lundi 11 juin 2012

Les histoires (1)

C’est le printemps, ou peut-être la fin de l’été. Il y a du soleil dehors mais la pièce est dans l’ombre. La table est plus longue qu’à l’habitude car on lui a ajouté ses rallonges. On a tendu une grande nappe, mis le couvert avec beaucoup d’assiettes et de verres. Il y a du monde à la maison : mes oncles et tantes, des cousins, des cousines, ma sœur aînée Claudie, quelques amis. On est en fin d’après-midi, un samedi ou peut-être un dimanche, et c’est un long weekend. Demain, on fera la grasse matinée.
Des femmes s’affairent dans la cuisine. Des jeunes gens bavardent dans le jardin, où deux garçons courent, crient et jouent. Dans le bureau de consultation de mon père, au milieu de la fumée des Marlboro, des Pall-Mall et des cigarillos Panther, des hommes et des femmes aux sourcils froncés jouent au poker ou surveillent les joueurs.
Moi, je suis assis sous la table de la salle à manger.

Je ne suis pas assez grand pour prendre place à table avec les adultes. Mon frère, mon cousin et moi, nous avons déjà dîné, dans la cuisine ou sur la table de jardin. J’ai huit ans, peut-être neuf. La nappe déborde de tous les côtés, et la table est grande, on ne peut pas me voir, dans l’ombre, caché par les chaises. J’attends, assis en tailleur, un livre entre les mains, que ma mère crie « C’est prêt ! » et tandis que ma tante ou ma sœur apporteront le grand saladier, ma mère entrera dans la salle à manger en poussant la petite desserte roulante sur laquelle elle aura posé une multitude de plats de toutes tailles – des salades, une viande en sauce, un poulet rôti, du chou-fleur en tchoukada, de la tchoukchouka, du riz ou une purée de céleri.
Et j’entendrai la porte du jardin, la porte du bureau s’ouvrir, et des voix s’exclamer « Mon salaud ! Je le savais, je t’ai vu, je savais que tu bluffais ! » et, par petits groupes de deux ou de trois, ils viendront s’asseoir autour de la table. Ils ne me verront pas, tout occupés à bavarder et à plaisanter, personne ne penchera la tête pour me demander « Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ? ». Et à mesure qu’ils s’installeront, j’éviterai soigneusement les jambes qui s’allongent, qui se replient. Et bientôt, je serai encerclé par une forêt de jambes, sous un toit qui résonne des verres qu’on emplit, des plats qu’on dépose. Et tandis que la voix de ma mère dira : « Allez, n’attendez pas, servez vous ! Ca refroidit très vite ! », on lui demandera : « Qu’est-ce que tu nous as fait ? C’est somptueux ! » et elle répondra, modeste : « Oh ma chérie, j’ai pas fait grand-chose, je n’ai vraiment pas eu le temps de cuisiner aujourd’hui alors j’ai fait à la fortune du pot, c’est vraiment tout simple ! » et j’entendrai les exclamations d’admiration lorsqu’elle les servira, et je sentirai les odeurs, et j’entendrai les MMMMM et les ooohc’est délicieux ! et le bruit des couverts dans les assiettes mais elle, en riant, répondra « Allez-y ! Mangez, mangez ! N’attendez pas que ce soit froid. » 
Tous ensemble, ils mangeront, mais ce ne sera pas un repas silencieux. Les conversations commencées dans le jardin ou à la sortie du bureau se poursuivront, par deux ou trois jusqu’à ce qu’un autre se joigne (« De qui parlez-vous ? ») ou tourne la tête de l’autre côté (« Dis-moi, tu as eu des nouvelles d’untel ? ») et parfois ma tante Colette ou l’une de ses cousines lancera à l’homme assis de l’autre côté de la table : « Dis-donc ! Ne prends pas tout, laisse-z-en un peu pour les autres. Et tu sais bien que c’est pas bon pour toi ! », une de ces paroles à la fois moqueuse et inquiète qu’on dit à celui qu’on veut protéger mais dont on ne veut pas complètement gâcher le plaisir.
Ils seront tous dans ce plaisir, dans le bruit des assiettes et des conversations, pendant tout le repas. Ils se raconteront des histoires, et tout y passera : les souvenirs de jeunesse, les récits de voyages, les sorties entre amis, les soirées de gala, les virées au cinéma, les flirts et les mariages, les naissances et les fêtes – et puis quelqu’un prononcera le nom d’un disparu « Papa, le pauvre, disait toujours… » et une autre rebondira rapportera une anecdote, une histoire que la figure depuis longtemps absente aimait raconter à la cantonade « Vous vous rappelez l’histoire du type qui… » et ma mère répondra « Oui, bien sûr tout le monde la connaît » et une cousine ou l’un des amis dira « Ah mais non, je la connais pas ! Raconte ! » et ma sœur « Zaza la connaît ! Raconte-la, Zaza ! » et ma mère « Oui raconte-la, moi je sais pas bien raconter ». Alors, mon père prendra la parole et racontera cette histoire comme personne, et il sera brillant, il sera drôle, il rayonnera de malice et pendant le temps du récit, tous les couverts cesseront de tinter, on entendra une mouche voler, jusqu’à la chute, la pirouette finale, l’apothéose – et j’entendrai les éclats tonitruants et les claques sur les genoux et les quintes de toux « Bois un peu d’eau, bois, tu vas t’étouffer ! » et les grandes tapes dans le dos, les pleurs et les hoquets à n’en plus finir.

Moi, assis sous la table, je boirai les paroles et les rires.

MWZ

(A suivre…) 

4 commentaires:

  1. je pourrais faire lire ce texte à mes élèves, l'an prochain?

    RépondreSupprimer
  2. genial !
    ca veut dire que vous revenez ?

    RépondreSupprimer
  3. @Adrienne : vous pouvez le faire lire quand vous voulez, bien sûr.
    @Ornella : je n'ai jamais été parti. :-) A bientôt pour la suite.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous trichez un peu Martin. Mais moi aussi. :o)

      Supprimer