Je vous rassure, il est bien vivant. Enfin, aux
dernières nouvelles. Mais quelque chose me fait penser qu’il ne m’en donnera
plus, depuis qu'il m'a envoyé un message assez difficile à encaisser, me
laissant entendre du bout des lèvres qu’il n’a plus très envie d’avoir affaire
à moi.
On se connaissait depuis douze ans. C’était un de mes
meilleurs amis. J’avais partagé avec lui des choses que je n’avais jamais dites
à d’autres. Je crois qu’il avait fait de même. On ne vivait pas dans la même
ville mais on se parlait souvent, par téléphone ou par Skype, on s’envoyait des
messages pour se tenir au courant de ce qui nous arrivait. Il y a trois ans, à
une période très difficile de ma vie, il m’a accueilli chez lui pendant quinze
jours. Il avait alors été soignant et attentif, encore plus qu’il ne l’avait
été auparavant, et je lui en garde une reconnaissance profonde. C’était
certainement mon ami le plus proche, ces dernières années. Je pensais qu’il en
allait de même pour lui, mais manifestement, je me trompais.
Je ne pense pas m’être trompé sur la réalité de notre
amitié mais, comme tout le monde, j’imagine, je me suis trompé en croyant que
nos sentiments n’étaient pas seulement réciproques (ils l’étaient, jusqu’à ces
derniers temps) mais aussi identiques et, qui plus est,
indestructibles. C’était faux. Nous avons le même âge et nos sensibilités
étaient très proches – je veux dire qu’elles entraient en résonance sur de
nombreux sujets – mais nous ne sommes pas la même personne. Même quand on a des
goûts, des valeurs, des affinités qui se ressemblent beaucoup, il reste des
différences au plus profond de nous-même. Je ne suis donc pas étonné qu’un jour
les différences se soient manifestées. Je suis en revanche surpris, et peiné,
qu’il n’ait pas cherché à les surmonter et qu’elles l’aient déterminé à mettre
fin à notre amitié, sans qu’il m’en parle.
Car il ne m’en a pas parlé tout de suite. J’ai senti
nos relations se dégrader peu à peu : il était moins affectueux ; il
n’avait plus aucun humour ; il ne m’écoutait plus (alors qu’il avait
toujours patiemment écouté ce que je lui confiais, et m’avait, lui aussi
beaucoup confié, au fil des années) ; il se montrait impatient à mon
égard, comme on le fait face à quelqu’un qui vous ennuie.
Ça m’a surpris, et blessé parce que je ne comprenais
pas ce qui se passait ; je ne comprenais pas pourquoi, sans raison
apparente, il se montrait évasif, fuyant, froid et vaguement désagréable. Quand
un ami est distant, irritable, évasif, on se demande s’il n’a pas des soucis.
Mais sa vie allait très bien, tant sur le plan personnel que professionnel, et
il en parlait volontiers.
Je ne m’expliquais pas cette transformation, et il ne
disait rien qui me permette de la comprendre – ni remarques, ni reproches, ni
questions, ni désir de communiquer. S’il avait une raison, il n’en parlait pas
et ne voulait pas en parler. Il était évitant, à tous égards.
Ma confusion était d’autant plus grande que, pendant
cette période de dégradation, nous nous sommes parlé au téléphone, nous avons participé
ensemble à la même manifestation, et nous avons eu l’occasion de nous voir et
de déjeuner ensemble dans sa ville, à deux ou trois reprises. Quand on se
rencontrait, il me tendait la main au lieu de m’embrasser comme il le faisait
auparavant. Il ne me regardait plus dans les yeux. La dernière fois qu’on s’est
vus, il ne m’a même pas fait monter chez lui, il m’a rejoint en bas de son
immeuble.
La dernière fois que je me suis rendu dans sa région,
je l’ai prévenu à l’avance, et je lui ai écrit pour proposer qu’on déjeune
ensemble. Il n’a pas répondu. Du tout. J’ai passé huit jours dans sa ville sans
qu’il me fasse le moindre signe. Je savais qu’il avait reçu mon message, je
n’ai donc pas voulu débarquer chez lui sans prévenir, mais ça m’a fait mal de
rester dans le silence.
De retour chez moi, je lui ai écrit pour lui demander
ce qui se passait. En exprimant, de manière assez banale, qu’à un ami, on dit
ce qu’on a sur le cœur, même quand on pense qu’il va mal le prendre ; en
réaffirmant qu’il était mon ami, et qu’à ce titre je pouvais tout
entendre ; en lui demandant si moi, j’étais encore le sien. Si je l’avais
blessé ou lésé d’une quelconque manière, fût-ce sans m’en rendre compte, je ne
demandais qu’à savoir en quoi et à faire mon possible pour réparer.
Sa réponse m’a coupé le souffle.
Son message commençait par une phrase éclairante, dont
je n’ai pris toute la mesure que plusieurs jours après : « Je pense que
l’amitié n’a rien à voir là-dedans. »
Il poursuivait en disant : « Tu as
décidé de vivre ainsi. Tu aurais dû comprendre que ça me contrariait.
Pensais-tu que ça n’aurait aucune incidence sur ton entourage ? Comment
as-tu pu me faire ça, à moi ? Que vont dire mes collègues de
travail ? Tu me dégoûtes. »
(Je paraphrase et je contracte, mais le sens est là. Il a bien utilisé le verbe "dégoûter".)
(Je paraphrase et je contracte, mais le sens est là. Il a bien utilisé le verbe "dégoûter".)
Un événement avait récemment fait prendre à ma vie un tournant
inattendu ; il l’avait pris comme une insulte personnelle et une tache sur
sa carrière, et il m’en voulait. Mais il n'en avait rien dit. (Si je ne précise pas de quel événement il s'agit, ce n'est pas seulement par discrétion, c'est aussi parce que ce n'est pas mon sujet : je ne cherche pas à débattre pour savoir s'il avait raison ou tort, mais à souligner le caractère arbitraire de sa réaction, et surtout, le fait qu'il n'ait rien dit. Or, si j'étais son ami, j'aurais compris qu'il me parle franchement...)
Je peux comprendre son malaise, car j’ai conscience de
vivre quelque chose de pas très conventionnel et susceptible de faire
réagir certaines personnes. Mais tous mes autres amis, quand ils ont appris ce
qui m’arrivait, se sont réjouis : c’était une bonne nouvelle, ça me
rendait heureux, ça les rendait heureux aussi. Certains ont relevé que la
situation était inhabituelle ; mais en dehors de lui, aucun ne s’est offusqué,
et personne n’a mentionné que ça remettait en cause notre amitié (ou qu'ils
seraient gênés d'en parler à leurs collègues, car ils ne parlent pas de leurs
amis intimes à leurs collègues...).
Sa réponse, en revanche, signifiait : « Tu
as commis un acte moralement répréhensible, je ne veux pas être complice. »
(Il a d’ailleurs utilisé ce mot.)
« Je pense que l’amitié n’a rien à voir
là-dedans. » Plus rien, effectivement.
Ce qui m’a fait le plus mal, dans ce message, n’est
pas qu’il ait été choqué (je peux le concevoir) ou qu’il l’ait pris de manière
personnelle (je trouve ça idiot, mais tout le monde peut réagir de manière
idiote face à une situation surprenante), mais que d’emblée il ait placé ça sur
le plan moral – comme s’il était évident qu’il y avait un problème moral en jeu
– et surtout qu’il ait mis de nombreux mois à me le dire. Et enfin qu’il ait
choisi de me dire qu’il était « dégoûté ».
On peut toujours dire à un ami : « Tu es
con ! Tu fais ou tu dis des conneries ! », ça veut dire
« Je suis en colère contre toi ! » La colère est une expression
d’un sentiment d’injustice ou de révolte ou d’incompréhension ou de peur. La
colère, ça donne envie de crier, de donner des baffes, de secouer l’autre.
C’est une réaction de défense. Quand ça finit par s’éteindre, on peut se
remettre à discuter. Et surtout, la colère exprime quelque chose, même si elle
le fait de manière démesurée. La colère, ça parle.
En revanche, dire « tu me dégoûtes », c’est
dire : « Ne m’approche plus. » et « Je ne veux plus te
parler. »
Ce qui m’a fait mal, c’est qu’il m’exprime son dégoût,
comme ça, après s'être tu pendant longtemps.
Après m'avoir laissé sans voix, sa réponse m'a
scandalisé ; dans un premier temps, j’ai eu envie de lui reprocher de
porter un jugement sur ma vie (il ne l’avait jamais fait, et je n’avais jamais
de porté de jugement sur la sienne), de ne pas avoir parlé, d’avoir laissé se
dégrader nos relations et, lorsque je lui avais demandé de s’expliquer (comme
il me semblait que je pouvais le faire, puisque nous étions amis), de
m’avoir fait un reproche incompréhensible : « Tu aurais dû prévoir
que ça me contrarierait. »Ben non, j'avais pas prévu, mon pote : c'est ma
vie, pas la tienne et, jusqu'à preuve du contraire, on n'est ni mariés, ni
siamois !
Bref, j’avais envie de répondre par une rafale
d’insultes et une volée de mots verts car s’il était dégoûté, moi j’étais en
colère.
Je ne l’ai pas fait. Je me suis calmé. J’ai relu son
message. Comme j’aime bien qu’on mette les points sur les i, et vérifier que
j’ai bien compris, je lui ai écrit en substance, dans un message très
court : « Ce que tu écris est difficile à entendre, mais je
t’entends. Et je te repose la question : suis-je encore ton
ami ? » C’était une question simple. Un mot de trois lettres
suffisait pour répondre : Oui ou Non. Non aurait
suffi pour que je fasse mon deuil. Oui aurait suffi pour que j’attende
qu’il veuille à nouveau me voir et me parler.
Mais à ce court message, il n’a pas répondu. J’aurais
compris qu’il prenne trois jours pour réfléchir mais ça fait à présent
quinze jours, de l’eau a coulé sous les ponts, quand on ne répond pas tout de
suite à ce genre de question c’est qu’on n’a pas envie d’y répondre. Et
surtout, qu’on se moque bien de laisser celui qui l’a posée dans l’expectative.
Autrement dit : qu’on ne se soucie pas de ce qu’il ressent.
Il a choisi de répondre par le silence.
Le plus ironique, dans l’affaire, c’est que notre
amitié s’est nouée le jour où j’ai répondu à un message qu’il m’avait envoyé en
pensant que je ne donnerais pas suite (« Les écrivains français ne
répondent jamais aux messages », m’avait-il ensuite expliqué). Elle s’est
terminée le jour où il n’a pas donné suite à l’un des miens.
Je pourrais lui envoyer l’un des trois cent cinquante
messages que je lui ai écrits ces derniers jours, et qui passaient de la colère
tonitruante au sarcasme, du sarcasme au paternalisme, du paternalisme à
l’interrogation désespérée, du désespoir à la fatigue. Mais je ne les enverrai
pas. Après avoir écrit et réécrit, je me suis senti désabusé : « Au fond,
à quoi est-ce que ça va servir ? Il n’a plus assez d’estime pour répondre
à ma question, comment pourrait-il en avoir assez pour me lire ? »
Son opinion était faite, je n’allais pas le convaincre. Le traiter de tous les
noms me ferait peut-être du bien mais le conforterait dans l’idée qu’il avait
eu raison de rompre.
J’aurais donc dû en rester là. Accepter de ne pas
comprendre ce qui a transformé son amitié en dégoût. Accepter que cette rupture
est irréparable, quoi que je fasse. Accepter de ne jamais plus pouvoir en
parler avec lui. De ne plus pouvoir parler avec lui, tout court. Faire le deuil
de cette relation.
J'aurais dû en rester là et passer à autre
chose. C'était sage.
Mais je n’arrivais pas à rester sans rien faire.
Car il a beau me dire qu’il ne veut plus me voir,
à mes yeux, il est toujours le même homme ; il a toujours les
qualités que je lui trouvais auparavant. Et, périodiquement, comme on le fait
toujours quand on est bourré de scrupules et qu’on ne se pense pas supérieur à
ceux qu’on aime, je lui trouve tout un tas d’excuses ou de bonnes raisons.
J’éprouve de la colère, de l’incompréhension, du chagrin, mais pas de dégoût.
Je lui en veux, indiscutablement. J’ai le sentiment d’avoir été puni d’un acte
que je n’ai pas commis pour des raisons que je ne comprends pas. Et, même si je
ne les ai pas envoyés, ça m’a fait du bien d’écrire des messages dans lesquels
je le traitais de tous les noms. Ça m'a soulagé de le traiter d’orgue du Laos,
de lui souhaiter un bon voyage à Khonostrov, de le surnommer El Jerko. El Sharkhono. El Khonostro.
Mais je ne comprenais pas. Parce que j’avais encore de
l’amitié pour lui.
Il en va de l’amitié comme de l’amour : ça ne se
déconnecte pas comme on veut. La fin d’une amitié peut être brutale – je viens
de le constater une nouvelle fois – mais on ne décide pas de mettre fin
à une amitié. C’est un processus aussi involontaire que peut l’être son début.
La vie est faite de liens mais aussi de ruptures. Vivre, c’est nouer, rompre et
renouer sans arrêt. C’est pour ça qu’on a du mal à regarder nos photos
d’enfance (« Misère ! J’avais cette dégaine-là à quatorze
ans ? ») ou celles des personnes qui ont compté pour nous puis sont
sorties de nos vies. Celles qui sont mortes, celles qu’on n’a plus voulu voir,
celles qui n’ont plus voulu nous voir. (Tiens, ça me fait penser qu’il faut que
j’efface toutes les photos de lui que j’ai sur mon ordi…)
On a beau le savoir, on ne s’y attend pas ; quand
il a commencé à se transformer en El Jerko (imaginez un méchant des
films muets, avec une petite moustache, un sourire torve et des canines
pointues…) je me remettais d’autres soucis, j’allais mieux et, comme il m’avait
soutenu jusque là je ne m’attendais pas à le voir faire volte-face. Quel
connard ! Pourquoi m’a-t-il fait ça, à moi qui comptais tant sur
lui ?
Du coup, la colère a fait remonter en moi le
souvenir de ruptures passées.
Ce n’est pas la première fois qu’un homme que j’aime
et admire m’envoie paître de manière assez ignominieuse. Je veux dire :
non pas en disant « Je ne suis pas d’accord, je ne peux plus être ami
avec toi, restons-en là » mais en me laissant entendre que je suis moins
que rien. Que s’il met fin à cette amitié, ce n’est pas parce que je lui ai
fait quelque chose, mais parce que je suis ce que je suis.
Quand un ami nous dit ça, la surprise est grande parce
que ça sous-entend que cette amitié, au fond, était un malentendu ;
que les liens s’étaient noués autour de perceptions erronées, d’une compréhension
illusoire, de points communs imaginaires. Que pour l’un, cette amitié n’avait
pas le même sens que pour l’autre. Que nous étions de faux amis.
Après la surprise et la colère, il y a la douleur du
sentiment d’abandon, l’humiliation de se sentir trahi, la honte de se savoir
dés-estimé, voire méprisé, le sentiment insupportable, en outre, d’être
soi-même accusé de trahison. Car l’ami qui rompt nous dit : « Tu m’as
trahi, c’est pour ça que je ne veux plus te voir. » Comment comprendre une
accusation dont on ignore la nature ? C’est du même ordre que Joseph K.
dans le procès. Il est accusé, mais ne comprend pas de quoi, personne ne veut
le lui expliquer.Il ne peut donc ni se défendre, ni assumer sa faute. Insoluble.
Et puis, quand on reprend ses esprits, on
s’interroge : si je n’ai rien fait de mal, si ce ne sont pas mes
actes mais ce que je suis (ou ce qui m’est arrivé) qui a provoqué cette
rupture, qu’est-ce qui a changé ? Est-ce moi, ou est-ce la
perception que l’autre avait de moi ?
Car il n’y a pas vérité d’un côté, erreur de l’autre.
Quoi qu’on en pense, il s’agit toujours de perceptions. Sa perception de ce que
j’étais et suis devenu ; ma perception des changements que j’ai vus en lui
et de leurs causes. Les unes ne valent pas mieux que les autres. Ce qui rend
les choses douloureuses, ce n’est pas de se rendre compte de ça, c’est de ne
pas savoir pourquoi, comment c’est arrivé, et de ne même pas pouvoir s’asseoir
à une table et en parler. Si on pouvait le faire, ça voudrait dire qu’on est
encore amis. Qu’il a été secoué, qu’il reste circonspect, mais que son amitié –
ou au moins son estime – est toujours là.
Et puis, j’en suis venu à me demander : pourquoi
devient-on amis ? Et qu’est-ce que l’amitié ? Ce ne sont pas des questions
simples, car l’amitié n’est pas plus facile à définir que l’amour, les
définitions sont multiples selon l’individu, la culture et la société
environnantes, les circonstances, l’âge, les expériences communes… Et je
ne cherchais pas une définition universelle – il n’y en a pas, même s’il
est probable qu’on pourrait trouver des éléments de définition communs en
recueillant ce qu’en disent les membres de nombreuses cultures – ni même une
définition « modèle » pour d’autres que moi. J’avais envie, simplement
(si tant est que ce soit simple) de délimiter ce qu’est, pour moi, être un
ami et tenir quelqu’un pour un ami.
Les premiers mots qui me sont venus à l’esprit étaient
« soutien », « entraide/coopération » et
« loyauté ». Un ami, c’est quelqu’un avec qui on s’entraide,
avec qui on coopère et l’on se soutient mutuellement et envers qui on est
loyal.
De ces mots, le plus problématique, c’est
« loyauté ». Nous sommes liés à tant de personnes à la fois –
famille d’origine, conjoint, famille élargie, amis, communauté, groupe
professionnel – que les conflits de loyauté sont inévitables, et ils sont
légion. Il me semblait que le lien d’amitié a de particulier par rapport aux
autres qu’il n’a pas toujours pour objet ou pour finalité un intérêt ou un profit
concrets. Je m’explique : la loyauté envers famille, conjoint et enfants
est ancrée dans la nécessité inconsciente de préserver nos gènes pour les faire
passer à la postérité. La loyauté envers le groupe (communautaire ou
professionnel) est ancrée dans la nécessité de profiter des ressources du
groupe (et d’y rester inclus) pour survivre à l’environnement – qu’il s’agisse
du climat ou des prédateurs. Etre déloyal envers la famille ou le groupe, c’est
considéré comme une trahison des projets communs – le plus souvent implicites –
que sont la survie des gènes et du groupe. Quoi qu’on fasse, ces enjeux et
intérêts restent présents en filigrane.
Mais j’avais le sentiment qu’on pouvait être ami avec
quelqu’un sans qu’il soit question (en première approximation) de survie,
individuelle ou génétique, ou d’intérêt matériel immédiat. On trouve des amis
en général hors de son cercle familial, et hors de son cercle professionnel.
Dans mon esprit, l’amitié pouvait être indépendante des intérêts premiers de
chaque individu, autrement dit, on peut être l’ami d’une personne sans que l’un
ou l’autre en tire de bénéfice notable.
Il semble que ce soit faux.
La lecture toute récente (depuis ma rupture avec El Khonostro) de « The Evolutionary Origins of Friendship », article de Robert
M. Seyfarth and Dorothy L. Cheney paru en 2011 dans la revue Annual Review
of Psychology (Annu. Rev. Psychol. 2012.63:153-177) me porte à croire que
le caractère « désintéressé » que j’attribuais aux liens d’amitié est
un pur fantasme. On devient toujours l’ami de quelqu’un parce qu’on en tire
bénéfice. Chez beaucoup d’animaux, à commencer par les primates, les liens
d’amitié existent, et sont favorisés/facilités par trois éléments d’importance
décroissante : d’abord, l’appartenance à la lignée maternelle : parmi
les babouins, on est volontiers ami(e) de ses tantes, de ses sœurs, de ses
cousines ; ensuite, les individus de même âge qui pourraient être des
enfants du père biologique : chez les chimpanzés, les femelles se
regroupent et élèvent ensemble leurs petits pouvant être issus du même mâle, de sorte que les petits deviennent proches et s’allient ; enfin,
parmi tous les primates, les liens d’amitié se nouent entre individus de rang
social similaire, ce qui leur permet de constituer des alliances. Les avantages
de ces liens d’amitié sont évidents, aussi bien génétiquement que socialement.
Et on observe que les liens d’amitié entre individus appartenant à une même
famille de rang élevé sont plus forts que ceux des familles de rang
inférieur. Ce qui veut donc dire que ces « motivations » d’être amis
se renforcent mutuellement.
Si on extrapole ça aux humains, dont la structure
sociale et les mécanismes psychologiques sont très proches de celles des autres
primates, ça veut dire qu’une amitié a d’autant moins de chance de se nouer ou
de durer que les deux amis sont éloignés génétiquement et ont un statut social
différent. De plus, comme je l'ai mentionné, les comportements « non conformes » aux règles en vigueur
dans le groupe sont souvent sévèrement punis par les membres du groupe (par la mise à l'écart, l'exclusion, le meurtre) ; ça
veut donc dire aussi que si l’un des deux amis enfreint (ou semble enfreindre) les
règles implicites ou explicites du groupe auquel ils appartiennent tous deux,
la probabilité que l’ami non exclu choisisse son ami, et non le groupe, est
extrêmement faible. Et si c'est l'ami lui-même qui "décide" que l'autre a enfreint les règles, alors, il n'hésitera pas à l'exclure.
Un article paru dans Communication Quarterly en
2004, (« The process of relationship development and deterioration:
Turning points in friendships that have terminated ») nomme cinq
circonstances/motifs-clé pouvant favoriser la fin d’une relation d’amitié :
- la fin de la cohabitation (quand les amis vivaient
ensemble) ;
- les conflits (il n’est pas précisé lesquels)
- le partenaire amoureux de l’un des deux amis ;
- l’accroissement de la distance géographique ;
- le fait qu’un des amis « change » (le type
de changement n’est pas précisé).
Bien sûr, plusieurs facteurs peuvent se combiner…
(Un ami - un vrai - en lisant ce texte, m'a demandé pourquoi je n'évoquais pas des raisons psychanalytiques à cette rupture, en suggérant qu'il y a sûrement d'autres hypothèses. Il a raison, et je l' ai envisagé. Mais ce texte n'est pas destiné à expliquer son comportement avec des hypothèses, car je ne suis pas dans sa tête - et, à vrai dire, je n'ai pas envie d'y entrer. Ce texte est simplement destiné à exprimer ce que je ressens devant une attitude qui me semble inexplicable.)
(Un ami - un vrai - en lisant ce texte, m'a demandé pourquoi je n'évoquais pas des raisons psychanalytiques à cette rupture, en suggérant qu'il y a sûrement d'autres hypothèses. Il a raison, et je l' ai envisagé. Mais ce texte n'est pas destiné à expliquer son comportement avec des hypothèses, car je ne suis pas dans sa tête - et, à vrai dire, je n'ai pas envie d'y entrer. Ce texte est simplement destiné à exprimer ce que je ressens devant une attitude qui me semble inexplicable.)
Lire ces deux articles m’a beaucoup éclairé – même si
ça m’a aussi attristé. Parce que je me suis mis à revisiter les ruptures que
j’avais vécues (ce n’était pas la première, et c’est presque toujours l’autre
qui a rompu, pas moi). Et je me suis rendu compte que chacune de ces ruptures
était, effectivement, liée à l’un de ces facteurs – le plus souvent, à un
tournant dans ma vie. J’en déduis que mes ex-amis ont perçu ce tournant comme
étant incompatible avec la poursuite de l’amitié. Que c’était un deal-breaker,
en quelque sorte. Je parle, encore une fois, de perception, puisque pour
chacune de ces « ruptures », ils ne sont pas venus me donner une
explication rationnelle. (Mais peut-il y avoir une explication
« rationnelle » à la fin d’une amitié, alors qu’il n’y en a
pas lorsqu’elle commence ?)
Chaque fois, j’ai été surpris. Ces ruptures se sont
produites à des moments très précis : lorsque j’ai publié mon premier
roman, en 1989, certains amis l’ont très mal pris ; quand j’ai divorcé, au
début des années 90, plusieurs n’ont plus voulu me voir ; et, quand j’ai
eu la chance de recevoir un prix littéraire, en 1998, la plupart de mes amis ont
accueilli mon succès avec beaucoup de joie, mais deux d’entre eux l’ont très
mal vécu.
Je cherche ici à expliquer des mécanismes, en sachant qu’ils
restent incertains. Comme le font remarquer les auteurs de l’article, ils
n’ont interrogé qu’un des deux amis concernés par la rupture. Chacun
probablement, avait sa vision propre. Leurs intérêts – et leurs motifs d’être
amis – n’ayant jamais, au fond, été superposables, il serait douteux que leur
vision de leur rupture l’ait été. Je doute que mes anciens amis aient de notre
rupture la même perception que moi. Pour ce que j’en sais, certains pensent
peut-être, en toute sincérité, que c’est moi qui ai rompu.
Aujourd’hui, je serais tenté d’en conclure qu’il est
vain de porter des jugements hâtifs sur nos liens d’amitié ou de prédire leur
avenir. Pas plus que l’amour, aucune amitié n’est là pour toujours. Les
relations nées de l’une sont aussi contingentes, influençables et labiles que
celles qui naissent de l’autre. Elles se forment pour des raisons apparentes,
raisonnées a posteriori, qui masquent les motifs réels, inconscients et
probablement calculés. Car l’amitié, nous disent l'anthropologie, l'ethnologie, la psychologie, la sociologie, nous est utile,
émotionnellement et socialement. Elle facilite l’intégration sociale, la
stabilité à l’intérieur du groupe, mais aussi la réussite individuelle. Et il
est probable que lorsqu’elle ne remplit plus l’une ou l’autre fonction, elle
cesse. Pour celui qui décide de rompre, il est moralement plus satisfaisant de
se dire qu’on rompt parce que l’autre a trahi ; mais il est beaucoup plus
plausible que lorsqu’on met fin à une amitié, c’est parce qu’elle n’apporte
plus ce qu’on en attendait. L’ami qui décide de rompre ne fait, au fond, que se
débarrasser d’une relation encombrante.
Pour celui qui n’a pas voulu rompre, la perte
est brutale et profonde. C’est sans doute pour cela que ça lui est si pénible :
il se voit simultanément refusé un soutien moral qui lui était bénéfique, et
nié dans sa capacité d’apporter la même chose à son ami. Autrement dit, quand
un homme met fin à une amitié il dit : « Tu ne me sers plus à rien, débrouille-toi. »
Celui qui a été rejeté se sent également accusé d’être
le responsable de la rupture. Sans possibilité de pouvoir faire amende
honorable, sans même pouvoir déterminer si c’est vrai. Perdre un ami, c’est
douloureux, mais le perdre en ayant le sentiment qu’on a été déclaré coupable
sans avoir, à aucun moment, pu se défendre – c’est profondément injuste.
C’est ce qui permet de sortir du deuil. Parce qu’un
ami, justement, c’est loyal. Ça nous aborde de front quand quelque chose ne va
pas. Il peut choisir de nous engueuler et de nous secouer. Ou alors, de se
taire en se disant : « C’est mon ami. Il a tort, mais je n’ai pas à
lui donner de leçon. Il a besoin que je sois là, même s’il se trompe. »
Mais quoi qu’il décide, il l’assume. Par amitié. Un ami, ça ne nous met jamais
dans une situation insoluble.
Lorsqu’un ami rompt sans explication, c’est parce
qu’il n’est plus notre ami ; parfois, depuis longtemps. Nous étions dans
l’illusion de l’amitié passée, une illusion qu’il n’a pas eu le courage ou
qu’il a choisi sciemment de ne pas dissiper. Que nous soyons ou non coupables
de lui avoir fait du tort, ça ne justifie pas qu’il se soit tu et qu’il nous
fasse porter pêle-mêle la responsabilité de la rupture et des conditions de
celle-ci. C’est déloyal. Ce n’est même pas respectueux à l’égard de l’amitié
passée.
Quand un ami rompt ainsi, dans le silence, ou avec
dégoût, il trahit aussi ce qu’il a été. Il se trahit lui-même. Il se
disqualifie et disqualifie aussi ce qu'il dit : il ne peut pas à la fois
prétendre rompre au nom de l'amitié passée et, en même temps, nous en rendre
coupable. C'est lui qui rompt. Ses motifs sont respectables, mais il n'a pas à
nous attribuer l'acte de rupture lui-même. Pour nous l'attribuer, il faudrait
que nous en ayons été informés...
J'en ai conclu qu'en me faisant porter le chapeau sans
discussion possible, mon ex-ami s'est comporté très connement : en juge, parti
et bourreau. El Jerko Sinistro. El Khonostro Diabolico.
Il a rompu, et c’était son droit. Mais il l’a fait
connement ; et si c’était aussi son droit, c’est le mien de penser qu’il a été un
con sur ce coup-là. Car il l’a fait sans respect et sans courage, ce qui est très
très con.
Penser cela ne m’a pas, à proprement parler, consolé. Mais ça m’a aidé à ne plus me sentir coupable : je n’ai pas à me sentir coupable du manque de respect et de courage d'un autre.
Penser cela ne m’a pas, à proprement parler, consolé. Mais ça m’a aidé à ne plus me sentir coupable : je n’ai pas à me sentir coupable du manque de respect et de courage d'un autre.
Je peux en revanche continuer à apprécier à leur juste
valeur le respect et l’amitié qu’on me porte.
Je n’ai pas beaucoup d’amis. Et, depuis que j’ai
émigré, mes amis intimes vivent ailleurs. Mais ce qui me réconforte, c’est que
la distance et les événements bons ou mauvais de la vie - ils en ont eu leur
lot, moi le mien – ne semblent pas affecter ces autres amitiés. Avec certains,
ils semblent même les renforcer. Ou plutôt, quand quelque chose arrive, ils
sont là où je pense les trouver. Ils m’accueillent quand je leur annonce que je
viens les voir. Ils m’envoient des messages de temps à autre pour garder le
contact. Ils ne sont jamais loin. Je sais qu’ils ne dépendent pas de moi,
et que je ne dépends pas d’eux. Nous sommes amis parce que nous aimons être amis. Et parce que le sentiment d'amitié est, en lui-même, plus gratifiant que ses "intérêts" potentiels.
C’est peut-être ça seulement, le test d’une
amitié : on reste amis quoi qu’il arrive parce que l’on sait déjà
suffisamment sur l’autre pour l’accepter tel qu’il est, jusqu’au bout ;
parce qu’on est assez autonome pour vivre et s’apprécier sans attendre autre
chose que le plaisir de se voir et de passer du temps ensemble autour d’un
repas en famille à leur table ou dans un delicatessen, à un concert de
James Taylor ou à une exposition de Gotlib. Les amis nous rappellent les choses
que nous aimons – ils les aiment aussi ; ils nous en font découvrir
d’autres ; ils acceptent que nous leur en fassions découvrir de nouvelles. Ils acceptent que la vie nous arrive comme elle leur arrive à eux. Et que le changement, ça fait partie de la vie.
Quand on perd un ami, on apprécie encore plus les amis
qui sont là. Et, parce qu’ils sont là malgré le temps, malgré les événements,
malgré les changements, ils nous disent qui nous sommes – ce que nous avons été, ce
que nous sommes devenus.
Marc Zaffran/Martin Winckler