Je
n’aimais pas qu’on dise que j’étais trop petit. Je n’aimais pas qu’on pense que
je ne comprenais rien. J’écoutais sans toujours tout comprendre. Mais je savais
ceci : ils aimaient être ensemble. Ils aimaient partager. Leurs repas,
leurs souvenirs, leurs histoires et leurs rires.
J’avais
hâte de grandir et de partager.
Et,
de fait, j’ai grandi. Un peu. Je suis devenu trop grand pour me glisser dessous
mais pas assez encore pour m’asseoir avec eux. J’ai continué à dîner dans la
cuisine, avec mon frère et mon cousin quand il était là. Mais à l’heure du
repas des adultes, je suis allé m’asseoir dans la salle à manger, sur un des
fauteuils placés près de la cheminée. J’emportais un livre, et je lisais.
Enfin, je faisais semblant. Je me faisais tout petit, discret, invisible. Et,
parfois, ça marchait. On ne faisait plus attention à moi. J’écoutais les
histoires. Parfois, c’étaient les mêmes et plusieurs revenaient régulièrement,
au profit d’un nouvel invité, d’une nouvelle amie de l’une ou l’autre qui
passait le weekend à Pithiviers pour la première fois. Parfois, c’en étaient de
nouvelles. Les mariés de l’année précédente avaient eu un enfant, ou bien ils
avaient divorcé. Ou bien le père d’un ami – ou cet ami lui-même était mort,
dans des circonstances tragiques ou d’une longue maladie comme on disait alors
à la télé. Chez moi, on disait cancer.
Ou
c’était la fille, le fils d’un cousin, d’une famille alliée, qui avait atteint
l’âge adulte et trouvé un travail, miraculeusement, là où il n’y en avait pas.
Et
puis, bien sûr, il y avait les discussions politiques – les décisions de De
Gaulle, sa trahison envers la population d’Algérie, ses déclarations tonitruantes
à Québec en 1967, ses ministres haïssables ou méprisables. Ses barbouzes, qui
avaient assassiné des hommes de bien et avaient bien failli par la même
occasion tuer des membres de notre famille. Il y avait des débats, parce que
tout le monde n’était pas d’accord. Certains lui trouvaient des excuses.
D’autres – Ange, en particulier – ne lui en trouvaient aucune. Citant un auteur
dont je ne connaissais pas le nom, mon père commentait sombrement :
« Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument. »
Je
ne comprenais pas. Je ne savais même pas qui était De Gaulle. Mais je sentais
que parler de cet homme-là, qui était grand, qui était le président, qu’on
écoutait avec attention quand il apparaissait dans le poste et nous parlait en
face, remuait des sentiments puissants et provoquait parfois entre les hommes
des disputes que les femmes avaient de la peine à calmer.
J’aurais
voulu demander pourquoi il avait cet effet-là sur eux, mais j’étais encore trop
jeune pour les entendre m’expliquer. Du moins, c’est ce que je pensais. Il y
avait des histoires inexplicables, comme les histoires salaces – ma mère disait
« osées » ou « olé-olé » - que les une ou les autres
racontaient. Et puis il y avait cette histoire-là. L’histoire avec sa grande
hache, comme disait l’écrivain à qui j’ai emprunté mon pseudo. L’histoire du
pays perdu. Une histoire dont, tout compte fait, ils avaient mal à parler.
De
mon fauteuil, je buvais leur chagrin.
(A
suivre…)
j'aime bien ce nouveau feuilleton d'été qui tombe à pic pour mon anniversaire :) très heureux hasard !
RépondreSupprimerces histoires là, ces disputes là, ce chagrin là ils ont aussi fait partie de mon enfance; comme j'imagine de celle de tous les enfants et petits-enfants de pied-noirs...
RépondreSupprimerJe suis contente de lire ici à nouveau. Curieuse aussi. Est-ce un long récit ? Est-ce déjà écrit ? Où lisons-nous au fur et à mesure de votre écriture ?
à bientôt en tout cas, je viendrai chercher "la suite"...
j'attends donc impatiemment la suite ...
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