Ma chère Sophie.
Quel plaisir de recevoir ta lettre!
J'avoue qu'à l'heure de l'internet, de facebook et copains d'avant, je ne me serais jamais imaginée qu'on se retrouverait grâce aux pages blanches!
Oui, beaucoup d'eau a passé sous les ponts, beaucoup d'eau qui a charrié sa dose de déchets et de limon.
Comme je te l'ai dit au téléphone, j'ai divorcé, changé de boulot, et quitté ma chère Paris. Je sais, ça fait beaucoup...
Tout le monde se demande (et parfois me demande) ce qui m'est passé par la tête!
A toi, je sais que je peux le dire.
Que tu comprendras.
Ou que tu ne jugeras pas même si tu ne comprends pas.
Comme tu le sais, j'étais une femme comblée, avec un bon job qui me prenait beaucoup de temps, un mari gentil et trois beaux enfants.
Tu te souviens, en cours d'histoire, le distingo que faisait Mrs. P. entre causes profondes et causes immédiates? Là, c'est un peu pareil: si je devais résumer ce chambardement à une chose, je choisirais une chanson de Linda Lemay, qui m'est tombée dans les oreilles, un soir. Cette chanson s'intitule "j't'ai pas entendu...".
Elle m'a ramenée quelques mois en arrière, lorsque je me vidais de mon sang et que le docteur m'a dit: "votre foetus est mort, il faut l'extraire, sinon, il va vous tuer!"
Je me suis souvenue de tout: de l'echo, de l'anesthésiste en goguette, de tout le reste qui est indiscible, des étriers à l'aspiration, des transfusions et des flashs à la con (Comme ce livre que tu m'avais prété, La Vacation de M.W.), des reflexions sympa à la sortie de l'hosto...
Et puis, je suis allée regarder mes enfants, les vivants, ceux qui ont tenus, dormir.
Et je me suis rendue compte que je ne faisais que ça, depuis le début, les regarder dormir, en dehors de mes horaires à la con dans un boulot bien payé qui me bouffait ma patience, mon énergie, mes convictions et mon âme.
Puis mon mari est rentré, et une fois de plus, on a même pas pu échanger un silence sereinement.
Je suis allée à la fenêtre, il y avait tellement de lumières que je voyais à peine les étoiles, j'ai ouvert et j'ai entendu les voitures, auxquelles je ne faisais plus attention. Auxquelles je n'avais jamais fait attention, en fait.
Et là...
Comment dire?
Comment le dire sans insulter les victimes de catastrophes naturelles?
Je l'ignore...
Les premiers mots (bateaux, certes) qui me viennent sont:
Une digue s'est rompue, une vague m'a emportée, j'étais en pleine tempête...
J'ai vécu un tremblement de mère.
Je suis retournée écouter mes enfants respirer, j'ai réveillé mon mari, et j'ai parlé.
Plus que jamais, mais en moins de mots.
Le lendemain, je m'inscrivais au concours et je donnais ma démission.
Le divorce n'a pas tardé et a été serein.
On a choisi une région qui nous attirait tous les deux, L. et moi, pour l'inscription au concours.
On voulait rester proches pour les enfants.
Il a obtenu une mutation, et moi, quelques mois plus tard, mon concours.
Aujourd'hui, on a fait un tour à la plage avec les enfants (et des moufles!).
Hier, avec mes élèves, nous avons observé une salamandre, apportée par une maman.
Je jardine (Si, si!!!), on se promène, j'ai dû passer mon permis!
Je suis là le soir, le matin, le midi, pour les devoirs, les bobos et les bagarres.
Ils dorment, je viens d'aller remettre une bûche dans la cheminée, tout est calme.
Dehors, y'a plein d'étoiles, et des arbres, et des mulots.
Demain, c'est grêve! Je les emmène à la manif!
Et toi, comment va la vie?
Jo