Paris, janvier 94. Gare de l’Est.
Un temps gris, humide, pesant. Elle sort de la bouche de métro et relève le col
de sa parka. Elle frissonne face au vent.
Le train corail pour Strasbourg
est à quai déjà. Elle a pris son billet, vérifie pour la centième fois,
composte. Elle monte dans la première voiture. Elle a pris sans y penser la
première place libre côté couloir, dans le wagon bondé. Elle s’est assise sans
un regard pour le voyageur installé sur le siège côté fenêtre. Oh partir, fuir !
Les portes se ferment. Le train
s’ébranle. Elle soupire, appuie sa tête contre le dossier, ferme les yeux,
allonge ses jambes. Elle essaie de ne penser à rien. Son corps se détend,
lentement. Les gares de la banlieue Est défilent : Pantin,
Noisy-Le-Sec, Bondy…
Il y a des périodes de portes
fermées : la vie est une forêt de murs qui se dressent entre vos désirs et
vous, de pièges qui vous font trébucher, vous paralysent et finissent par vous
faire mourir à petit feu. Vie de merde !
Elle n’a pas envie de lire ;
elle s’assoupit.
Reims. Elle s’éveille. Le train
s’arrête, puis repart. Plus tard, l’annonce du contrôleur :
« Contrôle des billets s’il vous plait ». Elle tend sa carte jeune et
son billet. « Bonjour, merci, au revoir ». Le voyageur à côté d’elle
tend son billet. Debout dans le couloir, le contrôleur l’examine attentivement
sans le poinçonner, puis baisse les yeux vers lui : « Où
allez-vous ? » « Kehl », répond le voyageur. « Mais votre billet
n’est valable que jusqu’à Reims. Il fallait descendre à Reims. Je vais devoir
vous faire payer le voyage jusqu’à Kehl, avec une surtaxe ». L’homme garde
le silence, il comprend mal le français. Le contrôleur est ennuyé, il répète.
« On peut même pas voyager tranquille » pense-t-elle. Dans un mauvais
français, le voyageur tente d’expliquer qu’il ne peut pas payer. Le contrôleur
ne parle pas allemand.
Au-dessus de sa tête, un dialogue de sourd tente de
s’établir. Elle s’énerve intérieurement : « Mon Dieu, pourquoi avoir
choisi cette place ? Journée de merde, de merde, de
merde !!! » Le contrôleur hausse le ton. Il menace de faire descendre
le voyageur à Nancy. L’homme panique, bredouille un français incompréhensible.
Puis un silence s’installe, pesant. La situation semble bloquée. Bloquée. Comme
cette période de portes fermées, d’impasses, de murs sans brêche… Bloquée… Du
plus profond d’elle-même, la colère monte lentement.
Pour la première fois depuis le
départ du train, elle se tourne vers le voyageur. C’est un homme jeune, la trentaine,
d’origine turque, pakistanaise, libanaise… ? Elle ne sait pas. Il n’a pas
l’air méchant. Il est paniqué. Elle lui demande : « Où
allez-vous ? ». « Il semble un peu rassuré qu’elle lui parle en
allemand. « A Berlin. Mais je dois descendre à Kehl. A Kehl, on viendra me
chercher. » Elle traduit pour le contrôleur. Mais il n’en démord
pas : soit l’homme paie un billet surtaxé, soit il le descend à Nancy.
Elle se tourne vers le voyageur et traduit. L’homme blêmit : « Je ne
peux pas payer, je n’ai pas d’argent. Il faut absolument que j’aille à
Kehl. » Le ton monte. Dans le wagon, la discussion attire l’attention des
voyageurs.
Chacun commence à y aller de son commentaire. Le contrôleur menace
d’appeler ses collègues et de prévenir la police en gare de Nancy. L’homme
s’agite de plus en plus. « Mon Dieu, mais qu’est-ce je fous là ! ».
Elle voudrait tant qu’on lui fiche la paix ! Journée de merde où tout
bloque, journée de contrôleur borné, journée où même les trains ne mènent pas
où l’on doit aller…
Alors… du plus profond
d’elle-même, une petite voix monte, de plus en plus claire, de plus en plus
audible ; elle s’entend dire : « je paie le complément du billet
jusqu’à Kehl ». Le contrôleur est stupéfait, presque ennuyé : ça n’est
pas dans l’ordre des choses. Il doit faire descendre le fraudeur à Nancy.
« Mais mademoiselle, vous n’avez pas à payer pour lui ». La réponse
l’énerve ; elle ne répond rien. Elle se tourne vers le voyageur et traduit
sa proposition. L’homme baisse les yeux, secoue la tête, résigné ; puis,
lentement, redresse la tête, tourne vers elle son visage, et son sourire, tout
d’abord incrédule, s’épanouit jusqu’aux oreilles.
« Oh merci, merci, je
n’ai pas d’argent, mais je vous rembourserai dès que possible. » « Tu
parles », pense-t-elle. « Mais mademoiselle, il ne vous remboursera
jamais », insiste le contrôleur. « Peu importe », répond-elle.
Elle sort son portefeuille, paie le billet surtaxé et le tend au voyageur.
L’homme ouvre des yeux comme des soucoupes, lui prend les mains, se répand en
remerciements. Il promet de la rembourser dès que possible. Elle n’en croit pas
un mot. Il insiste pour qu’elle lui laisse son adresse, mais ne donne pas la
sienne. Elle griffonne son adresse sur un bout de papier.
Comme elle le lui
tend, le voyageur enfonce frénétiquement la main dans sa poche ; il en
sort un médaillon représentant le yin et le yang et le lui donne :
« Prenez, ça vous portera chance ! » Elle refuse d’abord, puis
devant l’insistance de l’homme, s’empare du médaillon et le range dans son
portefeuille.
Les mois passent. Elle y pense
parfois, se demande ce qu’il est devenu. En décembre, elle reçoit une lettre de
Berlin. Elle n’y connaît personne. Elle ouvre. A l’intérieur de l’enveloppe, un
billet de 20 Deutsch Mark ainsi qu’une petite carte de remerciement :
« Je suis bien arrivé. Merci.»