vendredi 22 janvier 2010

Something happened, 6 - par Lyjazz

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit....

Non, c'était plus justement pendant l'interrogation du début de l'adolescence.

L'interrogation et l'enthousiasme pour l'écriture, pour le secret.

La sensation qui perdurait de ne pas être comprise, d'être toujours plus vieille que l'âge que l'on me donnait. Plus âgée, plus mûre dans ma tête.
Avec l'idée que ce que je vivais était décalé avec ce que j'étais vraiment, à l'intérieur.

Mes parents surtout, très occupés, ne me comprenaient pas.
J'étais équilibrée dans mon corps cependant. J'observais et vivais ces événements : mes premières règles, les transformations de ma pilosité, de mes seins. Et je continuais de faire du sport, de partir faire de longues promenades en vélo. Avec des temps d'arrêt, de lecture et de réflexion, plus intenses et intériorisés. Mes relations avec les garçons du quartier, mes camarades de jeux depuis toujours, étaient en train d'évoluer : ils voyaient en moi la jeune fille en devenir, ils commençaient à être troublés, et moi-même j'étais sur cette brèche entre les deux.

Je regrettais un peu de ne plus être considérée comme auparavant, je n'avais pas encore envie de ressentir du désir de leur part, et j'avais envie de leur montrer que je portais mon premier soutien gorge...

Par exemple j'étais agacée de voir que certains garçons se cachaient le soir quand on rentrait du cours de judo, pour me surprendre et en profiter pour m'embrasser ou me toucher les seins. Et quand même j'aimais bien les combats au sol, pendant lesquels on pouvait sentir le corps de l'autre, dans le registre de la pulsion maîtrisée de l'art martial, mais avec un plaisir non dissimulé et mêlé, presque ambigu.

J'avais un camarade judoka en classe qui avait un an de plus que moi, mais était bien plus grand et fort, contre lequel je ne combattais pas. Cependant nous ressentions un trouble lorsque nous étions en présence. Fait de l'odeur du tatami et des kimonos, des vestiaires, de ce que nous partagions comme sensations pendant les cours. Fait de notre adolescence et de confiance parce que nous étions bien dans nos corps.

Et nous nous retrouvions parfois, lorsque nous avions une heure de libre, le samedi matin, dans une grange à l'extérieur du village. Un endroit tranquille, avec du foin en haut, que nous atteignions en vélo, excités par l'air frais, les odeurs de la nature, notre complicité, l'aventure, la découverte, la tendresse.

Je racontais, sans trop de détail, nos rencontres, mes questions, mes interrogations, sur mon journal intime, que je cachais dans mon secrétaire, ou sous mon matelas.

Un jour ma mère m'a appelée, invitée à venir dans ma chambre. Ou plutôt convoquée. Elle a sorti mon cahier vert. M'a dit qu'elle l'avait lu. M'a expliqué que je ne devais pas penser de cette manière, ni écrire ça. Que mes pensées et mes interrogations ne devaient pas avoir lieu, que c'était dangereux. Que je devais « faire attention aux garçons ».

En fait je ne sais plus ce qu'elle m'a dit. Je ne me souviens d'aucune de ses paroles sauf de cette antienne qu'elle m'a répété des années après : « fais attention avec les garçons ».

Je me souviens seulement d'un grand froid. De mon élan de vie qui s'est recroquevillé à cet instant. De ce bruissement dans ma tête. De son regard courroucé. De cette trahison. De ma peine profonde. De mon sentiment d'être acculée et de ne plus pouvoir me réfugier nulle part. Je n'étais plus moi si je ne pouvais plus écrire ni dire ce qui m'interrogeait, si mes paroles personnelles étaient niées et considérées comme des mots interdits.

Elle était tellement manipulatrice que j'ai été obligée de dire oui, de certifier que c'étaient des mots en l'air, pour la rassurer, m'en débarrasser.
Je me souviens que j'ai repris ces passages et que je les ai enduits d'encre de chine, très proprement, comme une chape de béton. Le coeur lourd.

Ensuite, je suis restée longtemps sans écrire. Même si j'ai encore reçu des coups de mes parents après un appel au secours. Je ne pouvais plus. Je ne faisais confiance à personne ni à rien.

J'ai passé des années à faire le pitre en classe, à être le boute en train. Comme une façade. Pour faire sortir ce jaillissement d'énergie qui m'habitait et que je ne pouvais plus dire.
Personne ne me comprenait.

Et je ne pouvais même pas écrire ces mots.
Juste lire. Sans arrêt. Même en marchant.

Il m'a fallu deux ou trois ans je crois avant de me redonner cette permission d'écrire pour moi et non plus seulement pour les professeurs.
j'ai continué d'écrire, mais sur des bouts de papier, des feuilles format A4 que je pliais en quatre et gardais dans un livre, dans ma poche, dans mon sac. J'écrivais partout. Dans toutes les situations. Partout où mes émotions devaient être dites et n'étaient pas comprises.

Je n'ai plus jamais fait confiance à ma mère. Je sais de quoi elle est capable. Je sais qu'elle ne me comprendra jamais.

J'ai tergiversé jusqu'à mes quarante ans avant de devenir mère.

Maintenant que j'ai des enfants je fais très attention à cette confiance, à leurs ressentis. J'ai des antennes.


Lyjazz

11 commentaires:

  1. Bonjour/soir.
    C'est ma première participation au commentaires de ce blog.

    Votre texte, Lyjazz, est troublant.

    Je ne sais s'il me touche le plus en tant que fille, que mère, ou qu'individu soucieux des effets néfastes de certaines paroles "d'adultes", mais il me remue, vraiment.

    La brisure produite par la profanation de ces écrits secrets est palpable, l'interdiction de ressentir (d'écrire?) certaines pensées renvoie à ce qu'il y a de plus intime.

    J'aime beaucoup votre texte.

    Jo.

    RépondreSupprimer
  2. Un texte émouvant,qui illustre l'importance d'établir une relation de confiance avec ses enfants.Je n'ai jamais écrit de journal intime quand j'étais ado, mais mes soeurs, si. Je ne pense pas que notre mère, qui en connaissait l'existence, les ait jamais lus. Je suis loin d'être une mère parfaite (ça existe ça?) mais je fais de même avec mon fils . Il laisse traîner un tas de lettres de son amoureuse (qui est judoka, d'ailleurs! ;-)). Je ne les lis pas. Si je le faisais, c'est moi qui serait mal à l'aise, j'aurais l'impression de les trahir.

    RépondreSupprimer
  3. A propos de textes dans les ateliers d'écriture (donc ici entre autres), et pour continuer la discussion suite au texte de Gilda :
    Certes, Mar(c)tin, vous n'avez jaamis dit que les auteurs de textes icci devaient écrirre des textes autobiographiques ou des textes de fiction, pas de consigne de cet genre bien sûr.
    Je voulais juste mettre le doigt sur un problème lorsqu'on écrit des textes et qu'on les "lâche" sur un atelier d'écriture (ça pourrait être ausso pour un concours de nouvelles...). Ce qui est inbtéressant, c'est aussi les commentaires qui découlent du texte.

    Par exemple, j'ai fait un texte récemment sur Zazie, la chanteuse,texte qui mettait en scéne avec elle, dans un endroit précis et connu. De nombreux lecteurs ont cru que j'avais vraiment vécu cela, or, j'ai raconté un rêve que j'ai réellement fait en dormant, mais pas la réalité. Un vrai rêve, dans mon sommeil, mais pas la réalité. Les récatiosn étaient très positives.

    Autre exemple : j'ai fait uen nouvelle il y a des années (et que vous connaissez Mar(c)tin, où je me mettais en scéne retrouvant mon père et me vengeant de lui. Beaucoup ont compris que c'était de la fiction (car franchement, j'y allais très fort!)mais un ami proche a cru que c'était vrai et m'a fait la tronche pendant des mois sans que je comprenne pourquoi! Mais il vait lu et ne s'en étant pas remis : quoi, j'étais cette s....!?
    Ce texte m'a servi de catharsis, comme beaucoup de textes de beaucoup de gens je crois.

    Voila, juste pour dire qu'il faut avoir du recul par rapport aux textes proposés. Il y a ce qu'on écrit et ce qui est perçu, et parfois un gouffre sépare les deux. Forcément.

    RépondreSupprimer
  4. Votre texte prouve si cela était nécessaire qu'il ne faut jamais lire les journaux intimes, et encore moins ceux des enfants, et encore moins ceux de nos enfants. Ce qu'a fait votre mère était d'une grande violence, et motivée par une grande volonté de contrôle. L'intimité de nos enfants ne nous appartient pas, même quand ils sont bébés. Ma mère a lu le journal intime de ma soeur et a retourné contre moi ce qu'elle y avait lu (qui était pur fantasme de ma soeur). j'ai entendu nombre de mes amies raconter qu'on avait lu leur courrier/journaux intimes/écrits etc... quand j'étais jeune femme, et aujourd'hui que je suis mère j'entends nombre de mes congénères rêver de lire ce qu'écrivent leurs enfants ou carrément passer à l'acte et s'en justifier (au nom en général de la protection de leurs enfants). Vous dîtes très bien comment loin de vous protéger, cela a arrêté votre désir, et comment ensuite il fut long de vous récupérer. L'écrit comme le dit le dernier commentaire, est déjà ambigu pour l'entourage qui cherche toujours à y trouver des signes. Mais quand on viole l'intimité d'un journal intime, on lui enlève sa liberté d'être fiction, défouloir, exercice... on projette les fantasmes brutalement dans la réalité.

    RépondreSupprimer
  5. Bien entendu, il faut avoir du recul au sujet des textes que l'on propose, et ceux que l'on lit.
    Si je donne ça à lire, c'est que j'ai fait du chemin par rapport à ma mère, et que j'ai des bonnes relations avec elle, que j'ai accepté ce qu'elle est, que je me sens adulte face à elle.
    Et ce chemin n'a pu se faire (pour moi) que grâce à l'écriture, avant et après avoir eu des enfants.
    On se construit "par rapport à" , en réaction, en opposition parfois.
    Et puis ici je n'écris pas sous mon nom. Je sais que peu de personnes que je connais peuvent faire l'effort de retrouver ce texte et de faire le lien avec moi.
    Et surtout, personne ne connait cette histoire, sauf une amie très proche.
    Enfin, lorsque j'écris, j'offre ce que je dis, ça ne m'appartient plus, ça entre dans la fiction.

    RépondreSupprimer
  6. Je voulais ajouter, à cette discussion très intéressante concernant la fiction ou la réalité d'un texte, une phrase de René Char qui m'accompagne depuis longtemps :

    « L'imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d'une présence entièrement satisfaisante. C'est alors l'inextinguible réel incréé. »

    Pas plus que je ne m'identifie à mon texte, je ne ressens aucun ego à le livrer, à le faire lire.
    Et, comme le dit Gilda très justement, si le texte touche, émeut, c'est qu'il est juste, qu'il résonne à ce moment-là pour cette personne-là.

    Je me suis posée la question d'écrire une fiction sur ce thème, mais je pense que j'ai besoin, encore, de livrer, d'explorer, de sortir cela de moi, pour me donner d'autres légitimités. Alors je le fais. Cet espace me semble propice, assez libre, suffisamment impersonnel, neutre, et dans une bonne énergie, pour le faire.
    Sous la personnalité tutélaire de Mar(c)tin.

    RépondreSupprimer
  7. Je n'ai aps réussi à faire de copier/coller du texte ci-dessus sur le blog. Du coup, j'ai réécrit le texte et je vois qu'il y a plein de fautes!

    Pardon à ceux qui me liront et que ces fautes agaceront...

    RépondreSupprimer
  8. je suis contente de cette précision, car je m'attendais à lire des commentaires critiques sur les productions aux exercices, des avis sur le style, la forme, le traitement de la consigne...
    c'est pour moi d'ailleurs assez frustrant parce-que je n'ose souvent pas donner mon avis (toujours cette idée de légitimité à critiquer) et je ne reçois quasiment jamais d'avis (quasiment, merci à ceux qui l'ont fait).
    par exemple, ici, je trouve le passage entre "je me souviens d'un grand froid....Le coeur lourd." très réussi, en particulier l'énumération.

    RépondreSupprimer
  9. @ Emmanuelle:Je pense que même quand on écrit une fiction, il y a intrinsèquement une part de "réel", et qu'inversement, le fait d'écrire le "réel" sur un blog ou en atelier en est forcément une interprétation, une réécriture.
    En fait je ne comprends pas bien le sens de vos remarques.Pouvez -vous m'éclairer?
    Quand je lis ces textes je crois que je me moque de savoir s'ils reflètent la réalité ou non.
    Le type d'exercice nous influence également ans un sens ou dans l'autre.Écrire sur le désir d'écrire par exemple est peut-être plus "réaliste" que plancher sur une situation donnée. Et encore...Pour cet exercice j'ai failli envoyer une nouvelle que j'avais dans mes placards.
    Mais encore une fois, réel ou fiction, du moment que le texte nous accroche...

    Bon alors Martin, concoctez-nous un sujet où on sera obligé de tout inventer!(ou du moins de transposer).

    RépondreSupprimer
  10. @martine
    Le sujet du réel et de la fiction me touche beaucoup, et ce depuis des années.
    Nous avons eus des échanges vifs avec Martin en 2003 (oui, déjà! j'ai gardé les mails) concernant ce qu'on avait le droit d'écrire ou non comme texte de fiction, c'est à dire jusqu'à quel point peut-on se permettre d'être dans la peau de quelqu'un dont on décrit le métier par exemple (mais métier que l'on ne fait pas, que l'on ne connait pas), jusqu'à où en fait, puisque c'est de ça dont il s'agit, peut-on mentir...
    C'est tout à fait une grande partie de la polémique en ce moment sur le livre de Yannick Haenel "Jan Karski" (voir le blog de Pierre Assouline sur le monde.fr).

    Et aussi un clin d'oeil au fait que certains de mes textes sont trop personnels, et qu'en ce moment, pour moi, seul le fait d'être au plus proche de la réalité compte. Mais ça n'a pas toujours été le cas, j'ai aussi fait des textes de fiction! Je crois qu'ils n'ont pas le poids de la réalité cependant.

    Et comme certains textes ici ont été perçu par des lecteurs comme vrais, alors que rien ne dit qu'ils le sont, voila, le sujet me parait vraiment important.

    RépondreSupprimer
  11. @emmanuelle
    Je vois mieux ce que vous vouliez dire, merci.
    En réponse à votre dernier paragraphe: pour moi, priment la façon dont on reçoit ces textes,(donc l'écriture est très importante), et le fait qu'ils soient vraisemblables.(literature as a "suspension of disbelief").
    Tiens, si j'avais le temps je relirais bien "littérature et réalité" de Roland Barthes...

    Pour finir,deux citations de Camille Laurens: "La vie est la langiue étrangère de l'écrivain. Il y a d'excellents traducteurs, certes. Mais traduire, c'est trahir, tout le monde connait la formule. Les mots sont de parfaits Judas, on peut leur faire dire n'importe quoi, tout est une question de cadrage."

    "L'autre est un secret bien gardé par son corps et par ses mots".

    RépondreSupprimer