* Pour les non anglicistes : "Write or wrong" est un jeu de mot sur "write" (écrire) et "right" (juste, vrai) et "wrong" (injuste, faux).
***
Quand on accumule, comme je l'ai fait et le fais encore, de la documentation sur une époque particulière, il arrive un moment où on se sent submergé. Emotionnellement (j'en ai parlé dans l'épisode précédent) mais aussi matériellement. Même en passant des mois à lire sur le sujet, on n'arrivera jamais à en faire le tour et à le synthétiser en un seul livre. Les historien·ne·s n'y parviennent pas (iels passent parfois toute une vie et consacrent de nombreux livres à une seule époque), alors un romancier, pensez !
Dans beaucoup de romans "historiques", la vérité factuelle s'efface devant la narration. Et comment s'en offusquer : il s'agit de fictions, pas de reconstitutions fidèles.
Dans le cas qui m'occupe, les deux aspects m'importent également - la fiction comme la réalité historique. Ce n'est pas nouveau : dans mes romans "médicaux", je me suis toujours efforcé de décrire exactement la réalité scientifique. Les rares fois où j'ai inventé une procédure médicale, c'était simplement un mcguffin, un prétexte pour faire avancer l'intrigue, mais dont la nature n'avait pas une grande importance dans l'histoire.
Mais ici, je suis en terrain presque totalement inconnu. Il ne suffit pas de colliger, il faut aussi choisir, trier, discriminer entre ce qui sera utile à l'intrigue et ce qui ne le sera pas.
La difficulté, au fond, c'est que je cherche à aborder dans le même livre un grand nombre de sujets/de thèmes/de formes/de lignes narratives de premier ou de second plan :
- l'enquête menée par une étudiante à Tours en mai 1968 ;
- la ville de Tours, son quartier sinistré et son école de médecine en 1942 ;
- l'Occupation, la collaboration, la Résistance ;
- la ligne de démarcation et son franchissement ;
- la vie quotidienne des femmes pendant l'Occupation (c'est un sujet majeur dans les livres qui traitent de l'époque) ;
- l'action du SOE britanniques et des citoyen·ne·s américain·e·s présent·e·s sur le territoire français pendant la 2e guerre mondiale ;
- les rafles, les exécutions d'otages et la déportation d'enfants, de femmes et d'hommes juif·ve·s et tsiganes, de personnes homosexuelles et de militant·e·s communistes et anarchistes ;
et... deux ratons-laveurs - c'est à dire, plus précisément, une histoire d'amour et un voyage dans le temps.
Notes de visionnage et de lecture
Un Taxi pour Tobrouk (D. de la Patellière, 1961).
Je l'avais vu pendant les années 60, et il m'avait beaucoup ému sans que je puisse dire pourquoi (j'étais bien jeune). Aujourd'hui, je peux. C'est un "road movie" un peu particulier : une poignée de soldats des FFL (Forces Françaises Libres) repartent d'un raid sur Tobrouk, à travers le désert de Lybie, pour rejoindre leur base. En chemin, ils capturent un officier allemand...
Et puis, c'est un film... européen (c'était une coproduction franco-italo-anglo-allemande...) avec de très bons acteurs de l'époque (Lino Ventura, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Hardy Kruger) et des dialogues de Michel Audiard, qui lui donnent une "couleur" particulière..
Enfin, c'est un bon film, émouvant, grave, profondément pacifiste et antimilitariste, et pas manichéen.
C'était intéressant de le revoir, parce que j'ai grandi à une époque où, encore une fois, les films de guerre étaient légion (c'est le cas de le dire). Un Taxi a eu beaucoup de succès à sa sortie, ce qui dit quelque chose sur la mentalité du public de l'époque. Le thème central du film est la solidarité, et ce n'est pas anodin, car c'est un thème récurrent dans la littérature concernant la seconde guerre mondiale (et la guerre en général).
L'Armée des ombres (JP Melville, 1969 ; d'après le roman de Joseph Kessel)
Je l'avais vu aussi, probablement à sa sortie (je voyais beaucoup de films pour adultes, quand j'avais 14-15 ans) et je n'en avais qu'un vague souvenir. Après l'avoir revu et l'avoir trouvé plutôt froid, plutôt impersonnel - ce qu'on peut dire de beaucoup de films de Melville - je me suis procuré le livre de Joseph Kessel, écrit et publié en 1943 à Alger, dont il s'inspire. Et je trouve le livre (nourri d'expériences authentiques recueillies par l'auteur) bien meilleur, bien plus chaleureux que le film. Il y a dans le film de Melville un "esthétisme" qui, à mon sens, étouffe l'émotion propre aux récits de cette période qui devrait naître chez les spectateurs. (J'ai été beaucoup plus ému, cette fois-ci comme il y a cinquante ans, par Un Taxi...)
Le livre de Kessel est écrit sans fioritures, de manière immédiatement lisible et compréhensible, et nous apprend beaucoup sur la réalité de la vie dans la Résistance. Melville tend plutôt à transformer ses membres en personnages mythiques. C'est son droit le plus strict (il fut résistant très jeune), mais ça me gêne un peu aux entournures. Surtout quand il fait décorer Luc Jardie, le "Jean Moulin" du film (Paul Meurisse) par De Gaulle lors d'un voyage à Londres (l'épisode ne figure pas du tout dans le livre).
They Fought Alone par Maurice Buckmaster.
C'est le récit, par l'homme qui la dirigea, de la constitution et des missions de la section F (France) du SOE (Special Operations Executive), le service britannique qui envoya des agents dans les pays occupés, pour y aider les mouvements de résistance locale. Rédigé après guerre, il est très descriptif, tout comme le livre de Kessel, et n'idéalise ni n'enjolive ce qu'il raconte. Il est en particulier très clair sur les difficultés techniques que rencontrait, entre 1940 et 1944, la communication des Alliés avec les Résistants.
On peut voir, sur Netflix, une co-production de la BBC intitulée Les Nouveaux Agents secrets de Churchill. Il s'agit d'une une reality-series très particulière : elle met des individus d'aujourd'hui dans les conditions d'entraînement des agent·e·s du SOE en 1940. C'est très éclairant (et parfaitement correct du point de vue historique) et ça illustre parfaitement le livre de Buckmaster.
Il existe d'ailleurs un film consacré au SOE, tourné pendant et projeté juste après la guerre avec, dans le rôle de deux agent·e·s parachuté·e·s, deux membres authentiques du service en question, Jacqueline Neame et Harry Ree. (On voit des extraits du film dans la reality-series de Netflix). Il s'intitule School for Danger, et il mérite le détour (il ne dure que 70 minutes).
L'un des éléments saillants de ce livre et de ces deux films est la participation active de bon nombre de femmes dans les actions menées sur le terrain.
Le livre que je suis en train de dévorer en ce moment, A woman of no importance (La femme de l'ombre) de Sonia Purnell, retrace l'itinéraire d'une de ces femmes, une Américaine nommée Virginia Hall, qui se joignit au SOE et organisa des réseaux de résistance en France pendant toute la guerre alors qu'elle avait perdu un pied accidentellement et marchait avec une prothèse depuis le milieu des années 30. J'avais entendu parler d'elle lors de précédentes lectures (c'est elle qui m'a inspiré un des personnages du roman), mais son histoire est plus époustouflante encore que ce qu'on peut imaginer.
Une question de méthode
La question que je me pose en ce moment est celle-ci : est-ce que je répertorie (et recherche) tout ce que je veux savoir avant de me mettre à rédiger (à raconter mon histoire), ou bien est-ce que, muni de ce que je sais déjà (pas assez, mais beaucoup...) je m'attelle à mon récit, en faisant des pauses périodiquement pour m'assurer de ce que j'écris quand je veux être sûr que je ne raconte pas de bêtises ?
Je n'ai pas eu ces soucis pour écrire mes romans "médicaux" parce que je disposais déjà d'un cadre topographique ou d'une séquence temporelle qui me servaient de trame... et que je connaissais bien le sujet. Je me suis mis à écrire, en vérifiant à mesure que j'avançais. (J'ai aussi beaucoup vérifié après que le manuscrit a été terminé. Parfois, on est même conduit à corriger après l'impression, parce qu'on a attribué une citation à un auteur de manière erronée, ou parce qu'on a fait une erreur de datation...)
Je me suis mis à me documenter en écrivant Abraham et fils et Les Histoires de Franz et surtout pour Franz en Amérique - la Baie de San Francisco en 1971, c'est tout un univers.
Mais, dans tous les cas qui précèdent, je savais sur quelle trame (temporelle et topographique) m'appuyer.
Dans le cas présent, je n'ai pas encore ma trame. Ici, j'entends "trame" au sens de "squelette" de mon histoire. (En anglais, le mot approprié est plot, qui signifie aussi "complot" et "terrain").
J'ai l'argument, les prémices : une jeune femme est propulsée 25 ans en arrière dans une époque agitée (la guerre), avant sa naissance. Je sais d'où elle part, où je veux qu'elle arrive et ce que je veux qu'il lui arrive, mais je n'ai pas encore complètement dessiné son itinéraire. Et j'ai besoin d'étapes pour avancer.
D'habitude (je veux dire, dans les romans précédents), je connaissais les étapes. Pour celui-ci, il m'en manque beaucoup. Non pas que je ne sache pas les imaginer, mais parce que je veux qu'elles soient plausibles et crédibles dans un environnement historique et géographique que je ne maîtrise pas parfaitement. Et je me sens paralysé par la crainte d'être inexact.
C'est une crainte similaire à celle "de ne pas trouver le mot juste" que rencontrent beaucoup d'écrivants. Mais ici, ma crainte (de ne pas raconter des choses plausibles, crédibles) se double d'une autre crainte : celle d'être irrespectueux pour les personnes qui ont vécu pendant l'Occupation. De minimiser leurs épreuves. De les faire apparaître comme "faciles" pour mes personnages, alors qu'elles ne l'ont pas été du tout dans la réalité.
C'est très intimidant.
Une petite parenthèse technique
Jusqu'en 2013, j'écrivais mes livres avec MSWord. J'ai travaillé sur PC pendant plus de vingt ans (j'ai eu mon premier ordinateur en 1988) ; à mon arrivée au Québec en 2009, on avait installé un iMac dans le bureau qui m'avait été attribué pour l'année au CREUM, qui me recevait comme chercheur invité.
Après une journée de tâtonnements, j'ai été converti et j'ai constamment utilisé des Macs par la suite. J'ai continué à employer Word jusqu'au moment où je me suis mis à écrire Abraham et Fils. Je trouvais difficile d'écrire "au kilomètre", d'autant que mes romans sont longs, très découpés, avec des narrations entrecroisées.
J'ai alors essayé, puis opté pour, un logiciel nommé Scrivener (il existe en anglais et en français, pour windows et pour mac). Il me permet non seulement d'écrire comme je veux (en ayant toujours la construction du livre sous les yeux) mais aussi de garder toute la documentation à porter de main : on peut insérer des articles, des images, d'autres textes à l'intérieur du "projet" qui contient le roman. Autrement dit, on a tout sous la main.
Il y a dans Scrivener une fonction que j'apprécie particulièrement : on peut afficher des fiches sur l'écran comme s'il s'agissait d'un tableau noir. Et, bien sûr, les déplacer à volonté. Quand on construit un livre long et dense, c'est extrêmement aidant, ça permet d'avoir toujours une vision d'ensemble de ce qu'on fait.
Les problèmes de construction que je rencontre (et que Scrivener va m'aider à régler) proviennent de ce que j'ai plusieurs personnages à mettre en place dans ce roman. Et, contrairement à mes romans précédents, iels ont tou·te·s un trajet antérieur à celui de ma protagoniste.
Dans mes romans précédents, le ou la protagoniste croisait diverses figures au cours d'une quête transformative, et l'histoire de chacune était racontée à mesure qu'on les rencontre.
Dans celui-ci, je dois relater ce qui est arrivé à chaque personnage important avant la rencontre avec la protagoniste, parce que c'est leur trajet préalable qui les conduit, chacune et chacun, vers le "carrefour" narratif central au roman.
Je ne peux donc pas, comme je l'ai fait auparavant, construire un itinéraire principal sur lequel greffer d'autres histoires. Ici, je dois construire une série d'histoires et les lier à un moment précis. Et je dois aussi élaborer la trame générale qui va leur donner du sens, non seulement avant, mais aussi longtemps après leur rencontre.
Bref, comme vous l'imaginez, je suis pas sorti de l'auberge.
Une vue de Une autre fois dans sa version de travail sur Scrivener.... |
(A suivre)
Premier épisode : La résidence
Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie
Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire