dimanche 28 juin 2020

"Apprends à taper" - par Marc Zaffran et Martin Winckler

 Il y a quelques années, on m'a demandé d'écrire un texte sur "la sortie de l'enfance". J'ai écrit le texte suivant, dans lequel je dialogue avec le garçon que j'étais à 15 ans. 

Comme si nous avions une ligne téléphonique spéciale, transtemporelle. 


Moi en 2020 : 

-       Tu mâches tes mots, je t’entends pas bien.

Moi en 1970 : 

-       J’ai pris un coup sur la tronche. C’est ce con de…

-       Ah oui je me souviens… Tu l’as baffé dans la classe, entre deux cours de maths. Comme le prof était là, il n’a rien pu dire. Il a bouillu-fulminé pendant l’heure suivante, et après, à la sonnrie, il t’a coursé et t’a collé une trempe.

-       Ouais. J’ai la lèvre fendue, alors j’ai du mal à parler. Mais parlons d’autre chose. Je sais où j’en suis et j’aime pas ça. Toi, t’en es où ?

-       Que veux-tu dire ?

-       Tous les rêves que je me trimbale aujourd’hui à seize ans, est-ce que tu en a réalisé quelques-uns, à soixante-cinq ?

-       Je ne suis pas sûr. Je ne me souviens pas très bien de tes... de nos rêves.

-       Tu devrais relire ton journal.

-       Mon journal ? Ah, tu veux dire ton journal…

-       Tu n’écris plus dedans ?

-       Non, je ne tiens plus de journal depuis plusieurs années. J’écris ailleurs. Un site, deux blogs... 

-  De quoi tu parles ? 

- Ouh, c'est une longue histoire, il va falloir que tu attendes pour savoir... Et aussi,  accessoirement, des romans, des articles, des essais, des conférences… Des livres sur les séries télé. 

- Sur les séries télé ? Lesquelles ? 

- Ta préférée et plein d'autres... 

- Tu en as écrit beaucoup, des bouquins ? 

- Mmmhh... cinquante, par là…

-       Sans blague ? Moi qui ai du mal à finir une malheureuse nouvelle ! J'ai tout le mal du monde à dépasser trois pages... Comment t’as fait ?

-       J’ai... Tu ne vas pas cesser d’écrire. Tout le temps. Sur tout ce qui te travaille. Et à force d’écrire des bouts de textes, tu en feras de plus longs. Parfois en assemblant les bouts. Et puis tu les feras lire. A ton prof de français de première. 

- Vraiment ? 

- Oui, c'est un type formidable. Vous serez amis toute votre vie... 

- Waou... Ca me surprend. Je n'ai pas vraiment beaucoup d'amis... 

- Oui... Mais plus tard tu en auras, pas beaucoup, mais de très précieux. Et ça commencera juste après la fin du lycée. 

- Ah ben alors j'ai hâte que ce soit fini... Mais continue ton histoire. Comment t'as fait pour écrire tous ces livres ? 

- Eh bien, d'abord, j'ai écrit beaucoup et puis pendant mes études, j’ai envoyé des lettres à des journaux, ils les ont passées dans le courrier des lecteurs. Et plus tard, j’ai écrit à une revue, elles m'a embauché. Et plus tard, j’ai posté le manuscrit d’un roman, un éditeur l’a publié. Et il a publié les suivants. Et un jour, l’un d’eux a fait un carton.

-       Un carton ?

-       C’est devenu un best-seller. Sans crier gare. Personne n’en revenait, moi le premier.

-       Quel pot !

-       Tu l’as dit. Après, j’ai saisi cette chance et je ne l’ai plus lâchée. Ça va bientôt faire vingt ans. Je publie toujours.

-       Pourvou qué ça doure ! Tes romans, ils sont gros ?

-       Certains sont énormes. Ma blonde dit que j’écris des pavés.

-       Ta blonde ?

-       Ma compagne. On dit « blonde », au Québec.

-       Tu vis au Québec ?

-       Depuis plusieurs années.

-       Vous avez des enfants ?

-       Elle, non. Moi j’en ai eu six. Avec deux autres femmes.

-       Non !!! J’ai toujours pensé que je serais stérile !

-       Je me souviens de ça, c’est drôle. Tu vois comme on peut se tromper ! Mais bon, on avait nos raisons…

-       Ah bon ?

-       Yep. La peur de la sexualité, je pense.

-       (Grognement.) De toute manière avec ma gueule cassée… (Silence.) Et toi, à part pondre des pavés, tu fais quoi ?

-       J’ai été médecin pendant vingt-cinq ans. Trente-cinq si tu comptes les études, l’année de thèse, les remplacements...  

-       Comme Papa ?

-       Pas tout à fait. Il était spécialiste et il s’est reconverti en généraliste. J’ai fait l’inverse. Je me suis spécialisé dans la santé des femmes.

-       C’est quoi « la santé des femmes" ?... Non, non, laisse tomber, tu m’expliqueras une autre fois.

-       As you wish.  

-       Bon. Et… tu parles souvent l’anglais au Québec ?

-       Avec ma blonde, oui, elle est anglo. Je parlais beaucoup l’anglais au Centre de recherche où j’ai travaillé pendant trois ans.

-       Choueeeette ! Je disais ça au père de Benoît – tu te souviens de Benoît ?

-       Bien sûr ! Notre seul vrai copain des deux dernières années de lycée.

-       Eh bien l’autre jour je lui disais que je voulais faire de la recherche. Il m’a demandé quel genre, j’ai pas vraiment su lui répondre. Tu cherchais quoi, toi ?

-       A comprendre comment on transmet des valeurs morales en médecine. Comment on transmet la bienveillance, le respect…

-       Je vois. Enfin, non pas tout à fait, ça a l'air compliqué... 

-       Les principes sont simples. La pratique, en revanche…

-       Et pourquoi le Québec et pas les States ?

-       C’est une longue histoire. Et puis, les States, j’y suis déjà allé.  

-       Ah bon ? Quand ça ?

-       Quel jour on est, chez toi ?

-       Le… quinze juin soixante-dix.

-       Ah, tu n’as pas encore rencontré Jane.

-       Jane ?

-       La sœur américaine du frère d’Aline.

-       La quoi d'Aline ? Quelle Aline ? 

-       Aline B. Ta camarade de lycée.

-       Oui ? Et bien ?

-       L’été prochain, elle te proposera de passer la journée avec une Américaine.

-       Ah ouais ?

-       Et ça te donnera des idées.

-       Des… idées ?

-       Oui. Tu vas aller passer une année là-bas. Et ça changera ta vie.

-       Aux States ? Une année entière ?

-       Yep.

-       Comment ? Où ? Quand ? Dis-moi !!! 

-       Mmmhh. Je crois que je vais te laisser découvrir ça tout seul.

-       Oui, tu as peut-être raison. Mais… T’as pas au moins un tuyau à me donner ?

-       Si. Quand tu seras là-bas, apprends à taper.

-       Tu te fous de moi ? Si tu voyais ma gueule... J'ai pas envie d'apprendre à boxer. 

-       Mais non ! Apprends à taper à la machine.

-       O...kay. C'est vrai, ça serait chouette. Je vois Maman taper, c'est fascinant... 

-       Oui, on écrit plus, plus vite et avec plus de précision. Tu sauras répliquer quand il faut. Tu ne subiras plus les connards qui cognent. Tu écriras autant pour les autres que pour toi, des textes qui touchent et qui comptent. Tu écriras des pavés. Et certains feront du bruit dans la mare. Et certains feront du bien à beaucoup de gens. Et ça, ça vaut tous les cours de boxe.



samedi 13 juin 2020

Pourquoi je porte - et continuerai à porter - un masque - par Marc Zaffran/Martin Winckler




Comme la majorité de la population de Montréal qui n'était pas obligée d'aller travailler et de s'exposer, je suis resté confiné pendant près de trois mois. Ma blonde également. Elle travaille dans une administration fédérale. A partir de l'entrée en confinement (autour du 15 mars), elle a travaillé de chez nous.

Elle ou moi sortions de chez nous exclusivement pour faire des courses dans trois lieux bien précis : le supermarché de notre quartier rue Bélanger la pharmacie/bureau de postes près de la station Fabre, le marché (couvert, puis en plein air) près de la station Jean-Talon.

Il y a cinq semaines, nous nous sommes de plus mis à sortir quatre fois par jour pour promener Zoë, la chienne que nous avons adoptée. Nous la promenons dans les rues et dans l'un ou l'autre des parcs (nombreux à Montréal, et souvent équipés d'un enclos réservé aux chiens).

Peu de temps après le début du confinement, ma blonde s'est mise à coudre des chapeaux de bloc pour des équipes de soignantes de l'Ontario et du Québec. Elle a aussi cousu des masques en tissu pour nous deux et quelques-unes de nos proches.
Depuis, nous portons des masques chaque fois que nous entrons dans un espace fermé où se trouvent d'autres personnes - c'est à dire dans les magasins et, les rares fois que nous les empruntons depuis trois mois, dans les transports en commun.

Pourquoi est-ce que nous portons un masque ?
Pour deux raisons. La première est de nous protéger (même si cette protection est incomplète ) d'une personne qui pourrait être porteuse de virus sans le savoir. La seconde est de protéger les autres au cas où nous-mêmes serions (sans le savoir) porteuses de virus.
Pour ma blonde, le port d'un masque tombe sous le sens : elle a vécu un an en Corée du sud, où le port du masque est une marque de respect pour autrui quand on est soi-même malade. Elle sait depuis longtemps que ça n'a rien de choquant.

Pour moi, c'est parce que j'ai des symptômes intermittents qui pourraient passer pour des symptômes de Covid-19.
Depuis que le printemps s'est terminé et que l'été s'approche, j'éternue souvent : j'ai depuis quelques années une allergie saisonnière. Elle me pique les yeux, me bouche le nez de manière passagère, me fait ronfler la nuit un peu plus que d'habitude. Je sais que ces symptômes sont ceux de mon allergie mais je ne peux pas être sûr, bien entendu, que je ne contracterai pas aussi le virus. J'ai 65 ans depuis cette année. Même si je suis en très bonne santé pour mon âge, ça ne m'immunise pas pour autant.

Et je trouve désagréable d'éternuer quand je passe du chaud au froid ou quand je sors de mon logement pour aller dans le parc me promener avec Zoë ou quand je loue un véhicule de Communauto pour aller au marché Jean-Talon.

J'ai une troisième raison de porter un masque, alors que je vois beaucoup de personnes autour de moi (dans la rue, dans les magasins) ne pas le faire (et je ne porte pas de jugement sur elles, je ne fais que le constater). Je tiens à montrer qu'à mes yeux la situation n'est pas normale. Ni même "normalisée" alors que nous sortons du confinement et qu'il y a de plus en plus de monde dans les rues.

Je n'ai pas beaucoup souffert de la situation : je travaille chez moi la plupart du temps, j'ai un toit et des moyens, et ma compagne et moi nous entendons très bien (y compris depuis le confinement). Mais je suis solidaire des personnes qui se sont retrouvées enfermées dans de très mauvaises conditions - matérielles ou familiales, de celles qui ont été malades et le sont encore, de celles qui les ont soignées et se sont retrouvées en première ligne - et en sont tombées malades, ou en sont mortes, ou ont souffert et souffrent encore de burn-out, de toutes les personnes qui ont continué à travailler malgré la pandémie, de toutes celles qui sont en situation économique ou personnelle ou familiale précaire, difficile, ou insupportable à cause d'elle.

Ceci n'est pas une période simple.
Même si moi je ne l'ai pas trop mal vécue, je ne peux pas faire comme si de rien n'était.
Alors, depuis le début du confinement, même si le risque (d'être contaminé, de contaminer quelqu'un) était faible en ce qui me concerne, et même s'il est de moins en moins grand en ce moment, je n'ai pas voulu faire "comme si".

Et c'est aussi pour ça que je porte un masque, que je le porterai longtemps. C'est pour ça aussi que je respecte les conseils de distance physique, et que je me lave les mains.

Si ce n'est pas pour moi, c'est pour les autres : les personnes qui servent dans les magasins, les maraîchères au marché Jean-Talon, les conductrices d'autobus, les salariées qui vont ou reviennent du travail dans le métro, les mères qui sortent leurs enfants parce qu'ils n'en peuvent plus de rester dedans, les vendeuses de la pharmacie/bureau de poste qui me recommandent à l'entrée de me désinfecter les mains et de garder mes distances. Toutes les personnes qui m'entourent.

Avec mon masque j'ai le sentiment de dire : "Je vous respecte. Et si jamais je suis atteint et deviens contagieux, je ne vous contaminerai pas."
Mais je dis aussi :
"Je sais que la situation n'est pas la même pour tout le monde, j'en suis conscient, je ne me crois pas "hors d'atteinte", et je suis solidaire de celles et ceux qui n'ont pas la même chance ou les mêmes privilèges que moi."

Ce n'est pas grand-chose. J'aurais préféré avoir l'âge de participer aux soins.
Mais je crois que c'est par les contributions de toutes qu'on obtient les résultats les plus importants pour toutes.

Marc Zaffran/Martin Winckler





vendredi 5 juin 2020

Tout travail d'écriture mérite salaire - même si les éditeurs de sciences humaines pensent (et pratiquent) le contraire- par MW/MZ

NB : Désormais, sur ce blog, tous les termes qui désignent des personnes de toutes les genres sont utilisés sous leur forme féminine (et, le cas échéant, féminine-plurielle). 

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Juin 2020

Je reçois d'une professionnelle de santé-et-écrivante française une invitation à participer à un ouvrage collectif de sciences humaines, qu'elle dirige. Elle me propose de rédiger un article sur un problème que je connais relativement bien. 
Ce serait un long texte : 18 000 à 20 000 signes (autrement dit : 10 à 15 feuillets ou pages) - à rendre pour la fin du mois (dans trois semaines, donc). 

Je lui donne mon accord de principe, je demande à voir l'édition précédente de l'ouvrage (mon article est destiné à une 2e édition augmentée), je fais quelques remarques/suggestions et je lui demande combien mon texte sera rémunéré.

Entretemps, je me rends sur le site d'une librairie en ligne qui affiche le sommaire de l'ouvrage précédent. Les contributrices sont pour la plupart des universitaires, des enseignantes, des praticiennes libérales, des médeciennes, des professionnelles de santé hospitalières, des chercheuses salariées. 

Le lendemain, ma correspondante m'écrit  : 

"Concernant la rémunération - et je suis bien navrée d’être porteuse de mauvaise nouvelle - aucune n’est prévue. La bibliographe des auteurs fournie en fin d'ouvrage permet au lecteur d’aller plus loin dans lecture (j’ai bien conscience en écrivant ces lignes que notre dictionnaire ne va pas faire exploser le nombre de ventes de vos livres)."

Je lui réponds : 


J'ai regardé sur la version e-book de votre ouvrage la liste des contributrices et contributeurs et j'ai le sentiment que toutes (ou un grand nombre d'entre elles/eux) sont des hospitaliers, des chercheurs et universitaires. Publier fait partie de leurs fonctions rémunérées. Ce n'est pas mon cas. 

Je ne suis ni professeur ni salarié et je n'exerce plus la médecine. Ecrire n'est pas une activité annexe, c'est mon activité principale. Si je passe ma vie à écrire des livres ou des articles, c'est parce que ça me permet de gagner ma vie. 
D'un autre côté, je ne suis pas opposé à l'engagement bénévole : je m'y exerce couramment sur mes blogs et mon site et dans des activités associatives multiples. 

Mais cet ouvrage n'est pas une entreprise à but non lucratif : l'éditeur le vendra, les lectrices devront l'acheter et, en tant que directrice, vous êtes probablement rémunérée - ce qui n'est que justice. 

Alors, passer plusieurs jours en recherches et en écriture sur un texte de 10 à 15 feuillets avec pour toute gratification l'ajout d'une bibliographie succincte (alors que le public peut trouver l'intégrale gratuitement sur mon site), ce n'est, comme on dit au Québec, "pas correct". 

En vous remerciant de vous être adressée à moi, je me vois néanmoins au regret de décliner votre proposition.e
Très amicalement, 


Elle m'écrit une nouvelle fois : 

"Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la question du temps consacré en recherche et écriture qui mérite rémunération.
Étant entendu que [l'éditeur] ne réglera pas (c’est quasi certain car une personne que j’avais contactée lors de la première édition avait fait la même remarque que vous. Étonnement, il n’y en a eu qu’une), j’aimerais  chercher une solution de mon côté. 
Pourriez vous m’indiquer le montant estimé pour l’article [que je vous ai proposé de rédiger] ?"

Je lui écris en retour : 

"Merci de votre réponse
Chaque fois que j'ai dirigé des ouvrages collectifs (1) , j'ai exigé de l'éditeur que les auteurs/trices soient rémunérées. 
Si [votre éditeur]  ne paie pas, je ne veux pas être l'exception (c'est à dire que vous trouviez un financement pour me payer alors que les autres auteurs/trices ne le sont pas) car in fine, ce sera toujours un travail que l'éditeur obtiendra et exploitera sans rémunération. 
Par conséquent, je vous remercie beaucoup pour cette attention, qui me touche, et même si j'aurais aimé collaborer avec vous,  je préfère ne pas collaborer avec un éditeur qui a de telles pratiques."

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Que ce soit bien clair : il m'est arrivé à de très nombreuses reprises (plus que je ne peux en compter), depuis 20 ans, d'écrire sans être rémunéré : des articles, des préfaces en particulier, pour des associations ou des livres. Et de donner des conférences gratuitement. 

Je l'ai toujours fait volontiers : par solidarité, par engagement, par désir de soutenir une expérience ou un ouvrage dont je savais qu'ils ne seraient pas rémunérateurs. Comme une comédienne "installée" qui renonce à son cachet pour permettre à une jeune cinéaste de faire son premier film. 

Mais quand les commanditaires ont de l'argent, quand ce sont des entreprises qui prospèrent, il n'y a aucune raison de leur faire des cadeaux. Car c'est créer un précédent très défavorable aux intervenantes potentielles qui n'auraient pas mon "poids". Ainsi, je ne donne jamais de conférence sans cachet quand l'institution qui m'invite a les moyens de me rémunérer - je demande simplement d'être rémunéré comme n'importe quelle intervenante. 
Si ce dictionnaire doit avoir une 2e édition, c'est que la 1ère s'est bien vendue. Il n'y a donc aucune raison que je travaille gratuitement pour une maison d'édition qui fait du profit.

C'est d'autant plus important à souligner qu'en France, beaucoup d'éditeurs de sciences humaines fonctionnent de cette manière : les autrices sont payées au lance-pierre, ou ne sont pas payées du tout parce que pour une enseignante ou un chercheuse, une publication est une plume de plus à son panache - ça ne l'enrichit pas, mais ça met son CV en valeur. L'éditeur, lui, encaisse. 

Or, cette manière de procéder est insupportable et malhonnête. Toute autrice passe du temps à rédiger - qu'il s'agisse d'articles, de chapitres ou de livres entiers. Ecrire n'est pas un passe-temps. C'est un travail. Et les éditeurs savent parfaitement ce qu'ils peuvent tirer, financièrement, d'un livre collectif qui constituera la  "somme" (temporaire) ou l'ouvrage de référence autour d'une question donnée. La rémunération des autrices devrait donc toujours faire partie de leur budget. 

(Dans la plupart des autres pays d'Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord, il ne vient à l'idée d'aucune revue, institution ou maison d'édition de demander un texte ou une conférence sans rémunération... Mais ici, il s'agit de la France. Longtemps, écrire fut un privilège réservé aux riches et, par un curieux glissement, on laisse entendre encore aujourd'hui qu'être publié est un "honneur" qui se suffit à lui-même... Plus ancien régime que ça, je meurs.) 

Je ne jetterai pas la pierre aux contributrices de livres de sciences humaines qui écrivent sans demander de rémunération. (Je ne parle pas des revues savantes, qui ont un tout autre mode de fonctionnement.) Chaque situation, chaque personne est différente, et leurs motivations pour donner des textes sans contrepartie sont probablement très diverses. 

Néanmoins, je leur ferai remarquer qu'en n'exigeant pas, individuellement ou collectivement, d'être rémunérées, elles acceptent de laisser entendre que leur écriture n'a pas valeur de travail

Elles suggèrent également que publier compte somme toute plus que payer son loyer. 

Cependant, parmi les contributrices à un ouvrage collectif, il y a des personnes mieux loties que d'autres. Certaines, de par leur situation enviable, peuvent se permettre d'écrire gratuitement parce que leurs revenus sont déjà très élevés. 

Celles-là font mine d'ignorer ou d'oublier que leurs collègues moins bien loties font les frais de leur "générosité". Car ces "pointures" auraient le poids suffisant pour exiger d'être rémunérées - et imposer une rémunération pour toutes les contributrices. Encore leur faudrait-il adopter une éthique de solidarité... 

Mais en n'exigeant pas de salaire pour leur écriture (et pour tout le monde), elles contribuent à pérenniser un système dans lequel des maisons d'édition construisent leur fonds éditorial sur du travail gratuit. Elles en sont donc complices. 

Et il ne faut pas oublier que lorsqu'un organisateur de congrès, un éditeur ou un producteur invite des "personnalités" et un escadron de chercheuses anonymes à participer à ses tables rondes, à ses livres ou à ses émissions, c'est toujours, et avant tout pour se faire briller et pour y trouver son profit. 
Pas pour les beaux yeux des participantes. 

Or, gagner de l'argent sur le dos de travailleuses non payées, ça porte un nom. 

Je ne vous ferai pas l'insulte de rappeler lequel. 

Martin Winckler/Marc Zaffran 


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(1) Petites précisions sur mes activités passées de (co-)directeur d'ouvrage/directeur de collection : 

Pour mon premier recueil collectif en tant que co-directeur (Les nouvelles séries, en collaboration avec Alain Carrazé - Les Belles Lettres/Huitième Art, 1997), aucune contribution n'a été rémunérée mais il s'agissait quasiment d'un travail militant... Il y avait très peu de livres sur les séries à l'époque - et la plupart avaient été publiés par Huitième Art, maison constamment au bord du dépôt de bilan...)  

En 1998, le succès de La Maladie de Sachs m'a donné le poids nécessaire pour que lors de tous les ouvrages collectifs que j'ai dirigés par la suite, les autrices soient rémunérées de manière décente. 
(Ce sont : 
Le Guide Totem des séries, en collaboration avec Christophe Petit (Larousse, 1999)
Les Miroirs obscurs (Le Diable Vauvert, 2005) 
Noirs Scalpels (Le cherche midi, coll. "Néo", 2005) 
Le Meilleur des séries (Hors Collection, 2007)
et L'année des séries 2008, en collaboration avec Marjolaine Boutet (Hors Collection, 2008). 

En 2005-2007, j'ai dirigé "La Santé en questions", une collection de courts livres pour les éditions Fleurus. Les a-valoir, très convenables, étaient les mêmes pour toutes les autrices. C'était une bonne petite collection, et je reste très fier de l'avoir coordonnée même si elle n'a pas duré. Toutes les autrices ont été heureuses de contribuer - pour plusieurs, c'était leur premier livre. 

Au début des années 2010, un éditeur de sciences humaines m'a proposé de diriger une collection de livres consacrés aux séries télévisées. Le tarif proposé pour chaque livre (et donc, chaque autrice) était tellement scandaleux que j'ai refusé d'y participer.