dimanche 7 août 2011

Le livre de mon enfance - par Christina (Ex. n°18)



Savait-elle, ma mère l’inestimable cadeau qu’elle me faisait  en me collant ce livre entre les mains ou voulait-elle simplement, une fois de plus, avoir la paix ? Me l’aurait-elle confié si légèrement si elle avait pressenti  l’influence qu’il exercerait sur moi et par là-même, sur mon avenir ? 

Et si je n’ai jamais dû, comme Frances (mon héroïne) et Neeley (son petit frère), guetter le moindre morceau de métal ou de cuivre, perdu au fond du caniveau, dans l’espoir d’en obtenir quelques pennies chez le ferrailleur... 

Si je n’ai jamais dû, pendant plusieurs jours d’affilée, “jouer au pôle nord” et souffrir de la faim dans une cuisine sans feu; aux tablars et à la glacière désespérément vides, parce que l’argent manquait cruellement... 

Si je n’ai jamais (jamais ?), eu peur ou froid ou faim dans mon enfance de petite fille bien nourrie, je me suis néanmoins identifiée par la suite à tant de réminiscences de cette biographie-là, qu’elle a sensiblement déteint sur la mienne. 

J’ai bien dû le lire  six fois, ce livre, la première année. Aujourd’hui encore j’en connais certains passages par coeur. Quel âge avais-je la première fois ? Onze ans, Douze ans ? Du jour (à sept ans et demi) ou j’ai su que je savais lire en déchiffrant (et comprenant !) un nom de rue, je n’ai plus jamais été seule. Une fois les dents (les yeux ?) faites sur les incontournables Bibliothèques Rose, Verte et autre Club des Cinq, c’est ce livre-là qui m’a le mieux appris les “choses de la vie” et grâce auquel mon imaginaire s’est éveillé aux goûts, aux bruits et aux odeurs. J’ai compris aussi que plus que n’importe quelle fiction ou conte de fées, c’est “la vraie vie des gens” qui me passionnerait à jamais. 

Est resté encré (sic!)  en moi le goût du concombre au vinaigre lentement savouré par Frances, sur les marches de l’escalier de secours de son immeuble. Une fois dessus elle était comme nichée dans les branches de “son” arbre. Le seul arbre qui pousse à Brooklyn, même sur du béton, disait le tout début du livre... Elle lisait, tout en grignotant son concombre (la rumeur courait que celui qui les vendait crachait dans le tonneau quand il était de mauvaise humeur), le livre emprunté à la bibliothèque de son quartier. Elle s’était fait le serment d’en lire un par jour pendant toute sa vie et tous les auteurs de A à  Z.

J’entends encore le bruit du clapotis de l’eau contre la barque de location, ce jour mémorable où Johnny, le père, emmena Frances et Neeley à la pêche sur l’Hudson River. Il finit par tomber à l’eau tant il avait bu pour se donner du courage et tant il s’était démené pour faire croire à sa progéniture qu’il était doué pour la pêche. Le père trempé, son chapeau perdu, les deux enfants souillés... ce fut une belle journée ! 

J’étouffe dans la chaleur de la petite pièce, presque un débarras, dans laquelle dormaient Frances et Neeley. Frances se relevait la nuit à l’heure du dernier tramway pour écouter son père rentrer. Serveur de son métier, avec un grave penchant pour l’alcool, comme on l’aura compris, le pauvre Johnny était bien incapable de rentrer avec la totalité de sa paie les rares fois où il avait eu la chance d’être engagé pour un service (l’histoire se passe au début des années trente). Charmeur; adoré de sa femme et de sa fille, on l’entendait rentrer de loin, sifflotant la complainte de Molly Malone...

J’entends d’ici le fracas des balais et du seau jetés violemment sur le sol de la cuisine, pour bien signifier que la semaine était finie, par Katie, la mère, brave petite femme courageuse et travailleuse, pleine de touchante abnégation... “Pauvre mais honnête et digne” me répéterais-je avec un demi-sourire en pensant à elle chaque fois que dans ma vie il fera froid. 

Je n’oublierai jamais l’odeur du macadam brûlant quand Neeley jouait au base-ball dans la rue pendant que ses copains mataient la poitrine naissante de sa soeur.

J’ai recherché souvent la chaleur du poêle, dans la petite école que Katie et Johnny nettoyaient à leurs débuts et sur les bancs de laquelle ils ont conçu Frances... “Je vais mon chemin, toi le tien” avait dit Johnny à sa petite amie du moment quand il était tombé amoureux fou de la belle Katie.

Et quarante ans plus tard, la brûlure causée par la main du satyre sur la jambe de Frances, quand il avait réussi à l’agripper à travers les barreaux des marches de l’escalier, et ne voulait plus la lâcher, est toujours aussi vive dans mon frisson de dégoût. C’est Katie, alertée par les cris de sa fille, qui a réussi à l’en décoller à coup de fer à repasser. Il n’y eut pas de second cadavre de petite fille violée cette année là dans la cave, mais la peur a longtemps hanté les esprits. 

Frances.  Frances qui avait  presque mon âge et à cause de qui je m’étais fait le serment d’aller vivre en Amérique - le pays de tous les possibles - un jour. Frances, à cause de qui j’ai jeté mon dévolu sur l’homme qui serait susceptible de m’y emmener. Au risque d’en mourir. 

Frances qui aimait tellement écrire “la vérité” et ne comprenait pas que la maîtresse préfère les mensonges bien polis, bien propres, bien nets et surtout sans bavures “sales”. Frances qui avait menti alors pour s’approprier la poupée convoitée et destinée à une “autre” petite fille pauvre. Pendant que de mon côté, sous le ciel de Bruxelles, je m’appropriai  une idée, et, subséquemment les lauriers en retour, d’une petite camarade qui n’avait pas parlé assez fort.

Comme Katie, j’ai connu un deuil cruel, j’ai connu les méfaits de l’alcool, j’ai vécu l’abnégation d’une femme pour ses enfants, pour son mari, avant d’enfin trouver la sérénité et ma “place” dans l’univers. 

Comme Frances, je suis partie à l’assaut de mes rêves, dont j’ai exaucé une partie, cumulé échecs et réussites et appris à rire de moi quand il s’agissait de survivre.

Et le jour où, à mon tour, j’ai eu envie d’écrire “mon” roman; il ne m’a pas fallu aller bien loin... quoi de plus passionnant à raconter que la VIE, tout simplement ?