lundi 19 août 2013

Shéhérazade en noir : Edward D. Hoch - par Martin Winckler

à Danièle Grivel et Roland Lacourbe 

J'ai toujours lu des nouvelles policières. Je piquais Hitchcock Magazine à ma mère ; l'un de mes premiers achats fut une anthologie de Bergier et Sternberg intitulée Les chefs-d'œuvre du crime (je l'ai toujours) ; j'ai lu cent fois les Confessions d'Arsène Lupin, Les Mémoires de Sherlock Holmes, les Histoires Mystérieuses d'Isaac Asimov. J'aimais l'exposition rapide, le ton immédiatement perceptible, les personnages bizarres, l'action imprévisible, la chute sèche ou grinçante.

Pour un garçon qui s'escrimait à écrire, la nouvelle était un modèle à suivre, un objectif réaliste, tandis que les voyages extraordinaires de Jules Verne, les anticipations de H.G. Wells et les systèmes d'horlogerie sophistiqués d'Agatha Christie me paraissaient hors d'atteinte. C'est donc en suivant les traces de mes nouvellistes préférés que j'ai commencé à écrire ; à l’adolescence, en Amérique, en même temps que j'apprenais à taper à la machine, j'écrivis plusieurs nouvelles en anglais ; pendant mes études de médecine, un texte de Theodore Sturgeon intitulé "Suicide" fut ma première traduction littéraire ; et mon premier texte de fiction achevé, "Spectacle Permanent", fut accueilli en 1987 par deux nouvellistes chevronnés, Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann, dans leur revue Nouvelles Nouvelles.

J'ai, depuis toujours, un faible (c'est peu dire) pour un genre particulier : le "crime impossible" et en particulier l'énigme en chambre close. En 1985 et 1988, l'anthologiste, écrivain et critique Roland Lacourbe publie deux anthologies sur ce thème - les premières d'une longue série. Je serai un de ses fidèles lecteurs et - plus tard, son correspondant, son ami et le traducteur de quelques textes pour ses recueils. Parmi tous les auteurs qu'il m'a fait découvrir, le plus marquant, le plus attachant se nomme Edward D. Hoch. Ses nouvelles sont souvent très courtes, son style sec et efficace, ses constructions diaboliques, son intelligence et son humour noir délectables. Presque exclusivement nouvelliste, Hoch avait pour spécialité le crime impossible, sous toutes ses formes : assassinat dans une pièce close ou inaccessible, défenestration d'un PDG qui met quatre heures pour tomber du vingt-et-unième étage, strangulation d'un parachutiste au cours d'un saut en solo. Il avait aussi le don de créer des personnages hauts en couleur : Nick Velvet, le cambrioleur qui dérobe, sur commande, des choses apparemment absurdes – le tigre d'un zoo, l'eau d'une piscine, une toile d'araignée, le journal de la veille … ou la poussière d’une pièce vide ; Simon Ark, le prêtre copte âgé de 2000 ans qui enquête sur des événements en apparence surnaturels ; Jeffery Rand, l'agent secret spécialiste des codes secrets ; Ben Snow, détective au temps de la conquête de l'Ouest. Parfois, au détour d'une nouvelle, ses personnages se rencontrent…

J'ai une affection particulière pour le capitaine Leopold, officier de police désabusé qui, dans une ville sans nom du Connecticut, se penche sur des crimes d'apparence banale. Hoch n'est jamais simpliste, et ces histoires sont toutes d'une grande finesse psychologique et imprégnées d'une profonde humanité. J'ai trouvé la même humanité, mêlée de désespoir, dans deux recueils de ses nouvelles noires, inédits en France, The Night My Friend et People of the Night. Hoch s'y montre l'égal discret mais puissant d'un William Irish ou d'un James M. Cain.

Le personnage d'Ed Hoch qui m'est le plus proche, ça ne surprendra personne, est un médecin de campagne, Sam Hawthorne, qui vit à Northmont, bourgade imaginaire de Nouvelle-Angleterre. Le charme de ses enquêtes de détective amateur réside bien sûr dans leur cadre (les victimes et les assassins sont ses patients et ses voisins) mais découle aussi de leur déclinaison en chronique : la première des soixante-douze enquêtes du bon docteur se déroule en 1922, année de son installation ; la dernière en octobre 1944. Toutes ont pour trame de fond des faits historiques et sont racontées au coin du feu par le vieux praticien, un verre de brandy à la main, à un auditeur anonyme qui pourrait être vous ou moi.

Intelligent, chaleureux, concis, précis et toujours surprenant, Hoch était considéré comme un "grand maître" par les auteurs, amateurs et critiques du genre. Mais il reste un écrivain rare. Une dizaine de recueils sont disponibles en langue anglaise ; sans Roland Lacourbe qui l'accueillit dans toutes ses anthologies, et rassembla quinze nouvelles dans Les Chambres closes du Dr Hawthorne (Rivages), il serait resté ignoré en France. Malgré cela, des deux côtés de l'Atlantique, son œuvre discrète mais impressionnante reste en grande partie méconnue. Il détient un record : celui d'avoir vu figurer chaque mois, pendant trente-cinq ans (de 1973 à 2008, année de sa mort), un texte inédit au sommaire de l'Ellery Queen's Mystery Magazine et publia de son vivant neuf cent cinquante nouvelles. Je ne pourrai jamais les lire toutes, et j'en suis heureux : tant que je vivrai, j'aurai ses presque mille et une nuits noires à découvrir.



Rivages rééditent Les Chambres closes du Dr Hawthorne au format de poche. Lisez-les, vous m'en direz des nouvelles ! 

NB : Ce texte a paru dans les pages du Monde à l'été 2012