à R.
Je me souviens que je n’avais pas encore le permis, que
M., mon ex-petit-ami conduisait et que sur le chemin, tu nous as expliqué
qu’aucune de ces filles ne t’intéressaient parce qu’aucune ne connaissait
Bartok.
Je me souviens qu’à cet instant, j’ai pensé que tu étais
brillant et très prétentieux, excessif et follement enthousiaste.
Je me souviens qu’ensuite, quand je te croisais entre les
cours, j’étais souvent impressionnée et que très vite, je t’ai trouvé très drôle.
Je me souviens qu’aux soirées du jeudi soir, tu étais la
vedette, que certains t’adoraient et que d’autres te détestaient et que parfois
je me demandais desquels j’étais.
Je me souviens que tu as grandi, que tu t’es lancé dans
des projets qui te tenaient à cœur et que nous sommes tous partis vers des
horizons différents.
Je me souviens avoir eu de tes nouvelles de temps en
temps par M., J. ou L. qui te croisaient quand je n’habitais déjà plus en
France.
Je me souviens que tu es parti en Asie, monter ta boite.
Je me souviens que J. m’a dit que là-bas tu faisais du
mannequinat pour arrondir tes fins de mois.
Je me souviens ce jour ou L. est venue me rejoindre pour
déjeuner quand j’étais de passage a Paris et qu’elle m’a dit que tu étais
malade, que tu avais du revenir en urgence en France pour te faire opérer.
Je me souviens que mon monde s’est effondré et que j’ai
demandé à L. s’il y avait une chance que tu t’en sortes.
Je me souviens avoir entendu le nom de ta maladie
résonner dans ma tête et avoir pris pour prétexte mon départ imminent pour ne
pas t’appeler.
Je me souviens avoir formulé des dizaines de fois le mail
que je t’ai envoyé ensuite quand j’ai su que tu allais mieux.
Je me souviens ta réponse, juste et optimiste.
Excessivement courageuse. A ton image.
Je me souviens de J. me racontant votre déjeuner et ta
force.
Je me souviens ne pas avoir voulu demander de tes
nouvelles jusqu’à ce jour, même pas un an plus tard, où
Je me souviens de L. me disant après dîner que tu avais
rechuté, que tu étais dans un lit - puisque le côté droit de ton corps était paralysé
- chez ta maman dont tu étais le fils unique.
Je me souviens n’avoir pas cru que la maladie avait eu le
dessus sur ton corps plein de vie.
Je me souviens avoir pensé que c’était un cauchemar, toi,
27 ans, vivant, enthousiaste et brillant, mûri, grandi.
Je me souviens m’être dit que la vie était dégueulasse.
Je me souviens le mail de M., m’apprenant ton « départ ».
Je me souviens les mails de M. me racontant tes derniers
mois, pendant lesquels vous vous étiez rapprochés puisque vous habitiez dans la
même rue.
Je me souviens l’avoir entendu pleurer en me
racontant le jour où tu n’as plus pu jouer du piano.
Je me souviens l’avoir entendu me dire ton désespoir
quand tu n’as plus pu nouer tes lacets et que tu as compris que c’était trop,
que tu n’avais pas le courage de te battre une deuxième fois, faire des chimios
qui te tuaient à l’autre bout de la ville, que c’était fini.
Je me souviens avoir lu son désespoir quand il m’a écrit
sa visite à l’hôpital quand tu ne pouvais plus bouger ou parler, toi qui avais
été beau, grand, impressionnant et profondément aimé.
Je me souviens avoir pleuré des semaines devant le drame
de ton existence, en pensant à tes proches et ta petite amie.
Et je me souviens ce jour, il y a quelques semaines, où,
en me promenant dans le Marais, j’ai croisé un garçon à vélo qui te ressemblait
et que, l’espace d’une seconde, j’ai pris pour toi.
Je me souviens avoir compris à cet instant que tu n’étais
plus. Jusque-là, j’avais espéré que tout ca n’était qu’un cauchemar.
Je me souviens. Et je me souviendrai toujours.