Une internaute m'écrit pour me demander si elle a le droit d'écrire ici, car elle a le sentiment que ce sont surtout des écrivains professionnels qui contribuent aux commentaires (ou aux exercices) ; elle me demande si "il y a des règles" et si elle a le droit de lire et d'écrire sur ce blog. Je lui réponds qu'à ma connaissance les intervenants écrivains professionnels sont en minorité et qu'il n'y a pas de règles.
Et ça me donne l'occasion de revenir sur quelque chose qui m'a longtemps pourri la vie, bien avant que je sois publié, et pendant un bon moment après qu'un de mes livres ait, pour la première fois, été lu par de nombreux lecteurs.
Longtemps, je me suis demandé si j'avais le "droit" de penser que j'étais écrivain.
"L'écrivain", pensais-je comme beaucoup de monde, "est un être à part. Le statut d'écrivain, on ne le décroche pas comme ça. Faut le mériter. On ne se décrète pas écrivain. Il faut au moins que ça soit décidé par une commission spéciale de l'Académie, ou quelque chose. Il faut que ça soit notoire et écrit dans les journaux. Il faut qu'un type comme Bernard Pivot (autrefois) ou François Busnel (en ce moment) le dise à la télévision en vous lançant un regard énamouré (si vous êtes, mettons, Juliette - pardon, Justine - Lévy) ou déférent (si vous êtes, au hasard, Philippe - pardon, Patrick - Poivre d'Arvor) - "Quand on lit votre livre on sait qu'on a affaire à un écrivain"... Bref, il faut que quelqu'un vous ait estampillé, et que ça ne soit ni votre mère, ni votre moitié, ni votre "gang" de copains/copines. Faut que ce soit O-FFI-CIEL."
Je ne dirais pas que, quand je pensais ça, j'étais "stupide" (ça voudrait dire que celles ou ceux qui le pensent le sont et que moi, je ne le suis plus) mais je dirai, sans hésiter, qu'on m'avait bourré le mou. A l'école, dans les journaux, à la radio, à la télé. Implicitement, on m'avait fait croire à quelque chose qui n'existe pas : le statut sacré de l'écrivain.
Il n'y a pas de statut sacré de l'écrivain, pas plus que pour les musiciens ou les acteurs ou les peintres. Il y a des personnes qui ont un goût ou des aptitudes pour une expression artistique et qui en font, ou non, un métier. Un de mes meilleurs amis est un pianiste extraordinaire. Mais il joue pratiquement toujours seul (ou avec des amis très proches) et ne donne jamais de concert. Mais il peut passer des heures à travailler une pièce de Schumann ou de Bach. Est-ce qu'il est "moins" musicien qu'un pianiste-concertiste professionnel ? A-t-il "moins le droit" de jouer du piano ? Non. Ce n'est, simplement, pas son métier. Jouer lui donne du plaisir (et en donne à ceux qui l'écoutent, croyez-moi), c'est la seule chose qui importe. Un autre de mes amis est médecin ET auteur-compositeur-interprète. Il joue et enregistre avec d'autres musiciens (qui ont un autre métier, car ça ne nourrit pas...). Et ils ont auto-produit leur premier disque. Vaut-il moins que le disque d'un chanteur publié par une grande maison ? A mes oreilles, non. Ce qu'il fait est beaucoup mieux que tout plein de chansons sans texte ni mélodie qu'on nous balance sur les ondes. Je suis bien content qu'il ne se demande pas s'il "a le droit" de composer et jouer.
Pour l'écriture, c'est encore plus vrai. Il y a plus de gens qui savent lire et écrire que de personnes qui savent lire la musique et en jouer.
Mais il en va de l'écriture comme de la musique : on ne publie pas comme ça, les éditeurs français ont beau être légion, ils reçoivent plus de manuscrits qu'ils ne peuvent en publier (et, si je peux me permettre cette opinion, la plupart en publie beaucoup trop...), ce qui rend la lisibilité de beaucoup de textes problématique. De plus, contrairement aux pays anglo-saxons, on publie peu de textes courts (nouvelles, poésie) en France, ce qui veut dire que ces formes qui, en Amérique ou en Angleterre, sont souvent des bancs d'essai pour nombre d'écrivains, n'existent pas ici.
Depuis quelques années, la possibilité de mettre des textes en ligne, sur un blog ou un site, a changé la donne. Un nombre très important de personnes écrivent et donnent à lire ce qu'elles écrivent.
Mais il faut avoir entendu ou lu ce que beaucoup (trop) de critiques et d'écrivains estampillés disent de l'écriture en ligne et des blogs. Le mépris et la méfiance à leur égard sont malheureusement très répandus en France, beaucoup plus qu'ailleurs. Toujours à cause de l'image sacrée de l'écrivain.
Est-ce que l'écriture en ligne a "moins de valeur" que l'écriture publiée ? Je n'en sais rien et à vrai dire ça ne me soucie pas. Je pense que c'est une question vaine. Et que cette question est significative d'une posture de classe.
Qui aurait donc le droit de dire "ça c'est bon, ça c'est mauvais" ? Sur quels critères ?
J'ai beau être un écrivain publié et lu (il y a des écrivains publiés qui ne le sont pas, et je mesure ma chance), je ne me sens pas de qualité particulière pour dire ce qui est bon ou ne l'est pas. Je peux dire "J'aime ou je n'aime pas, pour telle ou telle raison", mais c'est tout. C'est d'ailleurs ce que je fais pour parler des écrivains que je lis et que je n'aime pas. Je dis "Je n'aime pas et ça me tombe des mains", "ça m'a ennuyé", ou "c'est pas le genre de littérature qui me transporte". C'est subjectif, et ça ne concerne que moi. Car si des lecteurs ont aimé ce livre-là (ou aiment cet auteur-là), qui suis-je pour dire qu'ils ont tort ?
Je déteste entendre dire que Maurice Leblanc, qui était l'un des romanciers-feuilletonnistes les plus lus de son époque, "n'écrivait pas bien". Quand je le lisais, à l'adolescence, j'étais transporté par les aventures d'Arsène Lupin, qui me tenaient éveillé jusqu'au milieu de la nuit. Personne n'a le droit de dire qu'il n'écrivait pas bien, puisque,
nom de dieu, il me faisait lire !!!! (Vous entendez l'ogre Winckler rugir, là, j'espère ?)
Etre critique littéraire est un exercice difficile. A mon humble avis, les critiques devraient avoir pour mission de faire lire des textes en expliquant pourquoi (du point de vue du/de la critique) ces textes sont riches et gratifiants à la lecture et peuvent faire le bonheur des personnes qui se risqueront à les lire. Ils ne devraient pas se contenter(comme je l'ai vu faire par plusieurs critiques parlant du
Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis) de résumer le début d'un roman puis de parler des "qualités d'écriture" de l'auteur pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'ils ne l'ont pas lu en entier.
Ils ne devraient surtout pas "sacrer" un écrivain avant même que son dernier livre soit disponible comme le digne héritier de Flaubert, Proust ou Marguerite Duras, comme s'il s'agissait de désigner les membres de dynasties ou de lignées aristocratiques. Ils devraient, en bons professionnels, faire leur boulot, c'est à dire donner envie de lire des livres (et donner les clés pour les apprécier) plutôt qu'encenser des auteurs. L'écrivain sacralisé, "autorisé" (aux deux sens du terme) est un pur produit de la pensée la plus bourgeoise.
C'est cette sacralisation, entretenue par une partie de la critique (mais aussi par bon nombre d'enseignants, de journalistes et d'intellectuels auto-proclamés, hélas !) qui entretiennent chez le plus grand nombre l'idée qu'un écrivain est un être rare.
Or, non seulement c'est faux, mais c'est aussi profondément méprisant pour ceux qui écrivent et ne publient pas ou qui publient mais restent dans l'ombre, et qui, tout publiés qu'ils soient, ont un autre métier (ce qui est le cas de l'immense majorité) et ne se sentent pas "sacrés" du tout.
Personnellement, je n'ai pas envie d'être qualifié de sacré. Ca pourrit les relations humaines.
Tout ça pour dire (maintenant que j'ai vidé mon sac) que tout le monde a le droit d'écrire. Certains ont la chance de - ou l'entregent nécessaire pour - être publiés. Est-ce que ça les rend plus "écrivains" que les autres ? Non. Ca les rend seulement plus visibles.
N'oubliez jamais, vous qui lisez ceci, que tous les éditeurs publient des livres pour gagner de l'argent (et c'est bien naturel : comment pourraient-ils publier d'autres livres, sinon ?) et que leurs critères ne sont pas toujours la "qualité littéraire", bien subjective, des textes qu'on leur propose. En matière d'édition, beaucoup d'éditeurs préfèreront toujours le "coup" juteux (comme, je dis ça au hasard, les amours pseudo-autobiographiques d'un président et d'une princesse) au roman disséquant la société au scalpel.
L'écriture est un mouvement ET un travail ET un jeu ET un plaisir ET un casse-tête pour ceux/celles qui s'y adonnent profondément, qu'ils le fassent toute la semaine ou seulement le dimanche. J'ai écrit
La maladie de Sachs par épisodes, un chapitre à la fois, quand je n'avais pas de travail urgent (traduction ou article) à remettre, et ça m'a pris cinq ans. A l'époque, je doutais d'être un écrivain. Je me trompais. J'étais déjà un écrivain. Non parce que les muses de l'Olympe s'étaient penchées sur mon berceau, mais parce qu'écrire (ce bouquin ou mon journal ou des chroniques pour Télécâble Hebdo) était ma musique et le clavier, mon instrument. J'écoutais du jazz au casque, et j'avais le sentiment que le phrasé irrégulier de mon clavier faisait écho à celui de Bill Evans ou d'Oscar Peterson. J'ai eu la chance de pouvoir passer pro, puis de faire un livre/disque qui a très très bien marché. Et puis celle de toujours avoir eu des engagements pour donner mes concerts-livres suivants. Ca ne me rend pas un "meilleur écrivain" pour autant. Et puis "meilleur écrivain que qui, d'abord ?"
J'ai nommé ce lieu "blog pour "écrivants". Sur ce blog, qui n'est qu'une estrade au fond d'un bar enfumé, j'ai posé mon piano à écran et je joue pour qui veut écouter. Et toutes celles, tous ceux qui le désirent peuvent monter avec leur instrument, et participer à la jam-session.
A leur manière, avec leurs mots,
leurs mots qui valent ce qu'ils valent, mais justement, ce sont les leurs. (Merci, Mama Béa.)
Et ils sont les bienvenus.