"Nous n'avions pas la télé!
Ce qui est aujourd'hui un signe extérieur de richesse lucide, ou de snobisme, était dans le mi-temps des années soixante un signe extérieur de ringardise. Un peu comme avouer que nous avions l'eau courante sur le palier.
Alors je lisais!
De tout et n'importe quoi pour justifier l'apprentissage de la lecture: les étiquettes des denrées sur la table, des bédés aux toilettes, que d'aucuns n'y voient aucune allusion laxative, c'est fondateur la bédé. Cabu, Reiser, Goscinny, Crumb, Stan Lee et tant d'autres. Fondateur mais pas très sérieux dans la cour des grands. La bédé n'était pas encore l'art neuvième et Angoulême pas encore son festival de Cannes.
Assez naturellement vint le temps des Cocteau, Genevoix, Giono, Guitry, Bazin.
Bazin tiens justement!
Sans histoires de "la veille à la télé" où s'évoquaient en conversations merveilleuses le partage entres potes à la récré, j'étais un peu isolé lorsque s'échangeait comme des images, la trouille de "Belphégor"contre la saga des "Rois maudits" (j'avais pas encore lu Druon).
Alors, lorsqu'un matin "Folcoche" déboula dans la conversation, je brandis "Vipère au poing" mon Bazin tout frais lu de la veille. Mais là: Caramba! encore raté. La version visuelle de Pierre Cardinal ne correspondait pas à mon récit et, très vite, le cercle qui me ceignait se mit à saigner d'une hémorragie de copains s'éloignant en me traitant de fumiste. Déjà le pouvoir de l'image sur les mots. Et ce serait moi l'usurpateur?
Je me sentais pourtant en ce temps là une manufacture d'images nocturnes sous ma couverture avec ma lampe de poche. Un passager clandestin de mes nuits interdites de lecture à l'électricité volée à EDF avec la complicité de quelques piles et reconduit à la frontière de mes rêves invalidés par la petite lucarne.
Vite, un livre!"