jeudi 29 avril 2010

Le plan du labyrinthe (Ficelles et chapeaux-claque, 5)


Ornella a écrit : « Je ne sais plus où,  mais j’ai lu que vous n’aviez pas en tête la fin du CDF  quand vous en avez debuté l’écriture. Pourtant le roman semble très construit. Construisez vous réellement l’intrigue de vos romans au fur et à mesure de l’écriture ? Si oui, restez-vous coherent ? »


La réponse à la première question est « oui ». C'en est même gênant, par certains côtés : je ne sais pas toujours où je vais, et ce que ça va donner. Et même le plus souvent. Il m'est arrivé au moins deux fois de commencer un roman sans rien avoir d'autre (ou presque) que le titre : Touche pas à mes deux seins et Un pour deux. Enfin, pour Un pour deux et les deux autres volumes de la trilogie j'avais le personnage de René/e, quand même. Très vite, j'ai  décidé que le cadre serait Tourmens, ses « points chauds » l'hôpital Nord (celui des quartiers pauvres) et le centre Multimédiatique Michel-Houellebecq, ses têtes de Turc le maire Francis Esterhazy, son épouse top model Clara et le bouffon de cour Victor-Henri Slezak. J'aime bien me moquer des personnalités qui m'insupportent.

Pour le CDF, (et d'ailleurs pour Sachs et Les Trois médecins et La vacation), j'avais essentiellement le cadre (l'unité 77, le cabinet de campagne, la fac, le centre d'IVG), les personnages principaux et la trame temporelle. Et puis un argument de départ très simple et finalement assez vague : la vie d'un médecin généraliste vue par ses patients ; l'activité d'un médecin dans un centre d'IVG et ses tentatives pour en rendre compte dans un roman ; les études de médecine de Bruno Sachs comme remake des Trois Mousquetaires ; un roman d'initiation dans un centre de santé des femmes. Mais c'est ce qui m'a permis d'avancer. 

En ce moment, le roman que je voudrais écrire et qui s'intitule pour l'heure La voie d'un homme stagne parce qu'il me manque une dimension. Je sais qui sont les personnages principaux (un écrivain/médecin/père de famille et sa mère) et où ça se passe (chez lui) mais pas exactement ce que je veux raconter, ni en combien de temps ça se passe. Il semble, au vu de mes précédentes expériences, que j'aie le plus souvent besoin d'avoir un « cadre temporel » (ou d'une trame pré-établie) pour pouvoir construire mes livres. Le cadre en question est visible dans les quatre romans médicaux. Il l'est moins dans la Trilogie, mais il existe néanmoins : je m'étais fixé de construire chaque volume comme une « saison » de série télévisée du câble, en 13 « épisodes » (chapitres) divisés chacun en 4 « actes » (scènes). 

C'est l'idée de construire ça comme une série télé qui m'a donné ensuite l'idée de faire commenter la deuxième « saison » (L'un ou l'autre) par trois « spectateurs » dont les remarques sont intégrées au texte, et de faire construire la troisième (Deux pour tous) par ses scénaristes, sous les yeux même du lecteur. Une triple mise en abŷme, en quelque sorte. Ça n'était pas purement formel, et pas gratuit du tout. Les difficultés d'écriture que rencontrent les scénaristes étaient les miennes et je voulais, en les formulant, les surmonter pour arriver au bout de l'histoire. 

Rétrospectivement, la Trilogie n'est pas seulement la genèse d'un super-héros, c'est aussi la fin d'un cycle et la remise en perspective de dix années d'écriture. C'est ce qui m'a permis d'écrire Le Choeur des femme comme si c'était mon « second premier roman », mais du coup je me sens un peu frigorifié. Après La vacation (mon premier premier roman), j'ai mis presque dix ans à écrire La maladie de Sachs. Je n'aimerais pas qu'il m'arrive la même chose une nouvelle fois.

Mais il y a beaucoup de points communs entre La voie d'un homme et Les Cahiers Marcoeur, le livre inabouti que j'ai écrit entre La Vacation et Sachs, et je me demande si je vais de nouveau me perdre dans un projet sans suite ou si je vais parvenir, cette fois-ci, à le surmonter.

Il me manque encore la trame, le cadre, la toile qui va me permettre de construire, alors je n'avance pas beaucoup. J'en suis encore au stade où j'accumule les informations, les références, les idées, les scènes, les bouts de ficelle qui viendront composer toutes les pièces du puzzle qu'est le roman.

Pour avancer dans l'écriture d'un roman, je me fabrique souvent un plan (vague) de ce que je veux y voir figurer. C'est ce que j'ai fait pour Sachs (avec le découpage qui suit celui de l' « observation clinique ») et pour LTM (j'ai construit l'itinéraire des étudiants en le calant sur le contenu pédagogique de mes propres études). Pour La Vacation et le CDF, je me suis plutôt laissé guider par la topographie (réelle et imaginaire) des lieux et la « logique » du travail dans un hôpital. J'ai besoin de « tuteurs » narratifs. Ils me rassurent, je pense. Alors je ruse : dans Un pour deux, l'une des trames policières (l'enquête sur l'agression de Sonia) est empruntée à Bullitt, le film de Peter Yates. Celle du Numéro 7 lorgne du côté de The Stars, My Destination de Alfred Bester (lui-même inspiré par Le Comte de Monte-Cristo !!!)

La figure du roman comme puzzle, surexploitée depuis G. Perec, m'a toujours paru insuffisante pour parler du travail de l'écrivain si on ne la superpose pas à celle du labyrinthe, « que le rat-écrivain construit en même temps qu'il se propose d'en sortir », pour paraphraser le susmentionné. Le puzzle, c'est le produit fini (je ne peux plus le voir en désordre une fois qu'il est achevé). L'idée de labyrinthe, et surtout celle de l'itinéraire dans le labyrinthe est beaucoup plus proche de ce que je ressens au moment où j'écris : d'abord, je ne sais pas très bien où je vais. Je sais, bien sûr, qu'il y a une sortie, et je sais à peu près à quoi elle ressemble (souvent, je l'ai en tête très tôt, dans ses grandes lignes). 

Mais je ne sais pas par où je vais passer (puis faire passer le lecteur) pour y parvenir, quelles impasses, quelles chausse-trappes, quels raccourcis inattendus, quels « niveaux cachés » (comme on dit dans les jeux vidéo) je vais rencontrer. Enfin, construire. C'est pourquoi, à la réflexion, le choix de mon pseudo me paraît être tout à fait justifié. J'avais un moment envisagé de prendre celui de « Marc Valène ». Serge Valène est le peintre/narrateur qui, dans La vie mode d'emploi, met en place sur une toile l'immeuble sans façade où il a vécu et imagine les histoires qui se sont déroulées dans les pièces ainsi accessibles au regard. 

Gaspard Winckler, lui, est l'artisan qui colle sur une planchette de bois les aquarelles peintes par Bartlebooth et les découpe ensuite de manière chaque fois différente pour en faire un puzzle de recomposition imprévisible. Valène, c'est Perec ; Bartlebooth, c'est le personnage/lecteur de son roman ; Winckler, c'est l'écrivain dans le roman. C'est l'écrivain qui travaille sous contrainte, et qui transforme les errances de son alter-ego en casse-tête qui lui permettra peut être de gagner sa croûte.

La voie d'un homme est une autofiction. La réinvention d'épisodes autobiographiques sous une forme très facétieuse – et que j'aimerais drôle, mais il paraît que lorsque j'essaie d'être drôle dans mes textes, je n'y parviens pas. En tout cas, le projet renvoie, comme je le disais plus tôt, à quelque chose qui était en germe dans Les Cahiers Marcoeur, mon grand roman inédit. Marcoeur est un écrivain qui écrit tout le temps, au point de ne vivre que pour ça. Au centre du livre, il y a son « grand projet », intitulé Cet Homme en Kit. Le portrait d'un homme en pièces détachées. Le projet n'est jamais décrit, seulement évoqué, et l'histoire de Marcoeur reste en filigrane de celle de six autres personnages qui s'appellent tous « Sachs » mais avec une graphie qui change à chaque fois : Sacks, Sax, Zacks, Zax, Zachs.

En ce moment je lis un bouquin d'anthropologie assez extraordinaire intitulé Sex, Time and Power. L'auteur, Leonard Shlain, y théorise comment, il y a 40 000 ans, Homo Sapiens, qui existait déjà en tant qu'espèce depuis plus de 100 000 ans, a grâce à la synchronisation des cycles menstruels avec le cycle lunaire, est devenu carnivore et chasseur, et a pris conscience simultanément de l'écoulement du temps et de sa propre mortalité. Sous la plume de Shlain, les comportements humains apparemment les plus paradoxaux deviennent soudain lumineux, grâce à des explications très simples et d'une logique confondante.

Inévitablement, comme lorsque je lisais fils (voir cette entrée du blog...), j'ai très envie d'associer ma lecture à ce qui est déjà écrit de La voie d'un homme et aux fragments de Cet Homme en Kit qui me restent. Sur la dernière page de garde du bouquin de Shlain, j'ai écrit la liste suivante :
-      Habitat
-      Alimentation
-      Sexualité/reproduction
-      Vie sociale
-      Productions culturelles et artistiques
-      Physiologie et santé
-      Langage

Ces sept éléments pourraient constituer les « parties » du livre, qui se présenterait alors, en apparence, comme l' observation d'une espèce faite par un ethnologue (ou un naturaliste). À ceci près qu'ici, il ne s'agit pas de décrire une espèce sexuée, mais l'un des deux genres, à travers le portrait d'un seul individu.

Ambitieux ? Oui, on peut dire ça. Et donc, casse-cou. Mais je suis prêt à tout pour avancer.

******

Quant à la cohérence, ce n'est pas à moi de le dire, mais aux lecteurs. En tout cas, quand un roman est terminé, je le relis de nombreuses fois, pour vérifier qu'il n'y a pas d'incohérence. Justement, en relisant Le Choeur des femmes pour le préparer à l'impression, j'ai réalisé qu'à un moment donné, j'avais fait rentrer Jean le chez elle sans sa voiture (qui n'a pas démarré) et que le lendemain, elle retournait à l'hôpital... en voiture. Il m'a fallu reprendre ce paragraphe et la coller sur un vélo tout en rendant la chose plausible, car ce matin-là, elle a une migraine carabinée.

De même, quand j'ai relu La Vacation avec la correctrice qui travaillait chez P.O.L, à l'époque, elle m'a fait remarquer qu'au début du livre Bruno porte une sacoche, et qu'à la fin il porte un cartable. Elle m'a expliqué que c'est ce qu'on appelle « un échafaudage » (dans le même sens que les structures tubulaires qu'on accolle à un bâtiment pour le nettoyer ou le rénover. Au début de l'écriture d'un manuscrit, on utilise certains mots pour désigner un objet particulier, et puis il nous en vient un autre qui prend le dessus et, comme on ne se souvient pas toujours de ce qu'on a fait auparavant, on ne peut pas toujours corriger le premier choix. 

Ce genre de chose ne m'arrive plus (je suis très vigilant et la fonction « Rechercher Remplacer » des traitements de textes aide beaucoup) mais il m'arrive régulièrement de « retoucher » certains passages du début d'un roman pour annoncer de manière subliminale ce qui va survenir plus tard dans le déroulement de l'intrigue – une fois que je le sais moi-même, ce qui survient parfois assez tard ! Alors, question cohérence, je fais de mon mieux, mais c'est aux lecteurs/trices de dire si j'ai correctement accompli mon travail.

Et là en cet instant, il est 1h02 du matin, mes yeux se ferment et je ne suis pas sûr que ce que je viens d'écrire a le moindre sens, la moindre cohérence...

(À suivre... )