lundi 17 juillet 2017

Confessions d'un planqué - par Martin Winckler, pseudonyme de l'innommable Docteur Marc Zaffran


Ce n'était rien qu'un stérilet 
Mais il a préservé mon corps, 
Et dans mon ventre il flotte encore,
Etendard de ma liberté. 

Georgette Brassens - Chanson pour les soignant.e.s 



Ce midi, 17 juillet, sur les ondes de France Inter, au cours d'une émission sur la maltraitance médicale, une gynécologue française (je ne me rappelle pas son nom, mais c'était quelqu'un d'important, sûrement) aurait déclaré à mon sujet que j'étais un "planqué" qui "n'avait fait que des frottis et posé des stérilets" pendant toute sa carrière.

Cette déclaration publique (que je n'ai pas entendue, mais qu'on m'a rapportée via les réseaux sociaux) m'a touché en plein coeur. 

J'ai d'abord pensé me défendre en disant "Non, non, j'ai pas volé l'orangeje me suis contenté d'écouter les patientes..." Mais je vois à quel point ça serait pire : dire que je me suis souvent contenté d'écouter, ce serait reconnaître que je n'ai rien fait. Rien de rien. Car écouter, ce n'est pas un acte digne d'un médecin voué à la santé des femmes... 

Bref, ce serait admettre que je n'ai été, pendant toute ma carrière, qu'un abominable paresseux qui se tournait les pouces... 

Mais l'heure est venue. Je ne peux plus refuser de reconnaître mes fautes. Il est temps pour moi de faire face au jugement suprême. 

Car cette gynécologue (dont je ne me rappelle pas le nom mais de grande qualité, sûrement) a raison. Ses paroles ne sont pas de la diffamation mais la plus stricte vérité. 

Au fond de ma planque à Montréal, dans cette cabane sombre et humide où je pensais être à l'abri, je me sens aujourd'hui si mortifié que j'ai décidé de me confesser, une fois pour toutes, en espérant que mes fautes me seront pardonnées. A moitié, au moins, puisque c'est ça le tarif. 

Alors voilà. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant toute ma carrière, j'ai fait des frottis. Alors même que je n'étais pas obligé de les faire, puisque c'était une tache (pardon, une tâche) sacrée réservée aux gynécologues et que je n'étais qu'un misérable généraliste de campagne et de centre de planification (j'ai des frissons rien qu'en l'écrivant). 

J'en ai fait à toutes les femmes qui me le demandaient. Mais (crime supplémentaire) je n'en ai pas fait assez : je n'en ai pas fait tous les ans, ou deux fois par an comme certains gynécologues (très respectables, sûrement) le faisaient systématiquement aux adolescentes. Je n'en ai fait qu'à partir de 21, voire parfois 25 ans. Et seulement une fois tous les trois ans. Ce n'était pas seulement impardonnable (car je suivais en cela les recommandations britanniques et canadiennes, et non celles de notre Sainte-Mère l'Eglise Gynécologique de France) mais aussi une manifestation de paresse. Je n'étais pas encore planqué, mais je m'y préparais activement, en ne faisant pas déshabiller systématiquement les femmes qui se présentaient devant moi. 

Pire encore : je ne faisais pas de frottis (ni la gueule) aux femmes (de toutes confessions) qui préféraient ne pas se déshabiller devant un homme ; je confiais ce soin à l'une des rares internes-femmes qui commettaient l'erreur de pénétrer dans l'antichambre de l'enfer qu'était notre centre. Non content de commettre ces péchés, j'y entraînais des âmes innocentes. 

Et ce n'est pas tout. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant toute ma carrière, j'ai posé des stérilets. Beaucoup de stérilets. A beaucoup de femmes. De tous les âges et de toutes les origines. Pour tout dire, j'en ai posé à presque toutes les femmes qui me l'ont demandé ! (Oui, car presque toutes les femmes peuvent se faire poser ce dispositif diabolique !) 

J'en ai posé (Dieu me pardonne !) à des femmes sans enfant, qui avaient parfois 14 ou 15 ans et qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas prendre la pilule. 

Et non seulement j'ai posé des stérilets aux femmes sans enfant, mais je leur ai dit qu'elles n'avaient pas besoin de revenir tous les quatre matins vérifier que tout allait bien. Que si elles se sentaient bien, c'est que tout allait bien. Bref, qu'elles n'avaient pas besoin de moi ! Quelle infâmie que de laisser entendre à des âmes sans défense qu'elles n'ont pas besoin de médecin !!! 

Quelle hérésie ! Combien d'innocentes ai-je ainsi condamnées à la salpingite fulgurante, à la grossesse extra-utérine, à la perforation mortelle ? Je ne le sais. Je le saurai seulement le jour du jugement dernier, je pense. 

Et s'il n'y avait que ça ! 

Mea Culpa. J'avoue ! 

J'ai retiré des stérilets posés par d'autres médecins.
A des femmes qui disaient qu'on leur avait imposé un Mirena (hormonal) alors qu'elles auraient voulu un stérilet au cuivre, et qu'elles ne le supportaient pas -- et je les ai crues ! 

J'ai aussi (God Almighty !!!) posé des implants. Et retiré des implants posés par d'autres médecins (qui parfois condescendaient à en poser un à des femmes qui insistaient, en leur précisant que si elles voulaient le faire retirer, il fallait qu'elles se débrouillent). Et je les retirais dès que les femmes le demandaient ! Je faisais des "retraits de confort" !!! 

Quel misérable j'ai été d'être aussi anti-confraternel !!! 

Mais il y a pire. Bien pire. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant près de deux décennies, j'ai pratiqué des avortements. 

Certaines années, deux fois par semaine. Entre trois et cinq par vacation. J'en faisais même l'été, pour remplacer des confrères absents. J'ai pratiqué plus d'avortements que je n'ai posé de stérilets. Et parfois, en plus de ce geste innommable, quelques semaines plus tard je posais un stérilet ou un implant aux femmes que j'avais avortées ! 
A leur demande ! 

Pendant toute ma carrière j'ai reçu des femmes qui demandaient un avortement, et je ne les ai pas jugées. Je ne leur ai même pas suggéré qu'elles étaient de pauvres âmes égarées. Je n'ai pas fait peser sur elles la perspective de souffrir toute leur vie de remords, de culpabilité et de syndrome post-traumatique. Je ne leur ai pas dit qu'elles le regretteraient. Je ne leur ai pas dit qu'elles resteraient stériles. 

Pendant toute ma carrière criminelle (car plus personne ne pourrait la qualifier de médicale...), j'ai fait de mon mieux pour aider les femmes qui le désiraient à se faire ligaturer les trompes. A renier leur fertilité sacrée. A rejeter leur destin de mère. 

Plus grave encore : je leur ai délivré par tous les moyens - les livres, les journaux, la radio, la télé et surtout grâce à l' ultime émanation satanique, l'internet - des informations pour leur permettre de parvenir à leurs fins. 

Et tout ça, sans être gynécologue. Sans avoir été adoubé par la Sainte Confrérie. 

Le pire, dans tout ça, le pire du pire de l'horreur, c'est que je ne regrette rien. 

Parce que bon, si j'étais membre de la Sainte Eglise Catholique et Médicale, je pourrais à la rigueur me dire que je vais rôtir dans les flammes éternelles de l'Enfer. Manque de pot, je suis né dans une famille juive (qui n'avait pas d'enfer, même dans sa bibliothèque) et je suis athée.

Alors, je m'en tape. 

(Damn ! On ne peut même pas me rayer du tableau de l'Ordre des médecins français : je ne paie plus ma cotisation depuis belle lurette...) 

Et par-dessus le marché, je vais vous dire, Madame la Gynécologue (dont j'ai oublié le nom mais peu importe, vous savez qui vous êtes), non seulement je ne regrette rien de tout ça, mais j'en suis fier. 

Même si je n'avais pas commis tous ces crimes, même si je n'avais fait que "poser des stérilets", j'en serais fier. 

Fier d'avoir posé des stérilets aux femmes de tous les âges qui le demandaient et à qui des "professionnels" (plus titrés et donc plus honorables que moi, certainement) l'avaient refusé. 

J'en suis fier, aujourd'hui comme hier. 

Et je vous emmerde.  


Martin Winckler, alias Marc Zaffran
(Citoyen, écrivant et néanmoins médecin)


dimanche 2 juillet 2017

Le métier d'écrivant (42) - Le livre, les lecteurs, les libraires - par Martin Winckler

Mon roman Les Histoires de Franz sera publié fin août 2017. Quand je l'ai annoncé sur les réseaux sociaux, des internautes m'ont demandé si je viendrais faire une signature dans leur ville. Et j'aurais voulu pouvoir leur répondre mais ça ne dépend pas de moi. 

Cela m'a cependant donné envie d'écrire une entrée de blog, que voici, pour décrire ce qui se passe entre la fin de l'écriture d'un livre et son arrivée en librairie. Ce que je décris concerne les livres publiés chez P.O.L, bien sûr, mais il est probable que c'est valable pour beaucoup de petits éditeurs. (P.O.L a une grande réputation, mais son équipe compte en tout et pour tout une demi-douzaine de personnes et elle publie un nombre limité, mais presque constant, de livres chaque année. A ce(s) titre(s), c'est une petite maison.) 

Il faut d'abord savoir que lorsque le livre apparaît dans les librairies, sa sortie a été préparée depuis plusieurs semaines. Prenez Les Histoires de Franz. J'ai remis le fichier (en plusieurs fois) à Paul Otchakovsky-Laurens et Jean-Paul Hirsch (le duo éditorial de la maison) pendant la deuxième quinzaine d'avril. Ils l'ont aimé et l'ont trouvé bien ficelé, alors je n'ai pas eu de réécriture à faire. (Pour Abraham et fils, Paul O.-L. m'avait suggéré - sans faire de pression - de reprendre la fin, et il avait raison : elle n'était pas aussi "tenue" qu'elle aurait dû l'être, je suis heureux de l'avoir écouté. Je me trouve toujours très bien de ses conseils. C'est une des raisons pour lesquelles je suis heureux de publier chez P.O.L). 

Fin avril, j'ai envoyé le fichier "nettoyé" (relu, corrigé du mieux que j'ai pu) à Antonie Delebecque, qui maquette, embellit et met les livres P.O.L en page. Elle m'a renvoyé le PDF en plusieurs fois, pour que je le relise. La lecture n'est pas du tout la même sur un PDF (qui a l'air d'un livre) et sur un fichier texte. Un peu plus tard, j'ai relu/approuvé la version corrigée par notre excellent correcteur, Jean-Luc Mengus. 

(Merci l'internet, qui m'a permis de faire ça depuis San Francisco...) 

Fin mai/début juin, le fichier est parti à l'imprimerie. 

Le livre proprement dit est sorti de l'imprimerie le 15 juin, par là, et j'ai reçu par la poste quelques jours plus tard, trois exemplaires du "Service de presse" (SP). Le service de presse est un contingent de livres imprimés et envoyés avant publication à deux catégories de personnes : les  journalistes susceptibles de parler du livre et, dans le cas de POL qui entretient de proches relations avec eux, les libraires qui défendent la production maison en l'accueillant sur leurs étagères. 

Ce premier tirage porte en 4e de couverture un petit médaillon : "exemplaire de presse ne peut être vendu". Cet avertissement est (en principe) destiné à éviter que les destinataires des services de presse n'aillent les revendre chez le bouquiniste du bout de leur rue. Certains le font. On peut comprendre qu'ils en donnent un certain nombre, tout le monde n'a pas la place d'entasser des livres - surtout ceux dont on ne veut pas - mais en principe ils n'ont pas le droit de se faire de l'argent avec... 
Cela dit, avec ce SP particulier, les choses se compliquent : comme la couverture a une coquille ("Histoires de Franz" au lieu de "Les Histoires de Franz", qui figurera sur la couverture définitive), le livre pourrait devenir un "collector". Sous réserve, bien sûr, que les premières éditions de mes livres soient des objets recherchés dans cent ans. :-) 



Quand vous trouvez un livre neuf chez un bouquiniste, le moyen le plus simple de savoir s'il s'agit d'un "SP" est de regarder au début. Si la première page imprimée du livre (ci-contre), dite page de "faux-titre" (c'est paradoxal car elle ne porte que le titre, justement, et rien d'autre) manque, c'est qu'elle a été découpée ou arrachée. (Evidemment, ça peut aussi être un livre acheté, que son/sa propriétaire a fait dédicacer pour soi ou quelqu'un d'autre, et qui a été donné à un bouquiniste parce qu'il encombrait, ou n'avait pas plu... Mais je préfère croire que ces livres dédicacés-là sont rarement donnés à des bouquinistes...)
C'est en général sur cette page que l'auteur.e a marqué un petit mot pour le/la destinataire. Comme ci-dessous : 




(Sur l'exemplaire ci-contre,  j'ai laissé la place du nom en blanc, j' expliquerai pourquoi à la fin de ce texte.) 

Je me souviens de la première fois que j'ai signé un service de presse. C'était pour mon premier roman, La Vacation. Je ne savais pas quoi écrire. Paul O-L m'a donné quelques conseils. J'ai signé beaucoup d'exemplaires de SP, parce que P.O.L l'envoyait à des journalistes littéraires importants, et je voulais leur faire à chacun.e une dédicace respectueuse. Je pensais que ça les toucherait. Quelques mois plus tard, j'ai retrouvé deux ou trois exemplaires de mon roman chez des bouquinistes, page de faux-titre manquante. Ca m'a évidemment beaucoup vexé (j'étais jeune et innocent). Depuis, j'ai compris qu'ils en reçoivent tellement qu'ils s'en moquent. Surtout quand c'est le livre d'un inconnu. 

Pour le suivant (La Maladie de Sachs) j'ai encore signé beaucoup de SP, et persisté à mettre des mots respectueux à des journalistes que je ne connaissais que de nom, mais dont j'appréciais le travail. Au fil des signatures, j'ai mûri et compris qu'il est vain de se plier à ce genre de simagrées. Les signatures et salutations, je les réserve désormais aux personnes que je connais et qui apprécient mon travail, et à ceux qui me facilitent la vie - comme les membres de la maison P.O.L, par exemple. Alors je ne signe plus pour les gens que je ne connais pas, on leur envoie le livre s'il est raisonnable de penser que ça les intéressera, on leur glisse un papier "Hommage de l'auteur absent de Paris" - ce qui a toujours été vrai, car je n'ai jamais vécu à Paris, et voilà. 

La contribution de l'auteur au "lancement" de son livre avant qu'il arrive dans les librairies ne se limite pas à la signature (éventuelle) des exemplaires de SP. Quelques semaines avant que j'aie fini la rédaction du livre, quand nous sommes relativement sûrs de la date de publication, Paul O.-L. me demande une "déclaration d'intention", une présentation succincte du roman, destinée aux représentants du diffuseur, qui vont parler des livres aux libraires. Cette fois-ci, entre le moment où j'ai envoyé le fichier à Antonie et celui où elle m'a renvoyé les épreuves, j'ai rédigé la 4e de couverture (je le fais pour tous mes livres en grand format, et presque tous mes livres en poche) et une description plus détaillée du livre. 

Il m'est arrivé d'aller présenter un livre bien avant sa sortie à une réunion de libraires (je me souviens en particulier d'une équipée à Nantes puis à Lyon avec Nicolas Fargues, Brice Matthieussent et Jacques Jouet pendant l'été 2009, c'était chaleureux et joyeux) et il m'est également arrivé de présenter un de mes livres lors d'une réunion de représentants du diffuseur. Ainsi, pour Abraham et fils, je suis allé rencontrer l'équipe de Gallimard Ltée, à Montréal, qui diffuse les livres P.O.L au Québec


(Ci-contre, la couverture de A & F en Folio, à paraître à l'automne.) 


Cette année, début juin, j'ai fait (pour la première fois) une petite intervention  par skype à des libraires réunis à Paris pour leur présenter les livres P.O.L de la rentrée. Pour un livre qui doit sortir en librairie fin août, il est nécessaire de faire tout ça avant le 15 juin, afin que les libraires aient le temps de le lire (s'ils en ont envie). De même, on envoie le livre aux journalistes avant l'été pour qu'ils le lisent (si ça leur chante) pendant leurs vacances et (si ça leur plaît) qu'ils en parlent dans un papier entre leur retour au boulot (autour du 16 août) et la sortie en librairie, fin août-début septembre. 
Car entre le 14 juillet et le 15 août, dans la presse et l'édition, beaucoup de gens partent en vacances. 

L'attente de la sortie d'un livre est toujours un moment difficile. Même si, comme c'est mon cas, on s'est déjà attelé à en écrire un autre. Quand je suis en train d'écrire, je ne pense à rien (je dis bien "à rien" ; quand j'écris, je ne pense pas, j'écris), mais quand je n'écris pas, je pense au livre qui va sortir, ou qui vient de sortir, en me demandant s'il est bien reçu, s'il sera bien reçu. C'est aussi pour ça que je mets mon adresse courriel dans presque tous mes livres : dans l'espoir qu'arrivé.e.s à la fin, des lectrices ou des lecteurs auront envie de m'écrire ce qu'ils en ont pensé. C'est mieux que d'attendre leurs lettres via la maison d'édition car beaucoup de lectrices/teurs n'osent pas écrire, se disent que c'est ridicule, que je ne lirai pas leur lettre, que j'en reçois trop, etc. Et le temps de la glisser dans une enveloppe et d'aller la glisser dans une boîte à lettres, elles ont le temps de penser que non, finalement, c'était une mauvaise idée, et de décider de ne pas l'envoyer. 

Un courriel, ça s'écrit sur un coup de tête, en trois minutes, on appuie sur "Envoi" et zou ! c'est parti. Du côté du lecteur, de la lectrice, on peut oublier qu'on l'a envoyé, ou se dire qu'il n'a pas été reçu, qu'il n'a pas été lu, c'est un peu anonyme des deux côtés, ça n'a pas demandé autant d'énergie qu'une lettre qu'on s'est appliqué.e à écrire. Enfin, j'imagine. Mais pour l'auteur, c'est du bonbon, comme un cadeau ou des fleurs envoyées par un.e inconnu.e. Ca vous arrive au réveil, ou au milieu de la journée, ou parfois en pleine nuit. C'est une étoile filante dans le ciel. 

J'ai de la chance : je reçois des courriels régulièrement. (Pas pour me parler d'un livre qui n'est pas encore parubien sûr - sauf évidemment des quelques proches et amis à qui je l'ai envoyé en PDF... Ce qui me donne une idée de nouvelle ou de roman de SF : un.e auteur.e reçoit des courriels du futur, écrits par un ou une lectrice qui lui parle des livres qu'il/elle n'a pas encore écrits...) 

L'attente est plus difficile quand un livre sort à la rentrée : j'ai tout l'été pour me faire du souci et me demander si j'ai écrit un bon bouquin, s'il trouvera son public, si ce qui m'a animé pendant que je l'écrivais aura l'effet escompté sur celles et ceux qui le liront. Je ne suis pas vraiment pressé de lire les critiques (même si je suis toujours content d'en avoir de bonnes, qui ne le serait pas ?) car... on ne sait jamais si les journalistes parleront d'un livre. Il y en a trop pour qu'ils les lisent tous. Publier à la rentrée est toujours périlleux, sauf pour une demi-douzaine de "grosses pointures" dont la majorité des journalistes et des médias parleront quoi qu'il arrive. 

(Ci-contre, la couverture de L'été meurtrier parce que 1° C'est l'été, 2° J'aime beaucoup les romans de Japrisot, en particulier Compartiment Tueurs et l'excellente adaptation qu'en a faite Costa-Gavras avec une distribution éblouissante, mais aussi ses scénarios comme Adieu l'ami  et Le passager de la pluie et bien sûr j'ai adoré Un long dimanche de fiançailles, quel putain de bon écrivain et quel beau film... 3° C'est un roman noir formidable dont le retournement de narration, à la dernière page, m'a laissé sur le cul et m'a très certainement encouragé à employer le même type de "gimmick" la fin de La Vacation. NB : en anglais, "Vacation", ça veut dire vacances...) 

Pour les auteurs qui ne sont pas des "pointures", quand les critiques de leurs livres apparaissent dans les journaux, les attentes sont trop ambivalentes pour qu'ils les trouvent satisfaisantes. (Indépendamment du contenu propre de ces critiques, commentaires, recensions ou mentions.)  

Celui de mes livres qui a eu la plus grosse couverture de presse (écrite, radio et télé) c'est Les Brutes en blanc, parce que le sujet était sulfureux. Il poussait à la polémique (dès le titre) et beaucoup de journalistes s'y intéressaient pour des raisons personnelles (la maltraitance médicale touche tout le monde). La mayonnaise a pris. Elle ne prend pas toujours. 

Et quand il s'agit d'un roman, c'est une autre histoire. Il en est publié beaucoup, toute l'année mais surtout à la rentrée, et il suffit qu'une des grosses pointures mentionnées plus haut soit sur les rangs pour que ça repousse tous les autres livres dans l'ombre. La proximité des prix littéraires n'arrange rien : chaque grosse maison pousse ses "poulains" en avant, les "listes" publiées par chaque jury sont autant d'occasions de célébrer (pour ceux qui y figurent) ou de déchanter (quand ils en sont retirés avant même le vote). Bref, c'est le bazar. 

C'est dommage, mais c'est ainsi. Heureusement, ce qui permet quand même aux livres de se vendre, même quand on n'en parle pas beaucoup dans la presse, c'est que les meilleurs prescripteurs de livres, ce sont les libraires. Les libraires lisent beaucoup de livres, par plaisir et non par obligation professionnelle. Et quand ils les aiment, ils les recommandent aux lecteurs qui leur ressemblent et qui leur font confiance. 

J'ai beaucoup de chance, je suis publié par une maison qui travaille étroitement avec, et dont les livres sont appréciés par, les libraires. Ces libraires-là, quand ils invitent un auteur à venir rencontrer les lecteurs, le font avant tout par intérêt pour ce qu'il écrit. Bien sûr, ils sont heureux de vendre des livres à cette occasion, mais ils sont surtout heureux de faire de leur librairie un lieu de rencontre, un lieu d'échange et de partage, pas seulement une boutique où on vend du papier. 

Pendant les années qui ont suivi le succès de La Maladie de Sachs, je suis allé rencontrer des lectrices/teurs dans des endroits très divers : grandes surfaces, FNAC, grandes et petites librairies, clubs de lecture, bibliothèques - et pas mal de salons-du-livre. J'ai une préférence marquée pour les librairies et les bibliothèques depuis que je vis au Canada, car mes séjours en France sont limités dans le temps. J'y suis toujours bien reçu (je n'ai jamais le sentiment d'être "l'auteur-de-la-semaine") et j'y fais toujours des rencontres marquantes. Mais organiser une rencontre/signature, c'est du boulot. 

Une des choses qui incite un.e libraire à inviter un.e auteur.e, c'est le sentiment qu'il ou elle est accessible et sera disponible. Je vis loin de France, mais le fait d'insérer son adresse courriel dans le livre aide beaucoup : on m'écrit directement, au lieu de passer par l'éditeur. En général, je réponds aux invitations le jour même, ou le lendemain. Si je peux venir, j'ai envie de le faire savoir très vite ; si je ne peux pas, je ne veux pas faire poireauter : il y a d'autres auteur.e.s à inviter. 

Ces rencontres-avec-des-auteur.e.s, les libraires les organisent en plus de leur quotidien (qui est déjà considérable) et c'est toujours un pari : est-ce que les lecteurs viendront ? Ce n'est jamais donné. Quand la librairie ou la bibliothèque est située dans une grande ville et sert une clientèle importante, c'est plus facile que lorsqu'elle est petite au milieu d'une ville moyenne ou d'un village de province. Le succès de l'auteur.e joue, bien sûr, mais aussi son ego : plus il est développé, plus il a tendance à négliger les petites librairies - alors que ce sont celles-là qui ont le plus besoin des auteur.e.s renommé.e.s pour faire venir du monde. 

En dehors de ça, la venue du public repose évidemment sur beaucoup de facteurs indépendants de la volonté des uns et des autres : le contexte économique, politique ou social, le temps qu'il fait, la proximité d'élections présidentielles, les événements nationaux ou internationaux... Il y a dix-huit ans, j'ai écrit un bon livre (je crois) qui aurait dû avoir un grand succès (il en a eu, mais pas autant que l'éditeur et moi l'espérions). Il s'intitulait Contraceptions mode d'emploi. Malheureusement il est sorti début septembre 2001. A partir du 11, pendant plusieurs mois, le public n'a pas acheté de livres...  

Si le public se déplace pour une rencontre, c'est bon pour la librairie (elle vend des livres le jour même et les jours suivants, elle fait venir des lecteurs qui ne venaient peut-être pas auparavant, elle fait parler d'elle) ; c'est bon pour l'auteur.e aussi : rien de plus gratifiant que de rencontrer des personnes qui ont aimé les livres précédents et ont envie de lire le plus récent ; c'est bon aussi pour l'éditeur : ça fortifie son lien avec la/les librairies. Mais économiquement parlant, quel est l'impact réel d'une rencontre ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est que l'investissement est important pour tout le monde : en frais de déplacement et d'hébergement (pour l'éditeur), en heures de travail et d'organisation (pour les libraires), en temps passé à ne pas écrire (pour l'auteur.e). 

Pour les très grosses maisons (qui mettent beaucoup d'argent dans la promotion des livres très en amont des rencontres en librairie), le "retour-sur-investissement" repose essentiellement sur la couverture médiatique. Plus on parle d'un livre, en bien ou en mal ou en polémique, plus on attire l'attention des lecteurs potentiels, et plus le livre a de chances de se vendre. Les rencontres en librairie, c'est du bonus. La cerise sur le gâteau. 

Malgré tout, pour avoir bénéficié une fois dans ma carrière d'une couverture médiatique considérable (pour Les Brutes en blanc, en octobre 2016), je peux témoigner que ça n'est pas la seule manière de faire connaître (et de vendre) un livre. (Ci-contre la couverture du livre en Points-Seuil, à paraître à la rentrée.) 

La Maladie de Sachs s'est essentiellement vendu par bouche-à-oreilles. Le Livre Inter l'a fait connaître, mais je ne suis pas passé à la télé à des heures de grande écoute et ce sont essentiellement les libraires qui ont conseillé et les lectrices/teurs  qui ont recommandé, voire offert le bouquin après l'avoir lu. Il se vendait déjà grâce à eux plusieurs mois avant le Livre Inter. 

Je peux dire la même chose, plus récemment, du Choeur des femmes, qui s'est très bien vendu en 2009 en édition courante (66.000 exemplaires), sans que je fasse de tournée en France (c'était ma première année au Canada), mais s'est vendu beaucoup plus en poche au cours des années suivantes : le Folio vient de dépasser les 200.000 exemplaires, et je n'y suis pour rien. Un bon bouche-à-oreille, la satisfaction des lectrices/teurs et un prix de vente abordables sont les meilleurs atouts d'un livre. (Je pense aussi à La première gorgée de bière de Philippe Delerm, qui s'est vendu comme des petits pains sans aucune couverture médiatique. Il y a bien d'autres exemples.) 

Interviews et émissions de télé ou de radio peuvent être très importantes, quand on publie un livre polémique : l'intérêt des médias, c'est l'occasion de faire passer le message avant que les gens lisent le bouquin. Et même sans qu'ils aient besoin de le lire. Une émission de télé touche le plus souvent beaucoup plus d'auditeurs que le bouquin n'en aura. Pour un livre comme Les Brutes en blanc, contrairement à ce que certains pourraient penser, la diffusion du message était à mes yeux bien plus importante que le nombre de ventes. 

Je n'ai pas le même sentiment en ce qui concerne les romans. Quand j'étais un jeune auteur non publié, je prétendais mordicus qu'un bon roman devait se suffire à lui-même. Tout le battage autour de l'auteur n'avait pas d'importance et aurait même dû (j'étais déjà très radical...) être banni de la rencontre entre livres et lecteurs. 

Ce n'est pas complètement délirant : il se vend encore près de 100.000 exemplaires par an de L'Ecume des jours. Pour un roman paru en 1946 et dont l'auteur, mort il y a près de 60 ans, n'était pas de son vivant un auteur populaire, c'est plutôt pas mal. (Et quand on voit son portrait sur l'édition 10/18, on se dit que c'est pas grâce à sa gueule qu'il a vendu le bouquin...) 

J'ai changé d'avis quand je me suis trouvé assis face à un public de lecteurs. Je n'imaginais pas les plaisirs qui naissent de ces moments. Lorsqu'un.e auteur.e est vivant.e, les rencontres en librairie peuvent être un bonheur pour toutes celles et ceux qui y participent. Ce ne sont pas juste des rencontres, ce sont des moments de respiration. Je n'ai jamais autant de plaisir ou de plus fort sentiment d'avoir écrit de bons livres que lorsque je rencontre des libraires et des lecteurs dans une librairie. (C'est vrai aussi dans les bibliothèques.) En ce qui me concerne, c'est lié au fait que la plupart des lecteurs qui se déplacent m'ont déjà lu, et me donnent le sentiment que, dans mon isolement d'écrivant, je suis "accompagné". De loin, mais constamment. 

Et ce n'est pas la quantité (de rencontres, de public) qui compte, c'est la qualité de la rencontre - et donc, de ce qu'y apportent les participant.e.s. Pour l'auteur.e, c'est un "retour" précieux, qui ne remplace pas mais s'ajoute aux retours via courriers ou courriels. Pour un lecteur (j'en suis un) rencontrer un auteur vivant, c'est un plaisir. Pour un.e auteur.e, rencontrer des lectrices/teurs, c'est constater que ce qu'on écrit s'adresse aux/est reçu par/ les vivants, ici et maintenant. 
Parfois, on en a bien besoin.  

Mais je n'oublie jamais qu'il s'agit d'un investissement important (de la part des libraires et des éditeurs), dont l'impact économique est aléatoire et incertain. Alors je n'ai jamais d'attente ou d'exigence en terme de signatures. Je suis heureux qu'on m'invite et je suis toujours content de me rendre, quand je le peux, là où on m'invite, mais je n'en fais pas une maladie si on ne m'invite pas. J'aurais mauvaise grâce à le faire : j'ai déjà beaucoup plus de gratifications que la majorité des écrivants : je suis publié, j'ai des lecteurs, je vis de ma plume. Les rencontres, pour moi aussi, c'est la cerise sur le gâteau. 

De votre côté, si vous voulez que votre librairie préférée invite un.e auteur.e que vous appréciez, allez en parler aux libraires - ce sont eux/elles qui créent les occasions, pas l'auteur ou l'éditeur. Si la libraire aime le livre, suggérez-lui d'écrire à l'éditeur ou directement à l'auteur.e si son courriel est accessible. (Si la libraire ne l'aime pas, n'insistez pas. Vous ne voudriez pas qu'on vous force à aller écouter un.e auteur.e qui vous insupporte, n'est-ce pas ?)  Et si elle annonce une rencontre avec l'auteur.e, donnez un coup de main : sonnez le rassemblement autour de vous : plus on est de fous (de lecture), plus on rit - et chaque lectrice, chaque lecteur peut y contribuer. 

Mais si votre librairie préférée n'invite pas votre auteur.e préféré.e du moment, ne lui en voulez pas, car elle fait déjà l'essentiel : elle se démène pour vous proposer des livres, quelle que soit la réputation ou le succès de celles et ceux qui les ont écrits. 
Soutenez-la. 
Allez acheter des livres. 
Les auteur.e.s passent, les livres restent. 

Bon été à tou.te.s 

Mar(c)tin 
(martinwinckler@gmail.com) 

PS : L'exemplaire dont je vous ai montré la photo au début sera offert (je rajouterai son nom) au/à la premier.e inconnu.e qui mentionnera ce texte de blog au cours de mon prochain voyage en France. Je l'aurai dans mon sac. Ce n'est qu'un bouquin dédicacé mais, qui sait, dans cent ans, il pourrait être devenu un collector... :-) Et d'ici là, le/la dédicataire aura une petite histoire à raconter.