I. Une fois encore, elle passait devant lui sans le voir. Une fois
encore. Une fois de trop. Elle l’ignorait depuis toujours et ce
dédain lui fut soudain insupportable. Alors voilà. Tant pis. Tout
cela sera de sa faute. De sa faute s’il envisage maintenant de lui
porter un coup violent derrière la tête. De sa faute si, sans lui
laisser le temps de pousser un cri et de tomber au sol, il se voit la
hisser sur son dos tel un paquet de farine. De sa faute s’il décide
de l’emmener au loin dans un coin tranquille, au delà des
gratte-ciel de la ville. Elle sera sienne alors et il pourra enfin
observer tout à loisir ses yeux de chat agrandis par l’effroi, sa
bouche vermeille déformée de stupeur, ses joues aux courbes
gracieuses sur lesquelles glisseront des larmes. Oui, c’est comme
ça qu’il décida de commettre son premier crime. Ramenant sa
capuche sur son crâne, il lui emboita le pas alors qu’elle sortait
un ticket de métro de son imperméable.
***
II. Tu croises cet homme sans le voir. Ce n’est pas la première
fois mais tes pensées sont ailleurs. Tu ne vois pas son regard qui
te dévisage, ni ses pas qui emboitent les tiens. Tes talons claquent
sur le sol et tu avances d’un pas cadencé, indifférente au
brouhaha de la ville, à ses gratte-ciel imposants, aux passants
pressés de rentrer dans leur foyer. Tu songes et ne te souviens déjà
plus comment ça a commencé, quels mots ont été prononcés, qui a
crié en premier. En revanche, tu le revois très nettement le bras
levé, un paquet de farine à la main, un peu ridicule lorsqu’il a
tenté de te le balancer à la tête et n’a réussi qu’à
atteindre le chat qui lui en voudra certainement le restant de ses
jours. Cette vision te fait sourire et ton visage s’éclaire. Tu te
dis que tu ne peux pas rester sur une dispute et décide de le
rejoindre à l’endroit qu’il t’a indiqué tout à l’heure,
sur ton répondeur. Tu attrapes un ticket de métro au fond de ta
poche. Tu ne sens pas venir le coup qui s’abat sur ta nuque.
***
III. Sheitan me regardait sans trop y croire : décidemment, ce
chat ne me faisait pas assez confiance. Pour le convaincre, je saisis
les tickets de cinémas que j’avais pris la peine de prendre à
l’avance pour la séance de 17 heures et les agitais sous son
museau. « Aujourd’hui c’est crêpes et cinéma avec les
filles ! » lui dis-je avec un air de défi. N’en pouvant
plus de les croiser sans les voir, j’avais bataillé dur avec
Sophie pour qu’elle me laisse passer les prendre chez elle dès le
mardi soir, afin de ne rien perdre de ce mercredi ensemble, depuis
longtemps promis. Je n’envisageais pas alors une seule seconde que
ce programme puisse être compromis. Au fond de l’appartement, je
les entendais pousser des cris : elles arrivèrent en courant
tenant devant elles une tour en LEGO multicolore. « Papa
regarde, on construit un gratte-ciel ! » « bravo les
filles ! … qui vient m’aider à faire les crêpes ? … »
Elles n’eurent pas le temps de me répondre, la sonnerie du
téléphone interrompant brutalement cette joyeuse scène de famille.
« Lieutenant, … désolé de vous déranger mais on vient de
découvrir le corps d’une femme … » « mais je
suis … » « oui je sais, mais le patron s’en fout
et demande à ce que vous preniez en charge cette affaire … ».
Je reposai doucement le paquet de farine sur la table.