Des
femmes s’affairent dans la cuisine. Des jeunes gens bavardent dans le jardin,
où deux garçons courent, crient et jouent. Dans le bureau de consultation de
mon père, au milieu de la fumée des Marlboro, des Pall-Mall et des cigarillos
Panther, des hommes et des femmes aux sourcils froncés jouent au poker ou
surveillent les joueurs.
Moi,
je suis assis sous la table de la salle à manger.
Je ne suis pas assez grand pour prendre place à table avec les adultes. Mon frère, mon cousin et moi, nous avons déjà dîné, dans la cuisine ou sur la table de jardin. J’ai huit ans, peut-être neuf. La nappe déborde de tous les côtés, et la table est grande, on ne peut pas me voir, dans l’ombre, caché par les chaises. J’attends, assis en tailleur, un livre entre les mains, que ma mère crie « C’est prêt ! » et tandis que ma tante ou ma sœur apporteront le grand saladier, ma mère entrera dans la salle à manger en poussant la petite desserte roulante sur laquelle elle aura posé une multitude de plats de toutes tailles – des salades, une viande en sauce, un poulet rôti, du chou-fleur en tchoukada, de la tchoukchouka, du riz ou une purée de céleri.
Et
j’entendrai la porte du jardin, la porte du bureau s’ouvrir, et des voix s’exclamer
« Mon salaud ! Je le savais, je t’ai vu, je savais que tu
bluffais ! » et, par petits groupes de deux ou de trois, ils
viendront s’asseoir autour de la table. Ils ne me verront pas, tout occupés à
bavarder et à plaisanter, personne ne penchera la tête pour me demander
« Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ? ». Et à mesure qu’ils
s’installeront, j’éviterai soigneusement les jambes qui s’allongent, qui se
replient. Et bientôt, je serai encerclé par une forêt de jambes, sous un toit
qui résonne des verres qu’on emplit, des plats qu’on dépose. Et tandis que la
voix de ma mère dira : « Allez, n’attendez pas, servez vous ! Ca
refroidit très vite ! », on lui demandera : « Qu’est-ce que tu nous
as fait ? C’est somptueux ! » et elle répondra, modeste :
« Oh ma chérie, j’ai pas fait grand-chose, je n’ai vraiment pas eu le
temps de cuisiner aujourd’hui alors j’ai fait à la fortune du pot, c’est
vraiment tout simple ! » et j’entendrai les exclamations d’admiration
lorsqu’elle les servira, et je sentirai les odeurs, et j’entendrai les MMMMM et
les ooohc’est délicieux ! et le
bruit des couverts dans les assiettes mais elle, en riant, répondra
« Allez-y ! Mangez, mangez ! N’attendez pas que ce soit
froid. »
Tous
ensemble, ils mangeront, mais ce ne sera pas un repas silencieux. Les
conversations commencées dans le jardin ou à la sortie du bureau se
poursuivront, par deux ou trois jusqu’à ce qu’un autre se joigne (« De qui
parlez-vous ? ») ou tourne la tête de l’autre
côté (« Dis-moi, tu as eu des nouvelles d’untel ? ») et
parfois ma tante Colette ou l’une de ses cousines lancera à l’homme assis de
l’autre côté de la table : « Dis-donc ! Ne prends pas tout,
laisse-z-en un peu pour les autres. Et tu sais bien que c’est pas bon pour toi
! », une de ces paroles à la fois moqueuse et inquiète qu’on dit à celui
qu’on veut protéger mais dont on ne veut pas complètement gâcher le plaisir.
Ils
seront tous dans ce plaisir, dans le bruit des assiettes et des conversations,
pendant tout le repas. Ils se raconteront des histoires, et tout y
passera : les souvenirs de jeunesse, les récits de voyages, les sorties
entre amis, les soirées de gala, les virées au cinéma, les flirts et les
mariages, les naissances et les fêtes – et puis quelqu’un prononcera le nom
d’un disparu « Papa, le pauvre, disait toujours… » et une autre
rebondira rapportera une anecdote, une histoire que la figure depuis longtemps
absente aimait raconter à la cantonade « Vous vous rappelez l’histoire du
type qui… » et ma mère répondra « Oui, bien sûr tout le monde la
connaît » et une cousine ou l’un des amis dira « Ah mais non, je la
connais pas ! Raconte ! » et ma sœur « Zaza la
connaît ! Raconte-la, Zaza ! » et ma mère « Oui raconte-la,
moi je sais pas bien raconter ». Alors, mon père prendra la parole et
racontera cette histoire comme personne, et il sera brillant, il sera drôle, il
rayonnera de malice et pendant le temps du récit, tous les couverts cesseront
de tinter, on entendra une mouche voler, jusqu’à la chute, la pirouette finale,
l’apothéose – et j’entendrai les éclats tonitruants et les claques sur les
genoux et les quintes de toux « Bois un peu d’eau, bois, tu vas
t’étouffer ! » et les grandes tapes dans le dos, les pleurs et les
hoquets à n’en plus finir.
Moi,
assis sous la table, je boirai les paroles et les rires.
MWZ
(A
suivre…)
je pourrais faire lire ce texte à mes élèves, l'an prochain?
RépondreSupprimergenial !
RépondreSupprimerca veut dire que vous revenez ?
@Adrienne : vous pouvez le faire lire quand vous voulez, bien sûr.
RépondreSupprimer@Ornella : je n'ai jamais été parti. :-) A bientôt pour la suite.
Vous trichez un peu Martin. Mais moi aussi. :o)
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