lundi 28 juin 2021

"Bon, mais qu'est-ce que vous faites depuis que vous n'exercez plus la médecine ?"


En 2008, j'étais médecin vacataire au centre d'orthogénie du CH du Mans. J'assurais une consultation (officiellement) de contraception et (en réalité) de santé des femmes, une ou deux fois par semaine. Car les femmes qui consultent pour une contraception ont souvent bien d'autres questions à poser qu'un simple "renouvellement de pilule". Il m'arrivait aussi, bien que je ne sois plus vacataire au centre d'IVG, d'y remplacer des médecins absents ou en vacances. A la fin de l'année, j'ai démissionné, et j'ai fait ma dernière vacation fin décembre 2008. 

En février 2009, j'ai pris l'avion pour le Québec, où j'étais accueilli comme chercheur invité au Centre de recherches en éthique de l'Université de Montréal. Ma famille (six personnes en tout) m'a suivi quelques mois plus tard. Mon épouse-d'alors et moi nous sommes séparés en 2013 mais aucun membre de la famille passée n'est retourné en France. Aujourd'hui, les six personnes qui ont fait le voyage sont citoyennes ou résidentes permanentes du Canada. 

Je suis citoyen canadien depuis 2019. 

Initialement, j'avais envisagé de demander une équivalence de mon diplôme pour exercer la médecine au Québec. J'aurais probablement pu le faire, mais ça s'est révélé compliqué, long, et plus coûteux en temps et en argent que ça ne le valait : je ne voulais pas me remettre à exercer à temps plein, de toute manière.  

"Bon, mais alors, qu'est-ce que vous faites là-bas ?" 

C'est simple. Je me suis remarié avec l'héritière de la famille canadienne qui possède le monopole du sirop d'érable et je regarde Netflix toute la journée sur mon canapé en mangeant des bonbons l'hiver, des glaces l'été.  

(...) 

Euh, non, pas vraiment. Pas du tout, même. Mais c'est souvent ce que j'ai envie de répondre. Comme si le fait de cesser d'exercer la médecine était synonyme de "ne plus travailler" ou "ne plus rien faire". 

Ce qui est intéressant, c'est que les personnes qui me posent la question me voient avant tout comme un médecin. Alors que si je suis "connu", c'est surtout parce que je suis un écrivain publié-qui-se-trouve-être-médecin. 

Car, entre 1993 et 2008, j'ai eu une activité médicale à temps partiel et une activité d'écriture à temps plein. J'ai été (successivement mais aussi simultanément) traducteur de livres de médecine, de romans, d'essais littéraires et de comic-books, journaliste, critique de télévision, chroniqueur de radio, romancier, essayiste, nouvelliste, blogueur santé, confectionneur de pièces radiophoniques, préfacier, anthologiste....

J'ai même collaboré pendant plusieurs années au Journal de Spirou. (Et j'ai eu droit à mon portrait en couverture. Si, si, je vous assure...) 


Et malgré ça, je suis encore et toujours médecin. (Oui, même avec ma photo en couverture de Spirou. 

Je ne le suis pas moins qu'avant de quitter ma pratique à temps partiel. 

L'exercice d'un médecin, ça comprend interactions/consultations avec les personnes soignées + gestes de soin courants + prescriptions + formation continue + partage des connaissance + beaucoup de paperasse. Beaucoup plus de paperasse et de formalités administratives aujourd'hui qu'il y a dix ans, d'ailleurs. 

Ne plus exercer c'est essentiellement ne plus prescrire. C'est faire beaucoup moins de gestes techniques (mais j'en fais encore pour mon entourage). C'est surtout ne plus avoir à remplir de la paperasse. (Sauf pour demander le versement de sa retraite...) 

Le fait de ne pas/plus exercer ne m'enlève pas mon diplôme, ma formation, mon expérience, mon savoir-faire, mes convictions. Et je conserve trois activités importantes : la consultation (je continue à répondre à des questions et à conseiller) ; la formation continue... qui ne cesse que lorsqu'on n'est plus capable d'apprendre quoi que ce soit, parce qu'on n'en a plus les moyens physiques ou intellectuels, ou parce qu'on est trop fatigué... et le partage des connaissances. (J'ai commencé à en faire quand j'étais externe, avec une personne hospitalisée dans le service de psychiatrie où j'étais étudiant. Si ça vous intéresse, je raconte ça en préambule de C'est mon corps...

"Quoi, vous consultez ? Mais quand ? Comment ?" 

En ligne, virtuellement, depuis bien avant la pandémie. J'ai commencé à le faire en 2003, quand des internautes tombaient sur les articles de mon site internet, cliquaient sur l'adresse courriel et me posaient des questions. Et oui, c'est de la consultation. Gratuite (si j'avais fait payer toutes les réponses que j'ai données, je serais probablement très riche...), essentiellement informative (je ne prescris et ne vends rien, pas même mes livres, il m'arrive même de les distribuer pour rien...), mais c'en est. 

Et puis, j'ai continué à me former. Entre 2012 et 2015, j'ai suivi les cours et décroché une maîtrise des Programmes de bioéthique de l'Université de Montréal. Ca m'a permis d'écrire un livre sur l'éthique du soin ET sur Dr House... 

Soigner (car si j'ai voulu être médecin, c'est pour soigner, pas pour avoir un titre de docteur), c'est avant tout transmettre du savoir et éclairer les autres sur leur situation. 

Les tout premiers gestes d'une soignante sont l'accueil, l'écoute, la réassurance, le soutien, l'analyse du problème avec la personne soignée, l'éclaircissement ou les hypothèses, les propositions. 

Les gestes proprement "médicaux" - examiner, prescrire, éventuellement donner des soins avec ses mains - sont toujours secondaires et la conséquence des premiers.

Les premières questions que pose une personne qui souffre à une professionnelle de santé sont en effet : "Qu'est-ce que j'ai/qu'est-ce qui m'arrive ?", "Est-ce que je suis malade/est-ce que c'est grave ?" et "Que dois-je faire pour aller mieux ?" 

J'ai toujours conçu mon activité de soignant comme double : d'une part la clinique, d'autre part le partage - via l'écriture, l'enseignement (quand c'est possible), les conférences (quand on m'y invite). 

Dans certaines cultures, les professionnelles de santé trouvent naturel d'écrire des livres (ou, depuis vingt ans, de concevoir des sites) contenant des informations à l'intention du public. C'est le cas depuis longtemps dans les pays anglophones. Ca ne l'était pas en France en 2001 quand j'ai publié la première édition de Contraceptions mode d'emploi

Heureusement, depuis, ça s'est beaucoup développé. Il y a même (et c'est heureux) des livres sur la santé des femmes écrits par des femmes qui ne sont pas médecins. Car il n'est pas indispensable d'être médecin pour partager le savoir. (D'ailleurs, je me demande si en France, il n'est pas préférable de ne pas être médecin pour le partager... Mais bon, ça c'est moi.) 

Et cette activité de partage du savoir, je l'ai poursuivie au Québec. C'est une des vertus des méthodes de communication actuelle : on n'a pas besoin de vivre dans une capitale pour publier des livres. (Notez que ça, je le sais depuis longtemps, car je n'ai jamais vécu à Paris et tous mes livres ont été écrits en province ou hors de France...) 

J'écris depuis la fin des années 60, professionnellement (en revue) depuis le début des années 80 et en volume depuis la fin des années 80. Quitter la France ne m'a pas empêché de poursuivre cette activité-là non plus. 

Je ne publie pas plus depuis que je vis au Canada (16 titres entre 2009 et 2020, contre plus de 30 entre
1998 et 2008 !), mais j'y ai publié plusieurs de mes livres les plus connus et les plus lus (Le Choeur des femmes, En souvenir d'André, Les Brutes en Blanc, L'Ecole des soignantes, C'est mon corps). 

Et je ne compte pas le nombre d'articles et contributions à des revues, de chroniques radiophoniques, de billets de blog (sur celui-ci et sur sa jumelle, "L'école des soignant.e.s"), de préfaces et de postfaces... 

Et puis, je me suis diversifié dans mes activités de transmission et de partage. Je n'avais jamais pu enseigner en France, sinon occasionnellement (et toujours face à beaucoup de méfiance et/ou d'hostilité de la part des institutions médicales). Depuis que je vis au Canada, j'ai assuré de nombreuses charges d'enseignement dans plusieurs universités et facultés de médecine (Montréal, McGill, Ottawa) ; j'ai donné des cours de création littéraire. J'ai été invité à donner d'innombrables conférences et séminaires. Et j'allais oublier : des ateliers d'écriture, en présenciel et en ligne. 

J'ai même écrit un projet de série télé. Je ne suis pas sûr qu'elle verra jamais le jour mais c'était un travail épatant, et la maison de production qui me l'a commandé me l'a payé rubis sur l'ongle. Alors je n'ai pas à me plaindre.

C'est fou ce qu'on peut faire, en restant chez soi, quand on a l'internet. Si vous prenez seulement les visioconférences, j'en ai fait beaucoup plus en 2020 - comme tout le monde - mais il m'arrivait souvent d'en faire déjà parce que je ne pouvais pas me trouver physiquement en France à tel ou tel congrès auquel j'étais invité. 

De manière un peu paradoxale, j'ai le sentiment de travailler autant depuis que j'ai émigré, mais aussi de travailler mieux. Quand je vivais en France, je me déplaçais beaucoup parce que je répondais volontiers à presque toutes les invitations (en tout cas, à beaucoup). Depuis que je n'y vis plus, je dois faire le tri. Et les invitations doivent aussi tenir compte de la distance. 

Et la distance géographique s'est enrichie de la distance culturelle. On voit les choses autrement quand on vit loin, quand on n'a pas le nez dans une culture, une vie politique, sociale et économique. Quand on ne tombe pas toujours sur les mêmes visages lorsque l'écran de télé s'éclaire, sur les mêmes voix quand on branche la radio. 

J'ai eu de la chance. Celle d'être devenu un auteur publié et dont les livres ont des lectrices.
J'aurais pu en rester aux romans. J'ai choisi de mettre à profit le succès de La Maladie de Sachs pour écrire des livres pratiques et des livres critiques sur la relation de soin en France. 

C'est sans doute cela qui m'a permis d'être invité à m'exprimer en tant que médecin et pas seulement en tant qu'écrivain/médecin. C'est aussi sans doute pour cette raison qu'on me voit surtout comme un médecin... alors qu'écrire est depuis toujours mon premier métier et, depuis vingt-cinq ans, celui auquel je consacre le plus de temps. Y compris quand j'écris "pour parler de médecine". 


Fondamentalement, la différence entre un.e auteur.ice de littérature générale et ma pomme, c'est que quand il ou elle publie un roman, on le/la fait parler d'écriture ou de style ou de l'histoire qu'elle raconte (en particulier si c'est une autofiction...) alors que quand je publie un roman (même si ce n'est pas un roman médical) on me fait (surtout) parler de relation de soin... Mais à part ça... 

C'est sans doute paradoxal, mais seulement de loin. Mes deux métiers sont intimement liés, depuis toujours. Ecrire et soigner ont beaucoup en commun. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'entendre et de partager des histoires, du savoir, des idées, des valeurs, des aspirations. 

Pour faire en sorte que d'autres personnes que nous se sentent moins seules, aient moins mal ou aillent mieux, après qu'on les a écoutées, ou après qu'elles nous ont lu. 

Marc Zaffran/Martin Winckler