La plupart de vos romans ont des aspects politiques (ou, plus
généralement, comprennent des commentaires, sur la médecine, les rapports
homme-femme, les rapports de domination, les rapports sociaux). Est-ce que vous
vous dites, au moment de vous lancer: voilà, telle ou telle question est une
question politique importante, et je voudrais l'aborder spécifiquement ?
Ou est-ce que vous vous dites: je me lance dans mon histoire et, me
connaissant, les observations politiques "remonteront" spontanément à
la surface, au cours du récit? En gros, quelle est la part d'intentionnalité
dans votre intervention politique?
(Dave Feng - question posée en... 2010 ! )
Je commence
toujours par l'histoire. J'ai envie de raconter de bonnes histoires. J'ai
entendu John Ford et Jean Gabin faire la même réponse à des gens qui leur
demandaient ce qu'il fallait pour faire un bon film.
Ils répondaient tous les deux "Il
faut trois choses : 1° une bonne histoire, 2° une bonne histoire et 3° une
bonne histoire".
J'ai des
ambitions littéraires démesurées, comme tous les écrivants, mais en pratique,
j'essaie déjà de raconter des histoires intéressantes - j'entends :
surprenantes, imprévisibles par le lecteur, marrantes, avec des
rebondissements, etc. Bref : des histoires que je ne vais pas m'ennuyer à
écrire, car j'aurais horreur de m'ennuyer à les lire !
Alors c'est
la narration qui doit primer, pas le "message politique", qui est
toujours encombrant si on essaie de construire l'histoire autour. Et je pense
que ma manière de voir le monde conditionne le type d'histoire que j'ai envie
d'écrire de même que ça conditionne le type de films ou de livres que je
choisis. (Il en va de même pour vous...)
Alors, même
si je peux me mettre dans la manière de penser d'un personnage que je considère
comme « négatif », je ne peux pas vraiment défendre des idées
auxquelles je n'adhère pas. Je suis donc à peu près sûr que, sauf mauvaise
interprétation - et encore ! - mes "valeurs" (politiques,
personnelles, émotionnelles, sexuelles, que sais-je ?) vont se manifester et
"sortir" à l'écriture... Vu la manière dont mes livres sont reçus
depuis 20 ans, je suis à peu près sûr que c'est le cas : même La
Vacation, qui est un roman plutôt sombre sur le travail de Bruno Sachs dans un service d'IVG n'a pas été repris comme flambeau par les anti-avortements...
C'est donc que ma position à ce sujet est très claire...
C'est
d'ailleurs pour la même raison, je crois, que lorsqu'on pose cette question aux
scénaristes de films ou de séries - "Quel message vouliez-vous faire
passer ?" - ils ouvrent de grands yeux. Ils ne veulent pas faire passer de
message à priori. Ils veulent raconter une bonne histoire. Et comme il l'écrivent avec ce qu'ils, cette histoire, leurs valeurs vont inévitablement y apparaître !!!
Je ne me
pose pas vraiment la question du "politique" quand j'écris. Je sais
que sous une forme ou sous une autre, à l'occasion de telle ou telle situation
ou de telle ou telle scène, ça dira quelque chose de "politique".
Parce que j’ai des idées très précises et j’écris pour les défendre
Quand,
dans Le Choeur des femmes, Karma fait monter Djinn (tout habillée) sur la table de
gynéco pour lui montrer ce que ça peut avoir de menaçant et d'humiliant, la
plupart des lectrices le savent, bien sûr, je ne leur apprend rien. Mais ça
fout Djinn en colère et, comme elle représente les femmes prises dans et par le
machisme médical et qu'elle est tiraillée entre ce machisme professionnel et sa féminité, elle veut comprendre où il veut en venir... et Karma lui répond que
faire écarter les cuisses aux femmes, c'est pas du tout obligatoire. On peut
les examiner, leur poser un DIU, leur faire un frottis ou les faire accoucher
sur le côté. C'est un fait médical simple, mais c'est politique aussi, je
pense.
Alors, bien
sûr, ça a frappé beaucoup de lecteurs/trices, cette scène - et ses
prolongements plus tard, dans l'attitude de Djinn avec Céline, sa
"protégée", puis dans le texte/manifeste militant qu'elle écrit un
soir de colère - et c'est cette prise de conscience qui me permet de dire, par sa voix, que
l'humiliation n'est pas indispensable pour soigner. Et qu’on peut toujours
soigner sans humilier. J'aurais pu le dire en deux phrases, comme ici,
mais est-ce que les lecteurs et lectrices l'auraient « absorbé » de
la même manière ? Je ne crois pas. Je pense qu'on intègre mieux une pensée quand on l'a vécue émotionnellement, et le roman est le meilleur substitut à l'expérience vécue, parce qu'il transmet des émotions sans nous imposer l'expérience physique.
Au moment
de l'écriture j'ai eu envie d'écrire la scène comme ça, sans me poser la
question de savoir ce qu'elle signifiait. Et pour tout vous dire, je ne
l'analyse qu'aujourd'hui, en écrivant ceci. Parce que fondamentalement, je
voulais faire "une bonne scène", et je crois que, narrativement parlant,
ça l'était. Message ou pas message. Et ça prenait le contrepied de ce qui se
fait le plus souvent dans la réalité : des histoires de médecins chefs qui couchent avec leurs étudiant(e)s, il y en a des flopées dans les
hôpitaux français (et dans les séries télé) mais je ne crois pas avoir jamais vu ou lu une scène dans
laquelle un médecin fait allonger un de ses internes sur une table de gynéco
pour lui montrer à quel point ça peut être humiliant d'obliger les patientes à le
faire !
En un sens, c'est une scène qui
parle à la fois du respect dans la relation de soin, et du respect dans la
relation d’attachement, puisque la scène de la table se reproduit à la fin du
roman, en écho à la première scène, en montrant le chemin parcouru par
les deux personnages : Djinn va volontairement voir
Karma en consultation car elle lui fait confiance, mais, quand elle monte sur
la table, ça ne se passe pas comme elle s'y attend, car à son contact, il a
décidé d’aller plus loin que ses propres discours.
En fait, en écrivant ça, je me
rends compte à quel point je suis vieux-jeu : je n'ai pas abandonné l'idée des
années 60 selon laquelle le sexe, c'est éminemment politique.
Dans le
même ordre d’idée, il y a des scènes de sexe ou des scènes d'amour dans mes
romans, mais elles ont toujours une fonction dans la narration, ce n'est pas
comme la plupart des scènes de sexe dans les films... Dans Les Trois
médecins, Bruno écrit une nouvelle pornographique qui raconte comment une
visiteuse médicale va (littéralement, mais métaphoriquement aussi) baiser un grand patron dans son bureau. Il la fait lire
au "comité de lecture" de sa revue d'étudiants et ça fait des remous
(ça se passe au milieu des années 70, à l'époque du féminisme militant). Certains de ses camarades trouvent le texte sexiste,
d'autres disent que c'est un texte "à la Georges Bataille" qui parle de
l'aliénation d'une femme servant les intérêts de l'industrie en vendant son
corps pour tenir un médecin par la queue. D'autres haussent les épaules :
"Ouais, le Bruno, il a juste voulu nous en foutre plein la vue..."
Bref, le texte est discuté à l'intérieur du roman.
En fait,
j'avais écrit la nouvelle bien avant de me lancer dans l'écriture du roman,
mais je ne l'avais jamais publiée. Je ne voyais pas très bien quoi faire de
cette nouvelle "toute nue". Si je la publiais seule, c'était la
description d'une séance de sexe entre une quasi-prostituée et un type
important dans son bureau. La chute résidait dans le fait qu'à la fin, on
comprenait que c'était une visiteuse médicale. C'était une métaphore de la
profession de VM, mais ça pouvait être ressenti comme insultant par des femmes
qui font cette profession pour gagner leur vie - et par les prostituées. Or je ne voulais insulter personne. Donc, ce
texte publié seul ne prouvait rien, sinon que je savais écrire des textes
pornographiques.
Mais quand
j'ai eu l'idée de l'insérer à l'intérieur du roman, dans un contexte
particulier, ça devenait un texte qui permettait plusieurs niveaux de lecture.
Après le chapitre où la nouvelle est retranscrite, son
analyse par les personnages avait plusieurs fonctions : idéologique (les
manipulations du corps (!) médical par l'industrie et l'aliénation des femmes
qui sont utilisées par l'industrie à leur insu), narrative (ça dit quelque
chose sur Bruno-l'écrivain-en-herbe et sur ses camarades), historique (ça rend
compte du type de débat qu'on avait à l'époque, avec une pointe d'ironie), esthétique
(je voulais effectivement voir si – et montrer que – je pouvais écrire un texte
pornographique) et autocritique (je soulignais qu'il était impossible de dire
si Bruno avait écrit le texte avec une intention politique ou simplement avec
l'envie de me faire plaisir et de choquer par la même occasion...).
À l'opposé,
il y a des scènes toutes simples qui donnent lieu à de parfaits malentendus...
Dans Mort in vitro, à un moment donné, il y a une fête à la
préfecture de Tourmens. Charly Lhombre, l'un des deux personnages principaux,
qui a été invité à la fête mais s'y rend un peu contraint et forcé car il a
horreur des pince-fesses, ouvre une porte et se trouve face à une scène de
partouze. Un présentateur de reality-shows et un gynécologue marron sont en train
de s'envoyer en l'air sur un canapé dans des postures invraisemblables avec
deux femmes, sous le regard du grand patron d'une multinationale du médicament
qui les reluque, un scotch à la main, assis sagement dans un fauteuil Empire.
Quand
Charly voit ça, ça le fait marrer, il referme la porte sans bruit et il passe à
autre chose (parce qu'il s'en fout).
Contrairement
à la nouvelle de Bruno, qui occupe plusieurs pages des Trois
médecins, la scène de partouze prend dix lignes dans Mort in
vitro, mais quand une classe de lycée a lu ça, les élèves m'ont demandé
pourquoi j'avais mis dans un roman une scène de "porno" qui (de leur point de vue) ne servait à rien. Et je leur ai expliqué
que la scène (ou plutôt le tableau, car c'est une sorte de scène "gelée") en
question était une métaphore : "Médecine et Médias forniquant ensemble
sous les yeux de l'Industrie et les ors de la République". Evidemment, ils
n'avaient pas vu ça, mais personne ne peut le leur reprocher, c'était un clin
d'oeil ironique, et une manière détournée de faire un political
statement sans avoir besoin de... m'étendre. (Haha.) Eux, et c'est
bien naturel, ils avaient tout bonnement vu une scène de sexe. Ca ne m'a pas
gêné : encore une fois, ça ne prend que dix lignes du texte, ça peut donc être
oublié très vite.
En
revanche, un des premiers lecteurs du manuscrit de Mort in vitro m'a
appelé, très en colère, en me disant "Je ne comprends pas pourquoi tu dis
que les partouzes, c'est vraiment que pour les riches et les pourris !!! C'est
vraiment un sale préjugé !!!"
Et ça, ça
m'a fait beaucoup rire, parce que lui non plus n'avait pas vu la métaphore. Il
avait vu une sorte d'amalgame entre le sexe de groupe et les puissants... alors
que ce que les gens font de leur sexualité, c'est leur affaire, à mon avis, et
tant que tout le monde est consentant et personne n'est brutalisé ou utilisé, je n'ai rien à en dire et
pas de jugement à porter. Ce qui m'intéressait dans ce "tableau",
c'est l'incongruité du lieu et les personnages qui le composent. Pas la
sexualité de groupe !
Et parfois, comme dans En souvenir d'André, je décide d'écrire un roman sur la perte, et ça passe (pas tout à fait à mon corps défendant, mais sans que ce soit le but) par un récit autour de la mort médicalement assistée et de la liberté de choisir sa fin...
Tout ça pour dire que l'intention politique est là, sous une forme démonstrative ou légère, mais qu'on ne la voit pas toujours pour ce qu'elle est - et qu'elle n'est jamais le point de départ d'une fiction.
Car, quand j'ai vraiment envie d'aborder de front une question politique qui
me paraît importante, j'écris un texte politique, un manifeste, un pamphlet et non une fiction. C'est cela la beauté de l'écriture : on peut faire ce qu'on
veut. La fiction, pour moi (et je ne parle que pour moi), sert à
réexplorer la confusion des sentiments éprouvés pendant les expériences de la
vie. Mais ça n'est pas la seule forme possible pour faire cette réexploration. Pendant quelques années, je
me suis mis aussi à écrire des poèmes et des chansons (en anglais, le plus souvent)
pour exprimer mes sentiments à l'occasion d'expériences très intimes.
Bref, je
pourrais dire que ce qui me pousse vers une forme plutôt qu'une autre, c'est mon
humeur, plutôt que le "sujet que j'ai envie de traiter". Quand
je suis ému et triste, j'écris des poèmes. Quand j'ai envie de transmettre, j'écris des romans de formation. Quand je suis perplexe, j'écris des romans d'énigme. Quand
je suis d'humeur chevaleresque, j'écris un roman épique. Et quand je suis en
pétard, j'écris un coup de gueule de douze pages, avec trois tonnes
d'exemples, et je le poste sur mon site !!!
Mar(c)tin