Le
mot « apprendre », en français, est ambivalent.
« Apprendre » quelque chose ça peut, selon le cas et le contexte,
signifier : « acquérir un savoir » ou « éduquer, enseigner,
informer ».
Je
viens de donner mon dernier cours de création littéraire à un groupe de
quatorze étudiants. Dix jeunes femmes, quatre jeunes hommes. Ce n’était pas la
dernière séance : celle-ci aura lieu dans quinze jours ; ils me
remettront leur devoir de fin de session, nous ferons le bilan des quatorze
semaines d’enseignement et chacun d’eux (de nous, car je le ferai aussi)
apportera un extrait de livre ou de film à lire ou à montrer à ses camarades.
Le
cours que j’ai donné a certainement été exigeant pour les étudiants. C’était un
cours optionnel, ils avaient déjà beaucoup de travail en dehors de celui-là et
je leur en ai demandé (de leur point de vue) beaucoup moi aussi. Ils avaient au
moins un texte original (sous contrainte) et une analyse de lecture (ou de
film) à rédiger, en une page ou deux, chaque semaine. Mais je ne vois pas
comment on peut enseigner (ou apprendre) la création littéraire sans apprendre
à lire (ou regarder) les autres et écrire soi-même. En Amérique du Nord un
cours n’est en lui-même qu’une introduction, une approche d’un sujet ;
l’acquisition des connaissances se fait entre deux cours, et non pendant.
Aujourd’hui,
en m’écoutant leur parler du travail final qu’ils doivent me rendre, pluisieurs
étaient inquiets à l’idée de « ne pas y arriver ». Et certains m’ont
demandé « ce que j’allais évaluer » – traduction : comment
j’allais noter. J’ai rappelé alors le message que je leur avais envoyé
(plusieurs ont l’air de ne pas bien lire mes messages… et pourtant je les
envoie souvent en double ou en triple, de peur que l’un(e) d’eux/elles ne les
reçoive pas) :
« Seront
évalués, à part égale, et reflétés par la note :
-
écriture (précision et travail de la syntaxe)
-
construction (entrée, développement, conclusion) de l’intrigue
-
bon usage des descriptions et dialogues dans la dynamique de narration
-
respect et exploitation des contraintes (le bar, le quartier, la date, les
personnages obligatoires ou facultatifs) dans l’intrigue
-
intertextualité (allusions à des éléments de culture littéraire,
cinématographique, politiques, culturels, musicaux, etc.) intégrés à la
narration et au contenu de la nouvelle."
Evidemment,
énoncé comme ça c’est un peu sec. Mais il me semble que c’est clair.
Je
vous explique leur devoir : ils doivent écrire une nouvelle qui se déroule
dans un lieu qu’ils ont collectivement choisi, situé dans Montréal, à une date
précise, et qui met en scène des personnages inventés tout aussi
collectivement. A ces contraintes, ils doivent ajouter un personnage de leur
cru, le/la quel(le) doit interagir avec les personnages
« récurrents », et insérer un « grand mystère » qui les
interpelle personnellement et qu’ils ont défini au tout début du cours (sans
savoir qu’il ferait partie de leur travail de rédaction final).
C’est
de l’écriture sous contrainte, certes, mais c’est aussi de l’écriture
libre : ils peuvent inventer le personnage qu’il veulent, employer la
forme et traiter le propos de leur choix (et ils peuvent faire entre 4 et 10
pages, ça leur laisse du champ). Dans une certaine mesure, c’est comparable à
la situation d’un scénariste de série qui doit travailler avec des contraintes
d’écritures pré-imposées en y mettant sa propre « patte ». Imaginez
simplement que vous écrivez un épisode de House, M.D. ou, plus modestement
(c'est l'exemple que je leur ai donné) de La croisière s'amuse. Vous disposez d'un
cadre obligatoire (le paquebot et ce qu'il contient) ; de personnages
récurrents (l'équipage). Vous êtes chargé d'embarquer des personnages de votre
cru (les vacanciers partant en croisière) et de raconter leurs histoires.
Et
j’en reviens au début de mon texte. Après être revenu sur les contraintes du
texte et les modalités de correction, j’ai dit : « Je suis sûr que
vous allez tous écrire un texte épatant ». Et j’ai ajouté que je le sais,
parce que je les ai lus, au fil des douze ou treize semaines de cours, et j’ai
vu à quel point certains d’entre eux se sont démenés pour écrire de manière
plus libre, plus originale.
Alors,
est-ce qu’on peut apprendre à écrire ?
Si
par « écrire » vous entendez « Hécrire de la grrrrrannnnde
littératurrrrrrrrrrrrrrrrre », je ne sais pas répondre à cette question.
Si
vous entendez plutôt : « raconter des histoires par écrit », ma
réponse est oui. Comment ? En écoutant/en lisant les autres, et en s’y
essayant avec acharnement. On admet parfaitement que vous racontiez oralement
les histoires que vous avez entendues. Qu'est-ce qui vous interdit de raconter
VOS histoires par écrit ?
"Mais
est-ce qu’on peut enseigner l’écriture à autrui ?"
Je
ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas. On enseigne bien la musique, la
poterie, l’équitation, la pêche.
Comment ?
De deux manières, essentiellement : en mettant une canne à pêche (de la
glaise, un instrument, des rènes...) dans les mains de l’apprenti et en lui
montrant comment l’utiliser.
Je
sais que beaucoup penseront : « Oui, mais hécrire, ça ne s’apprend
pas. N’est pas Flaubert ou Proust qui veut. » Certes. Mais Gustave et
Marcel ne sont devenus des icônes que bien après qu'ils ont écrit ; il a bien
fallu qu’ils commencent, et comment ont-ils fait ? Ils ont imité ceux
qu’ils aimaient lire, et ils ont cherché du soutien auprès d’autres écrivants
de leur génération, qu’ils respectaient et qui étaient leurs amis, quoi qu’on
puisse penser de leur « talent » aujourd’hui.
Gustave
et Marcel, l’un comme l’autre, pensaient qu’ils avaient quelque chose à
apprendre de leurs aînés et de leurs contemporains. Ils lisaient, ils
écoutaient, et ils bossaient. Et ce faisant, ils manifestaient bien moins de
vanité et de hauteur que ceux qui aujourd’hui affirment
: Hécrire ça ne s’apprend pas.
« Oui,
oui, d’accord, me concèdera-t-on. Admettons qu’on puisse apprendre des
recettes, des trucs, des exercices. Mais ça ne fait pas des écrivains, tout
ça ! »
« L’
hécrivain (Flaubert, Proust et les autres) est un Vraicrivain parce qu’il
a quelque chose en plus, du talent, du génie, et tutti quanti. Ça ne se décide
pas comme ça, ça ne s’acquiert pas en faisant des exercices oulipiens, ça ne se
cultive pas, ça ne se crée pas, c’est inné. » Toujours les mêmes valeurs
de classe, au fond.
Parce
que justement, ce qui est inné, personne n’a besoin de s’en occuper. C’est là.
Dans le cerveau. C’est là comme l’oreille absolue, la mémoire photographique,
l’odorat sans pareil. C’est une mutation, un don, un talent, on l’appellera
comme on veut, mais c’est là. On ne peut rien y faire. On ne peut pas le créer
ni le faire disparaître – à moins de détruire celui ou celle qui le porte.
Ce
qui peut se cultiver, se développer, en revanche, a besoin de soutien,
d’encouragements, de stimuli. Je ne connais pas de grand musicien qui ne répète
pas sans cesse les pièces de son répertoire ; je ne connais pas de grand
peintre qui ne fait jamais d’esquisses ou ne jette jamais un tableau ; je
ne connais pas d’écrivain, fût-il génial, qui n’a jamais raturé une page,
recommencé un chapitre ou révisé entièrement ses livres.
Apprendre
(ou enseigner) à écrire, c’est apprendre/enseigner à lire, à relire, à se
mettre à sa table et écrire, tracer des grands I et des petits a, transformer
une bouillie informe en un texte qui ressemblera à quelque chose, se relire,
trouver ça plus ou moins bon, soupirer, sourire et recommencer.
Et
qui peut enseigner ça, sinon ceux qui le font chaque jour, parce qu’ils passent
leur vie à ça ?
Je
n’ai pas honte d’enseigner – aujourd’hui à des étudiants de l’Université de
Montréal, la semaine prochaine à l’Université François-Rabelais à Tours, le
mois prochain aux personnes inscrites à l’atelier du festival Métropolis Bleu
et depuis janvier, une fois par mois, bénévolement, à une douzaine de
chercheurs en bioéthique – ce que j’ai appris en écrivant. Je ne le fais pas
parce que je suis un meilleur écrivant qu’eux. Je ne le fais pas parce que j’en
sais plus qu’eux. Je le fais parce que je suis passé par là, j’ai longtemps
tâtonné et beaucoup désespéré avant d’arriver à faire d’une bouillie informe
quelque chose qui ressemble à un texte, et parce que si personne n’échappe au
désespoir par l’écriture, si personne n’est à l’abri de ces moments où on
n’avance pas et où on se fait chier, il y a aussi des moments de plaisir, des
moments de découverte, des moments de jeu, des moments de joie lorsque, après
s’être fixé une tâche, parfois toute simple, parfois très compliquée, on
regarde le texte achevé et on se dit qu’on ne s’en est pas trop mal tiré.
Je
n’ai pas de génie à transmettre. Mais les moments de joie, de bonheur à
l’écriture, je fais de mon mieux pour les susciter, les provoquer, les
partager.
Mar(c)tin