Lire la première partie de ce texte
Rappel :
Je suis une lectrice. (Je rappelle qu'ici, j'utilise le féminin générique.)
Au cours de ma vie, j'ai lu beaucoup de livres écrits par des femmes. Des livres et des femmes de tous les genres. Je suis un une "lectrice transgenres (littéraires)" -- intertextuelle et intersectionnelle.
Je les énumère ici dans l'ordre approximatif de mes lectures.
Il y a ici des livres connus de beaucoup, et d'autres que j'ai le sentiment d'être seul à connaître (ou de me rappeler). Je les mentionne de mémoire,. Il y en a certainement eu beaucoup d'autres. Mais si je me souviens de ces autrices spontanément, c'est parce que leurs livres ici mentionnés m'ont marqué, il y a plus de cinquante ans ou la semaine dernière, par leur contenu ou leur écriture ou les deux.
Ces livres m'ont appris à lire, à imaginer, à écrire, à sentir et à penser. Et ça continue.
MW
NB : Je renvoie vers la page wikipédia (ou équivalente) de chaque autrice en français, sauf quand elle n'existe pas - auquel cas je renvoie à la page dans sa langue natale.
Les couvertures choisies en illustration sont celles des éditions que j'ai lues.
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A l'époque où je me suis installé à la campagne et écrivais mon premier roman, La Vacation, et alors que je traînais dans ma librairie préférée de l'époque (Plurielles, au Mans), je suis tombé sur un livre de Marie Didier, Contre-Visite.
Le texte de la quatrième de couverture était exécrable. La bande rouge annonçant à grand bruit "Un médecin parle !" ne l'était pas moins. Je l'ai vaguement feuilleté et reposé. Quelques jours plus tard, j'entends sur France-Culture que l'émission du matin (Culture-Matin, alors animée par Jean Lebrun) allait recevoir Marie Didier. Il en parlait avec chaleur, donnait envie de la lire et de l'entendre, et proposait à une auditrice ou un auditeur de venir bavarder avec elle. Il suffisait d'écrire une lettre de motivation.
Intrigué, j'ai écrit et, contre toute attente, on m'a invité. Je me suis précipité pour acheter et lire le livre et j'ai découvert qu'il valait bien mieux que sa bande rouge et son résumé de dos (lequel, je l'ai appris plus tard, n'avait pas été écrit par elle). C'est le journal, sensible et passionnant, d'une gynécologue vivant à Toulouse. Elle y parle des femmes qu'elle soigne mais aussi de sa vie de femme, de son corps de femme, et de tout ce que les médecins n'écoutent et ne disent pas. (C'était son premier livre, elle en a écrit beaucoup d'autres.)
J'ai passé une matinée passionnante, moins à cause de l'émission (où Jean Lebrun voulait surtout parler du livre et du métier de médecin) que parce qu'ensuite, je suis allé prendre un café aux Ondes avec Marie Didier et l'amie qui l'accompagnait.
Elle était la première femme-médecin de langue française que je lisais. Et son livre m'a non seulement fortement marqué, mais accompagné pendant toute l'écriture de mon roman, et longtemps après. Le texte de quatrième de couverture, rédigé par quelqu'un de chez Gallimard, m'avait dissuadé de la lire. J'ai résolu que si jamais j'avais un jour la chance d'être publié, je rédigerais toujours mes quatrièmes de couverture.
Juste après avoir lu mon premier roman,
une amie m'a conseillé de lire
Hôpital Silence de
Nicole Malinconi. Assistante sociale, militante de l'IVG, très influencée par Marguerite Duras, cette autrice belge a publié de nombreux livres, souvent brefs et toujours d'une grande poésie.
Comme pour La Ventriloque de Claude Pujade-Renaud, dont j'ai parlé dans la première partie de ce texte, j'ai été très marqué par le livre de Nicole Malinconi (et par L'Attente, lu plus tard) et je me suis félicité de ne pas l'avoir lu avant d'écrire mon roman. Je n'en aurais pas eu le courage, je ne m'en serais pas senti le droit.
Quand j'étais adolescent, j'aurais été bien en mal de dire ce qu'était un viol. Ce n'était pas un mot qu'on prononçait, même pendant les journaux télévisés. On utilisait des métaphores, la pire étant "un sort pire que la mort" ; il m'a fallu longtemps pour comprendre que cette métaphore ne voulait pas du tout dire la même chose selon qu'on était un homme ou une femme, et qu'on avait ou non été violée.
Avant mes premières rencontres sexuelles, à 18 ans passés, je n'imaginais pas qu'on pouvait contraindre quelqu'un à ce que j'appelais encore à l'époque "faire l'amour" (je n'utilise plus cette expression depuis longtemps en dehors de ma vie privée). C'était bien avant le SIDA, à une époque où la principale crainte était encore une grossesse non désirée. J'évoluais dans une ville universitaire, où beaucoup de femmes de mon âge venaient de milieux favorisés, prenaient la pilule et n'hésitaient pas à inviter un garçon à passer la nuit avec elles si elles en avaient envie.
Pour le jeune homme que j'étais, qui n'osait jamais faire le premier pas et s'étonnait qu'une femme puisse avoir du désir pour lui, l'idée de forcer quelqu'un à passer la nuit avec moi était impensable ; et ma naïveté, immense.
Au milieu des années 70, à Tours, Nancy - la libraire de la Librairie Franco-Anglaise dont j'ai parlé dans le texte précédent - avait composé un rayon de littérature féministe en français et en anglais. C'est sur ses étagères que j'ai un jour découvert Le Viol (Against Our Will : Men, Women, and Rape) de Susan Brownmiller. Ce n'est pas un roman, mais une analyse critique de la place occupée par le viol dans la société. C'est dans ce livre que j'ai lu la première critique féministe soulignant le sexisme de Freud et de la théorie psychanalytique.
Que dire ? Sinon que ce livre m'a ouvert les yeux sur des violences que je n'imaginais pas et m'a profondément bouleversé. Même s'il n'est pas exempt de critiques (il n'aborde pas les viols subis par les femmes afro-américaines ou appartenant à d'autres minorités), cela reste un livre-phare du féminisme nord-américain. On doit à Brownmiller d'avoir montré sans équivoque que le viol n'est pas une activité sexuelle, mais un acte de violence et de domination, et que sa représentation dans la littérature et les arts a longtemps été destinée à maintenir les femmes dans la peur et la soumission.
Il va sans dire que cette lecture a profondément changé mon regard sur la sexualité - et sur mes propres attitudes, avant même que je remette en question celles des hommes qui m'entouraient.
Il n'en a pas fallu beaucoup plus pour que je prenne conscience qu'un viol n'est pas nécessairement un acte imposé par la force physique mais aussi par les paroles, par l'attitude ou, simplement, par le statut de la personne qui le commet.
Car la culture du viol (même si le terme n'existait pas encore) était omniprésente, dans la faculté de médecine où je croyais apprendre à soigner.
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C'est aussi pendant mes études que, parmi bien d'autres lectures, j'ai découvert les ouvrages de Barbara Ehrenreich et Deirdre English,
Witches, Midwives, and Nurses: A History of Women Healers (1972)
ainsi que Complaints and Disorders: The Sexual Politics of Sickness (1973) (qui n'a pas été traduit, je crois)
et For Her Own Good: Two Centuries of the Experts' Advice to Women (1978).
Je ne sais plus s'ils m'avaient été conseillés par des amies américaines (camarades de lycée de 1973, entrées à l'université depuis, et avec qui je continuais à correspondre) ou par ma libraire préférée, mais il est certain qu'avec la lecture du livre de Brownmiller, ceux de Ehrenreich et English ont eu une influence profonde sur la manière dont j'ai vécu ma formation.
Ces lectures m'ont fait prendre conscience de ce que, lorsque des médecins imposent sans explication un examen gynécologique à une femme qu'on n'a pas prévenue et à qui on n'a pas demandé son accord, il s'agit, purement et simplement, d'un viol.
Elles m'ont aussi sensibilisé au fait que la médecine n'a jamais vraiment considéré les femmes autrement que comme "un champ de pouvoir", et non une population avec des besoins spécifiques, et qui devraient recevoir des soins qui remplissent leurs besoins.
Il m'est apparu très tôt dans mes études que les femmes étaient instrumentalisées... et que les étudiant.e.s en médecine l'étaient aussi, aux fins de contrôler les femmes et leur santé.
J'avais déjà des intuitions, renforcées par ce que me disaient mes camarades féministes et les femmes soignées elles-mêmes, mais les livres de Ehrenreich et English m'ont apporté beaucoup d'arguments théoriques et historiques pour alimenter ma réflexion.
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Pendant cette même période (les années 70), je suis passé à côté de
The Women's Room (
Toilettes pour femmes) de
Marylin French, alors que plusieurs amies - qui savaient que j'écrivais de la fiction et m'avaient vu lire
Le Carnet d'Or - m'en avaient parlé. Mais je me suis souvenu de ce qu'elles m'en avaient dit, bien plus tard.
Marylin French est également l'autrice de l'imposant From Eve to Dawn, A History of Women in the World (quatre volumes ! non traduit en français à ce jour). Je l'ai dévoré pendant que j'écrivais L'Ecole des soignantes et le poème qui court dans tout le livre ("Je suis celles") lui doit beaucoup.
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Comme beaucoup de lectrices au début des années 80 j'ai lu L'Amant de Marguerite Duras mais il m'a moins ému qu'un autre texte (autobiographique) paru la même année, et intitulé La Place (Gallimard, 1984).
Ledit texte venait à point nommé. Récit rétrospectif de la vie du père de l'autrice, c'est aussi celui d'une vie dans une société profondément inégalitaire, dans laquelle on doit "parler comme il faut" et "rester à sa place". Il m'a d'autant plus touché que mon propre père était mort quelques mois plus tôt. La manière à la fois simple et précise, documentée mais jamais distante, dont
Annie Ernaux reconstitue la vie de ses parents (elle fera de même avec sa mère dans
Une femme) m'a montré la voie : le jour où j'ai écrit
Plumes d'Ange, je m'en suis souvenu.
Quinze ans plus tard, un autre livre d'Annie Ernaux m'a beaucoup touché : L'Evénement (2000). C'est le récit de son avortement, en 1963, à une époque où la pilule existait à peine, et où l'IVG était encore un délit passible des tribunaux. Un beau livre encore une fois, sensible et précis, qui rappelle une époque où les femmes qui ne voulaient pas de leur grossesse devaient le payer cher - pour certaines, de leur vie. Si je ne me trompe, elle l'a composé en s'appuyant sur son journal de l'époque et ne l'a pas caché, ce qui m'a beaucoup réconforté.
Pour avoir tenu un journal, pendant plus de 40 ans, je tiens à rappeler que tenir un journal c'est de l'écriture. Une écriture à part entière, qui peut se suffire à elle-même ; qui peut aussi établir les fondations de textes plus construits, de fiction ou non ; qui peut également servir de "carrière" pour des textes expérimentaux - et bien d'autres formes. Ce n'est pas "de l'écriture au rabais" comme on l'a longtemps prétendu, et depuis une trentaine d'années, des universitaires comme Philippe Lejeune ont montré toute la valeur (et toutes les dimensions) de l'écriture journalière.
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Quand on entreprend - comme je l'ai fait ici - de retourner sur "les livres de sa vie", on se rend compte qu'il y a eu des périodes où l'on a moins lu... ou peut être moins de livres marquants. Pendant la dernière décennie du 20e siècle, j'ai moins lu, et écrit beaucoup plus. En tant que journaliste (à Que Choisir Santé première version), comme traducteur (plusieurs livres chez P.O.L, des romans policiers et de SF, mais aussi une ribambelle d'articles et de livres de médecine) et comme rédacteur de textes de vulgarisation.
A partir de 1998 et de la publication de la Maladie de Sachs, je me suis mis à beaucoup voyager, en France et en dehors. Et j'ai lu beaucoup plus.
Au début des années 2000, à la faveur des traductions de Sachs, j'ai fait beaucoup de voyages à l'étranger. (Ce qui m'a permis de dépasser ma phobie de l'avion...) J'ai découvert que dans tous les aéroports du monde, il y avait de grandes librairies, toutes ou presque riches d'un rayon fourni de livres en anglais récents, du roman policier au best-seller de self-help en passant par des livres d'histoire et de vulgarisation scientifique. J'ai acheté beaucoup de livres à la librairie de l'aéroport de Montréal, en particulier. (Elle a malheureusement disparu depuis.)
Parmi ces livres, les ouvrages de sciences humaines (Anthropologie, Psychologie cognitive, Archéologie, Histoire des peuples) étaient nombreux.
Ce qui était frappant, c'est le nombre de livres, leur diversité et leur accessibilité, sans commune mesure avec ce qu'on trouvait dans les "Relais H" des aéroports français.
C'est grâce à ces librairies que je me suis peu à peu initié à l'anthropologie et à la psychologie évolutionniste. J'ai lu beaucoup d'ouvrages depuis vingt ans, mais peu m'ont marqué comme les trois que je cite ici.
Anatomy of Love (1992) (Traduction : Histoire naturelle de l'amour) par Helen Fisher. C'est une description des pratiques de "mating" (accouplement) dans le monde entier. Fisher est anthropologue et spécialiste des comportements, elle puise dans des travaux nombreux, menés depuis près de 100 ans (à l'époque) aussi bien dans des sociétés industrialisées que parmi des populations premières encore protégées. Son livre décrit les comportements et rituels amoureux, depuis le "courtship" (l'approche amoureuse) jusqu'aux séparations, en passant par les négociations autour du sexe, les rituels de la grossesse, la naissance et les structures familiales.
C'est un livre éclairant, qui montre que les comportements amoureux ont des passages obligés communs dans toutes les cultures, et dérivent probablement de comportements très anciens, développés par l'évolution au fil de plusieurs centaines de millions d'années de développement de l'humanité, avant l'avénement de l'agriculture. (Il y a 8-10 000 ans). Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est la manière dont Fisher décrit des notions d'anthropologie, de sociologie, d'histoire des populations d'une manière limpide, accessible à des lectrices n'ayant aucune notion préalable en la matière (ce qui était mon cas). Elle s'appuie aussi sur des connaissances biologiques solides et ne s'aventure jamais à affirmer ce qui ne peut pas l'être. Je ne peux pas préjuger de la qualité de la traduction, mais quand on veut comprendre les bases biologiques et anthropologiques des relations amoureuses, c'est à mon avis un livre tout à fait indispensable. Par la suite, elle a consacré plusieurs livres au désir et à l'attraction, en particulier Why We Love et Why Him ? Why Her ? tout aussi passionnants, dans lesquels elle établit une typologie des liens amoureux fondée sur la biologie et les connaissances en psychologie cognitive.
Leda Cosmides est l'une des fondatrices d'une discipline scientifique récente, la psychologie évolutionniste. Ses principes sont simples : les humains sont des êtres vivants dont le corps et le cerveau a évolué au fil des millénaires pour s'adapter à leur environnement. De même que la station debout ou le pouce opposable, nos comportements sont le produit de cette évolution. La psychologie évolutionniste étudie ces comportements pour tenter d'en comprendre les mécanismes cérébraux (neurologiques, humoraux) - à partir de l'éthologie (étude du comportement animal, des primates en particulier), de l'anthropologie, de la neuropsychologie et des sciences cognitives.
L'ouvrage fondateur co-signé par Cosmides et John Tooby s'intitule The Adapted Mind and the generation of culture. (Le cerveau adapté et la genèse de la culture...) Il n'a pas été traduit mais vous trouverez des ouvrages en français sur la page wikipédia de la psychologie évolutionniste.
Mother Nature, l'ouvrage monumental de
Sarah Blaffer Hrdy (1998 - En français :
Les Instincts maternels, traduction tronquée parue aux Ed. Payot) est probablement LE livre qui m'a le plus marqué au cours de ces vingt dernières années. Au fil de mes lectures de psychologie évolutionniste, je le voyais mentionné et cité sans arrêt, et j'ai fini par le chercher pour le lire. Ce n'était pas facile : il est paru en 1998 et n'a pas été réédité depuis, on le trouve en édition usagée sur les sites de libraires d'occasion.
C'est un livre très important, tant dans le domaine de l'anthropologie, de la médecine, de la sociologie que pour le féminisme. Ecrit par une primatologue, c'est une somme biologique et historique de ce qu'est "l'être mère". En partant des rôles sexués observables dans tout le monde vivant, Hrdy passe aux primates, puis aux humains, et montre qu'être mère (la nature de la maternité), c'est pas de la tarte. C'est une lutte quotidienne, permanente, contre les prédateurs, les partenaires potentiels et la progéniture. Chez les personnes humaines, c'est en plus une lutte contre le corps social. Y compris (et pas moins violemment) quand les femmes ne veulent pas être mères...
Ce livre fascinant, passionnant comme un roman historique (et c'en est un) m'a sans aucun doute conduit à repenser tout ce que je croyais avoir compris de la santé des femmes. Il m'a certainement amené à concevoir et à décrire ce que je nomme "la charge physiologique" dans C'est mon corps (L'Iconoclaste, 2020). Le poids d'être mère, ça commence par le poids d'être femme -- un poids qui existe pour l'immense majorité des femmes, même quand elles décident de ne (ou ne peuvent) pas être mère.
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Pendant l'année que j'ai passée aux Etats Unis (1972-1973) et lorsque j'y suis retourné en 1976, j'ai rencontré beaucoup de femmes de tous âges qui m'ont sensibilisé aux inégalités entre femmes et hommes. Comme j'avais envie de comprendre, je me suis procuré des livres. L'un d'eux, Sisterhood is Powerful, est depuis devenu un classique.
C'est une anthologie d'articles critiques et militants, assemblés et écrits par des femmes, portant sur tous les aspects des luttes féministes - de la santé sexuelle aux minorités ethniques, en passant par le monde du travail et l'éducation. Une section entière est consacrée à des poèmes. C'est un manifeste, passionnant et stimulant. L'étudiant en médecine, puis le soignant que je suis devenu lui doivent beaucoup. A noter que
The Oxford English Dictionary attribue à l'anthologiste du recueil,
Robin Morgan, la première utilisation du terme
Herstory, forme féministe de "History" (Histoire).
J'avais beaucoup entendu parler de
Gloria Steinem mais n'avais jamais lu ses textes quand, en 1985, une amie américaine me recommanda la lecture de
Outrageous Acts and Everyday Rebellions (
Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, Éditions du Portrait, 2018). C'est un recueil, publié au début des années 80 (et réédité depuis) de ses textes de journalisme et de ses essais féministes. Je vous le recommande vivement, car elle y souligne de manière limpide des comportements et des situations que nous avons tendance à ne pas voir... Et nous prouve que, lorsqu'il s'agit de contester le statu quo, il n'y a pas de manière "futile" de résister. Chaque "Non" compte.
En 2005 ou 2006,
Stéphanie Nicot et
Alexandra Augst-Mérelle m'ont demandé de préfacer leur livre
Changer de sexe - Identités transsexuelles. Leur proposition m'a surpris - même si j'étais solidaire des personnes transgenres, j'étais très ignorant sur ce qu'elles vivaient, à l'époque - mais je l'ai reçue comme une marque de confiance. Leur livre présentait la situation sociale, sanitaire, politique et légale des personnes transgenres dans la France du début du 21e siècle - et je suis fier d'avoir soutenu et modestement contribué à cette publication militante. Même si les choses ont (un peu) changé, elle garde toute son actualité.
A peu près à la même époque, j'ai été invité par un enseignant français à donner quelques conférences/cours/séminaires à Colby College, à Waterville (Maine). Là, j'ai rencontré une enseignante de littérature nommée
Jennifer Finney Boylan, autrice de plusieurs livres dont l'extraordinaire
She's Not There - A Life in Two Genders. C'est le récit de sa transition, le versant personnel, intime de ce que décrit le livre précédent, même s'il concerne une femme transgenre américaine et non française. Il n'a, malheureusement, pas été traduit à ce jour.
En 2007, j'ai co-écrit et publié un livre malheureusement passé relativement inaperçu,
Les Droits du patient (Fleurus)
Je n'aurais pas pu le faire sans une juriste qui signait du pseudonyme de Salomé Viviana. Je ne peux pas en dire plus sur elle sans risquer de compromettre son pseudonymat, mais je tenais à faire figurer ce livre ici, car sans elle, il n'existerait pas. Depuis, de nombreux sites et associations se sont mis à diffuser des informations sur les droits des patient.es, mais en 2007, c'était nouveau... Je sais qu'il a rendu service à un certain nombre de personnes à l'époque, j'aurais aimé qu'il soit réédité et mis à jour, mais le sort ne l'a pas voulu, et je le regrette vivement. J'ai énormément appris (et modifié ma façon de penser) en travaillant avec Salomé Viviana.
La même année, j'ai eu l'occasion de me rendre à l'Université de Columbia (New York City) et d'y suivre un séminaire organisé par le
Dr Rita Charon dans le cadre de l'enseignement de
Narrative Medicine. Les principes de la médecine narrative sont simples et m'ont touché immédiatement : ils suggèrent que le récit des personnes soignées est, en soi, un texte de littérature qui mérite non seulement une écoute attentive, mais aussi une analyse commune, collective - visant à le comprendre. Cette analyse a non seulement l'intérêt de nourrir la réflexion des soignantes, mais aussi de valoriser et d'éclairer l'histoire personnelle des personnes soignées.
Depuis 2012, je regarde assidûment une série de la BBC intitulée Call the Midwife (SOS Sage-femme). C'est une série historique, médicale, féministe et militante, et je n'en rate aucun épisode (je me jette sur les "Christmas Specials" dès qu'ils sont diffusés, en général le jour de Noël...
La série a été créée par une femme, Heidi Thomas, la plupart de ses épisodes sont écrits par des femmes, et elle s'inspire des mémoires d'une sage-femme londonienne,
Jennifer Worth.
Entre deux saisons, j'ai lu les trois volumes et comme ils ne sont pas traduits, je recommande aux non-anglophones la série, disponible en DVD et Blu-Ray.
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J'ai toujours aimé les comédies romantiques, le mélodrame et la science-fiction, et j'ai un faible pour les histoires de voyage dans le temps. Quand un roman mêle tous ces genres, je suis bon public. Parmi tous ceux que j'ai lus, un titre se détache parmi tous les autres, c'est The Time Traveler's Wife d'Audrey Niffenegger (Traduction française : Le Temps n'est rien, Ed. Lafon).
C'est un roman d'amour, un roman de science-fiction, et c'est aussi une construction narrative époustouflante, qui nous fait voyager le long de la vie des deux protagonistes (un homme qui se déplace spontanément dans le temps, la femme amoureuse de lui et qu'il aime) de manière aussi surprenante et (en apparence) arbitraire que les déplacements temporels du personnage masculin. C'est un texte magnifique qui me bouleverse et me fait pâlir de jalousie chaque fois que je le relis... Je lève mon chapeau et je m'incline bien bas devant la maîtrise de l'autrice.
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Je suis fasciné depuis toujours par la langue anglaise, et par sa cohabitation parfois complexe avec le français. L'une des autrices qui m'ont le plus éclairé sur le sujet est la linguiste Henriette Walter, grâce à son épatant ouvrage Honni soit qui mal y pense. Il raconte l'histoire parallèle des deux langues, et montre que tous les préjugés sur "l'invasion linguistique" du français par l'anglais n'ont aucun sens. Les deux langues se sont toujours enrichies mutuellement à mesure qu'elles évoluaient.
Plus récemment, j'ai été ravi par la lecture de
Le français est à nous de
Maria Candéa et
Laélia Véron. Il abat bien des préjugés et des idées reçues et démontre la dimension politique et éthique d'une histoire du parler, de l'écriture, de l'orthographe et des codes de langage.
Le travail des deux autrices se poursuit dans un podcast épatant,
Parler comme jamais, que je vous recommande chaleureusement. C'est instructif, drôle, stimulant et surprenant.
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La seconde guerre mondiale fait partie de l'histoire de mon enfance : même si je suis né dix ans après l'armistice, j'ai grandi en regardant des films de guerre - qui étaient presque aussi nombreux que les westerns, à l'époque où mon frère et moi traversions la place de la mairie pour aller au cinéma. Et parmi tous les films de guerre que j'ai vus, Casablanca est probablement celui que j'aime le plus régulièrement revoir. Je ne vais pas vous le décrire (vous le connaissez probablement aussi bien que moi, sinon, je vous invite à aller le voir...) mais si vous aimez ce film, je vous recommande vivement la lecture de
Round Up the Usual Suspects : The Making of "Casablanca"par
Aljean Harmetz.
C'est tout à la fois un livre d'histoire, un livre sur la résistance et la propagande, un livre sur les réfugiés européens à Hollywood, un livre sur la manière dont on fait un film et dont on installe des légendes.
Bref, un bouquin formidable. Qui, lui aussi, mériterait d'être traduit.
Aljean Harmetz, qui fut correspondante du New York Times à Hollywood de 1978 à 1990, est également l'autrice de deux autres livres remarquables consacrés à des films classiques :
The Making of the Wizard of Oz (1977)
et
On the Road to Tara : The Making of Gone With the Wind (1996)
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Tout récemment, en préparation d'un projet de roman qui se déroulerait à Paris pendant l'Occupation, j'ai lu plusieurs livres passionnants parmi lesquels Americans in Paris : Life and Death under Nazi Occupation de Charles Glass.
Sur la même période, la britannique
Anne Sebba a publié un livre intitulé
Les Parisiennes, entièrement consacré aux femmes pendant l'Occupation (édité en France par Vuibert). Elle y montre que la Résistance n'aurait pas eu lieu si les femmes n'en avaient pas été des ouvrières aussi actives qu'elles restent méconnues.
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Le dernier livre dont je voudrais parler, j'en ai terminé la lecture ces jours-ci, pendant la première semaine de 2021. C'est une fois encore un livre d'histoire(s). Il s'intitule The Story of Jane.
"Jane", c'est le nom de code que s'étaient donné les femmes du réseau informel qui organisa des avortements clandestins à Chicago entre 1968 et 1973 (date de la décriminalisation de l'avortement aux Etats-Unis). Le livre est l'histoire orale de ce réseau, rassemblée par l'une de ses participantes auprès de ses camarades. Il a été publié pour la première fois en 1995 et réédité l'an dernier.
A l'heure où les législateurs français refusent aux sages-femmes l'autorisation de pratiquer des IVG par aspiration, ce livre nous raconte qu'il y a cinquante ans, des femmes militantes et bénévoles ont appris à pratiquer des IVG sans danger en se passant des médecins.
Ce n'est donc pas seulement un document historique remarquable, c'est aussi un modèle de lutte et d'émancipation et une leçon pour tous ceux qui voudraient laisser croire que les femmes ne sont pas capables d'assumer elles-mêmes la prise en charge des gestes les plus essentiels à leur liberté.
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Epilogue : A l'issue de cette deuxième partie, je suis heureux de constater que non seulement des livres écrits par des femmes m'ont accompagné tout au long de ma vie jusqu'ici, mais qu'ils sont de plus en plus nombreux à paraître et à exercer une influence sur les lectrices. Je n'ai cité dans les deux articles précédents que les livres qui me semblent les plus éloignés dans le temps ou les moins susceptibles d'être connus de lectrices éventuelles.
Mais il y est d'autres, parus récemment, qu'il me semble important de citer en guise de post-scriptum. Ces livres-là n'ont pas besoin d'être présentés. Ils sont disponibles et ils sont déjà très lus. Je les cite ci-dessous, dans l'ordre alphabétique de leurs autrices, parce qu'ils sont importants à mes yeux de lectrice d'aujourd'hui.
Coline Pierré,
Poétique réjouissante du lubrifiant et
Eloge des fins heureuses ***
Il y a un peu plus de trois ans, le 2 janvier 2018, Paul Otchakovsky-Laurens, l'homme qui publia mon premier roman, La Vacation et m'encouragea (entre autres) à écrire Le Choeur des femmes, mourait dans un accident de voiture.
Grâce à son livre Marie-Galante, Emmelene Landon nous permet de le retrouver vivant, et je la remercie profondément.
Montréal, 12 janvier 2021.