Le tortillard se trainait. Le
paysage l’avait vite lassé. Il s’était plongé dans un recueil de mots croisés. Deux horizontal : gratte-ciel. Le
chauffeur venait de mettre un grand coup de volant pour éviter un chat pas même
noir. Trois horizontal : Sac de
farine. En sept lettres. Avec la chance qu’il n’avait pas, il y aurait bien
un contrôleur. Bah il lui fourguerait un ticket de métro. Ici ils ne feraient
pas la différence. Quatre
horizontal : Peuvent être de sexe différent mais ne se voient pas.
Parfois il se demandait ou ils allaient chercher tout ça. Il n’avait jamais pu
en finir un. Il n’était qu’un baltringue. Peut-être, mais ils allaient voir ce
qu’ils allaient voir les paysans.
2/ Dans mon village, autant qu’il
m’en souvienne, nous naquîmes au temps des bien-pensants et je ne saurais dire
comment nous passâmes à l’époque du
politiquement correct. Bien sûr, on continua de brider les esprits chagrins.
Ceux que la bien pensance cataloguait rebelles devinrent ringards et passéistes. L’obsolescence et le désuet ont
des charmes que l’affairé ignore. Nous voulions nous séparer de nos chaînes,
ils en profitèrent pour s’en prendre à nos racines, à les peindre de couleurs
nauséabondes afin de les discréditer. Et nous avec.
Nos pères et
mères communs nous firent frères à douze ans d’intervalle et jamais nous ne
partageâmes les maux de l’enfance ni l’arrogance adolescente. Dés que nous
fûmes en âge de comprendre l’absence de sens ici bas, nous nous débarrassâmes
des scories familiales qui rendent souvent pathétiques les relations entre
frères. Sans éclat mais sans heurts nous nous retrouvions de loin en loin, nos vies ne semblant ni en pâtir, ni s’en
trouver éclairées outrageusement. Nous noyâmes quelques illusions depuis
longtemps perdues dans notre amour commun du jus de la treille. Si les mots
avaient gardé un peu de sens, j’écrirais que chacun respectait suffisamment
l’autre pour ne pas le vouloir différent. Il faut dire qu’il n’y avait nulle
valeur ajoutée dans notre ciel quotidien : nous vivions seuls.
En faisant ses
poches j’ai trouvé un ticket de cinéma et une photo de gratte-ciel. Sur la
table de la cuisine, une plaquette de beurre, un litre de lait un sac de farine
ouvert et sur le carrelage un livre de Jacques Salomé « Homme et femme,
ensemble sans se voir ». Ils lui ont éclaté la tête sur la pierre de
l’évier. La police politique, c’était signé.
3/ Elle l’aime bien son appartement. Ca ne lui
déplait pas de vivre seul dans son vingt quatrième étage. Elle va souvent au cinoche.
Elle en collectionne même les tickets. Elle aime cuisiner, surtout la
pâtisserie. Elle a toujours en réserve trois paquets de farine et autant de
sucre. Ce soir elle a fait une tarte aux pommes Jacques Prévert. Celle
qu’aimait tellement Patrick qu’il a fini par la manger sans plus la voir, elle,
sa pâtissière. Faut dire qu’elle aussi l’oubliait parfois lorsqu’elle petit
déjeunait en face de lui. Match nul ; complètement nul. Il s’était séparé
sur ce score. Non ce n’est pas d’être seule qui la travaille c’est autre chose.
Elle n’a pas corrigé ses copies. Et elle
la connaît trop bien l’histoire : Il ne faut pas laisser traîner des
copies non corrigées. Rien n’est plus dangereux. Elles semblent dormir mais n’hésiteront
pas à venir se poser au creux de l’oreiller. Encre noir sur nuit blanche. La
copie non corrigée ne geint pas mais elle s’insinue entre les draps. Elle
ronronne au rythme du tic-tac du réveil. Une fois réveillé il est trop
tard.Mais il y a pire : la copie à moitié corrigée, la plus vicieuse. Elle
ne permet pas un décompte clair de ce qu’il reste à souffrir, ni du temps
inhérent à cette présence qui n’est pas encore une douleur (vous êtes jeune)
mais le deviendra, la cinquantaine passée. Celle là est sacrifiée ; il
faudra reprendre soin d’elle du début. Elle est la réalité de votre lâcheté,
vous auriez du la corriger, pour son bien et le votre, vous le savez, mais vous
avez baissé les bras au milieu, et il faudra tout reprendre à zéro. La copie
non corrigée ne disparaît jamais. Elle est là et l’instinct grégaire la fait
vivre en groupe, car la copie non corrigée ne supporte pas la solitude. Et
celle du dessus qui s’offre au regard n’est pas la pire ; les autres,
celles du dessous, encore camouflées, qu’est-ce qu’elles réservent ? Le
pire c’est sûr. La copie non corrigée
est comme un rhumatisme qu’on traite inlassablement à l’encre de mercurochrome
sans que jamais il ne disparaisse. Et pour cause c’est votre corps qui la
réclame, corps des certifiés ou des agrégés, peu importe, il génère de la
copie. Elle le sait : Tu peux te faire un sang d’encre rouge : tu
seras toujours seule face à tes copies !