de faculté, celles et ceux que j'avais perdus de vue, celles et ceux que je voyais encore.
Je me souviens d'une conférence à la faculté de médecine de Lille, en 2003. Je parlais à des étudiantes de première année. L'amphi était archi-plein - huit ou neuf cent personnes, au bas mot - au point qu'ils avaient installé le trop-plein de public dans deux amphis annexes avec des écrans de télévision. Je pense que s'iels étaient si nombreux c'est parce qu'on leur avait dit qu'au concours on leur poserait une question sur la conférence. Juste avant que je commence, plusieurs sont venues me faire signer leur exemplaire. J'ai pris le micro et j'ai dit : "Si vous voulez me faire signer un livre, je prendrai le temps de tous les signer après la conférence." J'ai fait la conférence assis sur le bureau parce que je ne voulais pas m'asseoir derrière. Au bout de deux heures, on nous a mis dehors parce qu'il y avait un cours après. J'ai dit "Maintenant, je signe les livres". J'ai vu tout l'amphi descendre un livre à la main. J'ai fini de signer dehors, sur la pelouse, au soleil, et ça a duré encore deux heures.
Je me souviens des lectrices qui venaient avec une pile de romans parce qu'elles voulaient l'offrir à toute leur famille, et même à leur médecin.
Je me souviens de ma première rencontre avec Michel Deville et je me souviens qu'il m'a dit : "J'ai voulu adapter le livre parce que c'est la première fois que je lis l'histoire d'un médecin de campagne. Mais j'ai été surpris par le succès. Je suis heureux de l'avoir lu avant le Livre Inter, car sinon, je ne me serais pas risqué à l'adapter."
Je me souviens avoir perdu un ami après le Livre Inter. Il ne supportait pas bien le succès inattendu d'un livre qu'il ne trouvait pas "aussi accompli" que mon premier roman.
Je me souviens - et c'est beaucoup plus important - avoir retrouvé des amies grâce au succès du livre.
Je me souviens des lettres que j'ai reçues - c'était avant que l'internet soit répandu. Et je les ai gardées dans deux dossiers, que j'ai trimbalés avec moi pendant vingt-cinq ans, et qui sont toujours dans mon bureau.
Je me souviens de ma rencontre avec Albert Dupontel, et de la première scène qu'il a tournée (j'étais là). Je me souviens qu'il m'a dit qu'il avait fait quatre années de médecine et qu'il était parti après s'être "frité" avec un interne. Je me souviens qu'une fois, sur le tournage, il m'a demandé s'il faisait un geste d'examen correctement. Et je lui ai dit qu'il le faisait parfaitement en ajoutant : "C'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas."
Je me souviens de toutes les fois que je suis allé sur le tournage. Et du repas de fin de tournage avec toute l'équipe.
Je me souviens que beaucoup de membres de l'équipe de tournage m'ont dit : "Quand on a su que Michel Deville nous demandait de travailler avec lui sur ce film, on était ravis : on était nombreux à avoir lu le roman et à l'avoir aimé."
Je me souviens de la projection du film pour l'équipe, et je me souviens avoir remercié Martine Sarcey, que je rencontrais pour la première fois, pour son interprétation de Madame Destouches. Et elle, très émue, me disant : "C'est à moi de vous remercier. C'est le plus beau rôle de ma vie."
Je me souviens des lectrices qui l'avaient lu aux côtés d'autres lectrices qui le lisaient aussi, dans la salle d'attente d'un médecin qui l'avait sur son bureau.
Je me souviens de Daniel Pennac me disant qu'il avait croisé deux critiques littéraires très en vue. L'un d'eux lui avait dit : "Je ne comprends pas pourquoi ce livre plaît à autant de gens." Pennac lui avait répondu : "Si vous ne le comprenez pas, c'est parce que vous ne l'avez pas lu." L'autre avait dit, très méprisant : "C'est... un roman de plage !"
Je me souviens de toutes les lectrices qui, à l'automne, m'ont apporté le livre a signer en me disant : "Il y a du sable dedans parce que je l'ai lu sur la plage, cet été."
Je me souviens de tous les journalistes qui me demandaient comment j'expliquais son succès. Je m'en tirais par une pirouette, en disant : "C'est peut-être parce que la maladie de Sachs est une maladie transmissible."
Je me souviens de la lectrice qui avait voulu l'offrir à son généraliste, et lui en avait parlé, et s'était entendu répondre : "C'est pas la peine, j'en ai déjà sept exemplaires."
Le livre est paru il y a vingt-cinq ans. Il a été traduit dans une quinzaine de langues, a été adapté au cinéma, à la radio, au théâtre de nombreuses fois - j'en ai vu six ou sept, j'aurais voulu les voir toutes. Il a été donné à lire à de nombreuses promotions d'étudiantes en santé...
Et il m'a permis de rencontrer des centaines de personnes formidables, qui ont embelli ma vie pendant cinq minutes, ou avec une correspondance de plusieurs mois, et pour quelques-un.e.s, par une amitié qui dure depuis cinq ou vingt-cinq ans...
Vingt-cinq ans plus tard, j'éprouve une immense gratitude pour les personnes qui l'ont publié et pour toutes celles qui l'ont lu et en ont dit du bien, et l'ont offert (parfois à dix ou douze personnes) et celles qui sont venues à ma rencontre, et celles qui le font vivre encore, en le lisant ou en l'interprétant sur scène. Jamais je ne pourrai les remercier assez.
Ce livre a changé ma vie. Il m'a fait connaître d'un public que peu d'écrivantes parviennent à toucher. Il m'a encouragé à écrire ce que je voulais écrire, et à prendre la parole sur des thèmes qui m'étaient chers et sur lesquels on ne donnait la parole à personne. Sans le succès et la confiance que m'ont fait les lectrices de Sachs, je n'aurais probablement pas pu (ni osé) écrire Contraceptions mode d'emploi, Les Trois médecins, Le Choeur des femmes, Les Brutes en blanc... Je n'aurais pas osé, ni pu, écrire des livres sur les séries télévisées. Je n'aurais pas eu l'immense chance de tenir une chronique sur France Inter... et de me faire virer pour y avoir dit ce que je pensais...
Et surtout, il m'a permis de gagner ma vie et d'élever mes enfants en faisant ce que j'aime le plus au monde : soigner et écrire.
Ce livre a changé ma vie et celle de beaucoup de personnes autour de moi. Il nous a fait beaucoup de bien.
J'espère qu'un de mes livres au moins, celui-ci ou un autre, pendant une heure, un soir ou une semaine, a fait du bien à la vôtre.
Marc Zaffran, alias "Martin Winckler"