Après
avoir lu l'article, je me suis demandé si je vous avais déjà parlé d'argent.
Il faut
que je vous l'avoue, il m'arrive d'oublier ce que j'ai déjà écrit sur ce blog,
et je suis obligé de vérifier, sinon, j'aurais une fâcheuse tendance à me
répéter. Alors, je suis allé taper « argent » dans la zone de
recherche et... aucun article n'est sorti. J'ai tapé « droits
d'auteur » et un seul article est sorti, mais le terme est utilisé dans un
commentaire, pas dans mon texte. Etonné, j'ai vérifié que l'outil de recherche
fonctionnait en tapant « sexe » (qui n'est sorti que trois fois, ce
qui me surprend un peu vu la fréquence à laquelle j'y pense, mais bon...) et en
tapant « Marc », qui est sorti tout plein de fois, et
« Tourmens », pareil. Une fois assuré que l'outil de recherche
fonctionnait, j'ai compris que ce serait la première fois que je parle d'argent
sur ce blog. (Et je me suis promis de parler de sexe de nouveau, et plus
souvent !!!)
J'ai
commencé à écrire un long texte critiquant point par point ce que
l'article de Rue89 raconte, tant je trouvais les déclarations de ses
auteurs superficielles, tandencieuses et irritantes. Au bout de plusieurs
feuillets, je me suis rendu compte qu'en essayant de rectifier un après l'autre
les propos tenus, je me noyais dans un verre d'eau.
J'ai donc
jeté ma première réaction, je suis allé me coucher (la nuit porte conseil) et
le lendemain (on était samedi) j'ai essayé une autre approche. J'ai bossé
dessus pendant deux jours. Et je me suis rendu compte, une nouvelle fois, que
ça n'allait pas. Après avoir repris une dizaine de fois un long texte qui
continuait à être insatisfaisant, je me suis dit que j'y essayais beaucoup trop
de réfuter l'article à la lumière de mon expérience. Alors que, tout compte
fait, je n'avais rien à réfuter ni à comparer. Ce que je pouvais faire de plus
constructif, au fond, c'est raconter.
Mon
article (en plusieurs épisodes) commence ci-après.
Je le
dédie à tous les écrivants.
"Comment
j'ai gagné ma vie (en/d') écrivant"
Une
autobiographie littéraire et vénale
par Marc
Zaffran (Martin Winckler)
Chapitre Un
Prescrire
(1983-1989) et La Vacation (1989)
J'écrivais depuis la fin de
l'enfance, et j'ai beaucoup écrit pendant mon adolescence et en entrant dans
l'âge adulte, mais je n'ai commencé à publier et, simultanément, à gagner de
l'argent avec ma plume (enfin, avec mes dix doigts...) qu'en 1983. J'avais
terminé mes études de médecine et soutenu ma thèse à la fin 1982. Je venais de
m'installer dans un village de la Sarthe, où j'avais créé un cabinet médical,
et j'attendais les patients. J'étais abonné à une revue de médecine militante, Pratiques,
et j'y ai lu mention de la revue Prescrire. À un courrier demandant de
quoi il s'agissait, quelqu'un m'a envoyé un... bulletin d'abonnement. Je me
suis abonné. C'était une revue consacrée au médicament, très engagée, très
critique avec l'industrie. Les textes étaient courts, abordaient des sujets
surprenants dont on ne m'avait jamais parlé en fac, et parfois, les rédacteurs
(médecins et pharmaciens) racontaient des histoires personnelles.
La revue existait depuis trois
ans. Elle était manifestement artisanale dans sa conception. J'ai écrit pour
demander si je pouvais assister au comité de rédaction. On m'a répondu qu'il
avait lieu tous les jeudis. Ça tombait bien. Je tenais à avoir un jour de repos
au cabinet médical et j'avais choisi le jeudi. Je suis allé à Prescrire,
à Paris, à la première occasion. Le premier jour, les membres de la rédaction -
et en particulier un triumvirat de généralistes qui avaient contribué à la
fonder - m'ont accueilli comme si j'avais toujours fait partie de l'équipe. À la
fin de l'après-midi, le rédacteur en chef, généraliste défroqué, demande qui
veut faire des notes de lecture à partir des articles que le comité de
rédaction a retenus. Je lève la main. Il demande « Tu lis l'anglais
? » Je réponds que oui (il l'avait déjà compris aux remarques faites
pendant la réunion) et il m'attribue deux textes d'une revue anglaise en
ajoutant : « Tu nous les envoies quand tu as fini, prends ton
temps. » Le jeudi suivant, je lui apporte les deux textes. Il hausse un
sourcil. Il me demande si j'ai l'habitude d'écrire. Je souris. Il me demande si
je veux en faire d'autres. Je réponds que oui. Combien ? Je réponds :
« Donne, et dis-moi quand tu les veux. » Il m'en confie une
demi-douzaine. Le jeudi suivant, je les lui apporte.
Prescrire
était une revue militante et ses membres avaient à
l'époque une conception très égalitaire et démocratique. Tout travail écrit et
publié était rémunéré. Très vite, je me suis mis à arrondir les fins de
mois-pas-très-peuplés de mon cabinet médical. Le comité de rédaction était très
fourni, mais peu de gens écrivaient, et le rédac'chef, que j'ai plus tard
surnommé Phil Barbelé (« une main de fer dans un gant de crin »...)
alternait encouragements envers ceux qui rédigeaient en suivant ses
instructions et critiques à l'égard de ceux qui n'écrivaient pas « dans la
ligne ».
C'était un bourreau de
travail. Son style était déplorable, mais il savait structurer un texte et sa
pensée comme personne et avait exercé la médecine générale pendant de
nombreuses années. J'étais un débutant dans les deux domaines, j'étais
malléable, je voulais tout apprendre, je voulais écrire des articles courts et
des articles longs. J'avais soif de réécrire la médecine avec l'équipe de la
revue. Barbelé a tout de suite vu quel parti il pourrait tirer de ma fringale.
Il m'a pris sous son aile, il m'a formé, beaucoup appris et beaucoup gratifié.
Je n'avais pas d'ambition de pouvoir. Je trouvais sa direction un peu
dogmatique et totalitaire sur les bords (c'était un ancien Mao de 68), mais je
m'en accommodais. Quand il donnait le cap, je mettais pleines voiles et je
n'avais pas à m'en plaindre. J'étais un bon petit soldat. Au bout de trois ans,
sans que je l'aie vu venir, il m'a bombardé rédac'chef adjoint.
Même si mon activité médicale
augmentait, je gagnais mieux ma vie en écrivant qu'en voyant des patients. Mais
j'ai mené les deux activités en parallèle, ainsi que deux vacations
hebdomadaires à l'hôpital du Mans, au service d'IVG. Prescrire m'occupait
beaucoup pendant mes temps libres (le jeudi, mais aussi le soir, le week-end et
entre deux patients). J'apprenais à critiquer les discours antiscientifiques,
j'apprenais une méthode de penser, je rencontrais des gens formidables et je
gagnais ma vie en écrivant.
Je n'écrivais pas seulement
des articles scientifiques (des notes de lectures, des synthèses, des
questions-réponses) ; je faisais aussi des traductions, j'écrivais des
textes personnels sur ma pratique de médecin généraliste et je racontais des
histoires qui étaient arrivées à Ange, mon père, médecin lui aussi. Ange était
mort quelques semaines après mon installation, mais tous les mois, j'envoyais
le numéro à ma mère, Nelly. Et j'étais drôlement fier de savoir qu'elle lisait
des textes qui lui parlaient de son mari, qu'elle pouvait voir mon nom dans
l'Ours, et que je pouvais lui faire des cadeaux avec l'argent que je gagnais à
la revue. De temps en temps, au téléphone, elle me demandait : « Bon,
mais rassure-moi, tu fais quand même de la médecine, mon
fils ? » Et je la rassurais en lui lisant les lettres des
généralistes qui me remerciaient de réhabiliter notre métier en racontant ma
pratique.
Un soir, Barbelé m'a invité à
dîner en tête à tête et m'a annoncé qu'il avait de grands projets. Pour les
réaliser, il voulait prendre du champ, lever le pied, regarder les choses de
plus loin en devenant directeur de la publication, et il avait décidé, d'ici un
an ou deux de me confier... Je ne l'ai pas laissé finir et j'ai dit « Si
tu veux que je devienne rédacteur en chef, ma réponse est Non. » Il a
ouvert de grands yeux, et m'a fait répéter. J'ai répété. Il m'a demandé
« Pourquoi ? » J'ai répondu que j'appréciais sa confiance, mais que
je n'étais pas un meneur d'hommes – ce qu'il était, lui – et que je ne voulais
pas passer mon temps à faire écrire les autres. Et que moi aussi, j'avais
d'autres projets.
Depuis le début des années 80,
j'écrivais un (gros) roman, inspiré non seulement par le choc éprouvé à ma
lecture de La vie mode d'emploi de Georges Perec, puis à sa disparition.
(Sa disparition physique, survenue en 1982 et non sa Disparition, le
roman qu'il avait écrit sans jamais employer la lettre « e »). Mon
roman perecquien n'avançait pas vite, mais je ne désespérais pas de le terminer
un jour. Peut-être même, au moment où nous avons eu cette conversation, mon
rédac'chef et moi, avais-je déjà commencé un deuxième roman, inspiré par mon
travail au centre d'IVG. Toujours est-il que je ne me voyais pas finir ma
carrière à Prescrire et je le lui ai dit avec beaucoup de candeur.
Il l'a mal pris. Ça foutait en
l'air ses plans à cinq ans : il comptait faire de moi, non son dauphin (un
Grand Timonier n'a pas de dauphin), mais la marionnette dont il pourrait tirer
les ficelles en se consacrant à des tâches plus élevées. Sa devise favorite
pour suggérer qu'il n'avait pas de scrupule à utiliser les talents qui se présentaient
(et seulement selon ses termes) était « Je fais feu de tout bois. »
Malheureusement pour lui, le petit soldat était ignifugé. Il a eu l'air
extrêmement contrarié de s'être ainsi trompé à mon sujet.
À partir de là, ses
appréciations et nos relations se sont dégradées. Comme je bossais beaucoup et
continuais à me plier peu ou prou à ses exigences paranoïaques et à sa
personnalité difficile, il n'a pas pu se débarrasser de moi brutalement comme
il l'avait fait, sous mes yeux, au fil des années, en virant comme des
malpropres bon nombre d'autres collaborateurs de la revue, parmi lesquels trois
de ses principaux fondateurs. Mais, peu à peu il m'a retiré les responsabilités
qu'il avait empilées sur mes épaules pour les confier à d'autres. En déclarant
d'abord que j'avais trop de travail pour bien le faire, puis qu'il fallait
injecter du sang neuf, puis que je devais me consacrer aux pages que je
connaissais le mieux : la zone d'expression libre de la revue, qui était aussi
sa seule section non scientifique – et la seule qui ne lui paraissait pas digne
de son intérêt. Il a fini par me la retirer aussi, en la faisant purement et
simplement disparaître, et en la remplaçant par un "forum
professionnel" dont toute contribution personnelle et sensible sur l'exercice
de la médecine fut désormais bannie.
Sans doute pour lutter contre
la frustration d'être ainsi dénigré à petit feu (après avoir été, pendant cinq
ans, l'un des rédacteurs les mieux identifiés par les lecteurs de la revue),
mais aussi parce que j'en avais marre de presc'écrire, je me suis mis à
passer beaucoup de temps sur mes fictions. On était en 1987. La revue se
débarrassait de plusieurs IBM à boule (la meilleure machine à écrire de tous
les temps) et j'en ai récupéré une. C'est avec elle que j'ai écrit puis modifié
ma première nouvelle (publiée dans le n°18 de Nouvelles Nouvelles), et
terminé la première version de mon premier long texte. Quand je l'ai relu, je
n'étais pas satisfait. Ce n'était pas un roman. Ça n'en avait ni la forme, ni
la teneur, ni la cohérence. J'étais désespéré.
Les ordinateurs personnels
commençaient à se faire plus nombreux. La secrétaire de rédaction de Prescrire
avait un « PC-AT » (terme de l'époque) à l'utilisation duquel je
m'étais initié après les heures de bureau. Je continuais à gagner ma vie
correctement (grâce à mon cabinet médical, moins grâce à la revue...). J'ai
investi dans un Olivetti muni (grand luxe !) de deux lecteurs de floppy
disks. Mon frère m'a envoyé une copie de Word 3, qu'il utilisait à son
boulot (les logiciels n'étaient pas protégés, à l'époque). Je mettais la
disquette programme dans le lecteur de gauche, la disquette document dans celui
de droite et, comme il y avait souvent des coupures de courant dans le coin de
campagne où j'habitais, je sauvegardais mon travail toutes les cinq minutes
pour ne pas risquer de perdre brusquement des heures d'écriture.
J'ai mis un an à terminer la
deuxième version du texte. Cette fois-ci, c'était un roman. J'ai raconté
ailleurs (« Pourquoi je publie chez P.O.L ») comment
c'est devenu mon premier livre, La Vacation. Après sa publication en
mars 1989 et les quelques bons papiers qui l'ont accompagnée, j'ai eu le net
sentiment que le Grand Timonier était irrité lorsque les membres de la
rédaction parlaient de mon livre en sa présence. Un jour, alors qu'il
interrompait l'un d'eux pour « rectifier » le commentaire que
celui-ci venait de faire à ce sujet, je lui ai demandé : «Tu l'as lu
? » Barbelé a répondu, sur un ton très sûr : « Non, mais je le
connais par coeur ! » J'ai pris ça pour de l'auto-dérision et j'ai éclaté
de rire. Ça ne lui a pas plu. J'ai soudain pris conscience que moi aussi, je
m'étais fourvoyé.
Je ne faisais plus que des
bricoles à Prescrire. Au début de l'été, j'ai découvert qu'une de mes
notes de lectures avait été modifiée sans mon accord, et affichait des
conclusions scientifiques inverses de ce que disait l'article britannique
originel. Je l'ai signalé à Barbelé qui m'a répondu « Lorsque tu sauras rédiger
une note de lecture, tu pourras critiquer mes décisions. » Je n'ai plus
remis les pieds à la revue.
Au plus fort de ma
collaboration à Prescrire, j'avais reçu toute la rédaction, un dimanche,
dans la maison où je vivais, à quelques kilomètres de mon cabinet médical.
C'était une fermette restaurée. Mes camarades, pour la plupart parisiens,
m'avaient complimenté. En souriant, j'avais répondu « C'est grâce à la
revue que j'ai pu m'endetter et l'acheter. »
Est-ce également grâce à elle
(et à son rédac'chef) que j'ai pu écrire La Vacation ? C'est difficile à
dire. Stylistiquement parlant, je ne crois pas. Même si j'ai flirté avec la
fiction dans les pages de la revue, ces textes-là n'avaient rien à voir avec la
construction et la langue du roman. Mais si je n'avais pas travaillé à Prescrire,
et reçu de nombreux courriers me remerciant des textes que j'y publiais, je
n'aurais peut être pas acquis l'assurance suffisante pour me lancer dans un
roman. Et si j'avais dû me consacrer entièrement à un cabinet médical, je
n'aurais peut être pas eu le temps et la force de l'écrire.
Tous ces événements se sont
déroulés simultanément, et je considère mon passage à Prescrire comme
une étape majeure de ma formation scientifique, critique et écrivante. Il
serait donc malhonnête (et idiot) de prétendre que la publication de mon
premier roman ne doit rien à la revue, à ses lecteurs, aux trois médecins trop
tôt disparus – Pierre Ageorges, Patrick Nochy et Alain Metrop - qui m'y avaient
pris en amitié. Et peut être, un peu, tout de même, à son Grand Timonier.
Néanmoins...
Dans son autobiographie, Jerry
Lewis raconte qu'à la fin de sa collaboration avec son complice Dean Martin, il
était extrêmement déprimé. Lewis avait toujours voulu être cinéaste. Hal B.
Wallis, le producteur des films du duo Lewis-Martin, accepta de le laisser
mettre en scène son premier film en solo. Mais le producteur était une peau de
vache et un profiteur de première et, comme Lewis était sous contrat avec lui, il
exigea en échange de le faire jouer dans deux films ineptes avant de le libérer
de ses obligations. Quand son contrat prit fin, Lewis adressa à Wallis un mot
ainsi rédigé (je cite de mémoire) :
Cher
Monsieur Wallis,
Je vous
sais gré de m'avoir fait confiance et de m'avoir donné ma chance.
Toutefois,
n'imaginez pas une seconde que je confonds ma gratitude et mes principes...
... et, avant de conclure par
une formule de politesse passe-partout (Bien à vous) et de signer, Lewis
gratifie Wallis d'une insulte typiquement américaine. Je pourrais la traduire
de plusieurs façons, selon le sentiment éprouvé. L'équivalent français pourrait
être "Allez vous faire foutre", "Je vous emmerde"
ou "Vous êtes un sale con".